← Retour

L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques

16px
100%

CROISADE DE LOUIS VII. Bataille du Méandre.
1148.

La route que le Roi devait prendre pour aller d'Éphèse à Laodicée suit le fleuve du Méandre, qui coule entre des montagnes escarpées; il est large et profond, même quand il n'y a pas de crue, et en ce moment il était fort grossi par des pluies abondantes. Le Méandre arrose une vallée assez large, et ses deux rives présentent l'une et l'autre un chemin facile à une troupe nombreuse. Les Turcs s'établirent sur ces deux rives, espérant accabler de flèches notre armée, inquiéter sa marche et défendre les gués du fleuve; s'ils étaient battus, ils savaient qu'ils pouvaient se retirer dans les montagnes. Quand nous arrivâmes en ces lieux, nous vîmes que les Turcs occupaient les montagnes, que d'autres qui étaient dans la plaine se préparaient à harceler l'armée, et que d'autres enfin étaient rassemblés sur l'autre rive, pour nous disputer le passage du fleuve. Le roi mit alors les bagages et les malades au centre de l'armée, plaça les hommes d'armes en avant, en arrière et sur les flancs, s'avança ainsi en sûreté, mais ne fit que peu de chemin en deux jours; les Turcs nous suivaient sur notre flanc, et retardaient notre marche en nous harcelant bien plus qu'en combattant, car ils se hâtaient de fuir, mais ils étaient ardents à nous poursuivre. Comme nous étions continuellement et insolemment harcelés par eux et qu'ils nous échappaient sans cesse en fuyant promptement, le roi, ne pouvant les obliger ni à le laisser en repos ni à combattre, se décida à passer le Méandre. Comme il ne connaissait pas les gués et que les Turcs gardaient les passages, c'était une entreprise pleine de dangers. Le second jour de la marche, vers midi, une partie des Turcs se porta à la suite de notre armée, et le reste sur le fleuve, à un point où nous pouvions facilement entrer dans l'eau, mais où nous devions trouver des difficultés pour en sortir et les attaquer. Alors, ils envoyèrent trois des leurs lancer des flèches sur les nôtres, et au moment où nous tirions nos arcs, les deux troupes ennemies poussèrent de grands cris, et leurs émissaires s'enfuirent. Aussitôt les illustres comtes Thierry de Flandre et Guillaume de Mâcon se jetèrent à leur poursuite, franchirent une rive escarpée, au milieu d'une grêle de flèches, et mirent en déroute les Turcs plus vite que je ne puis le dire; pendant ce temps, et tout aussi heureusement, le roi se lançant de toute la vitesse de son cheval contre les Turcs qui attaquaient l'arrière-garde, les dispersa, et obligea de fuir dans les gorges des montagnes ceux qui avaient d'assez bons chevaux pour échapper à sa poursuite. Nos deux attaques avaient complétement réussi; les deux rives du fleuve et les montagnes étaient couvertes de morts. Un émir fut pris et amené au roi, qui l'interrogea et le fit tuer... En continuant la route que nous suivions, nous approchions des limites des territoires des Grecs et des Turcs, mais les uns et les autres étaient nos ennemis. Les Turcs, pleurant leurs morts, firent appel aux peuples des environs pour venir se venger de nous et nous attaquer en plus grand nombre; mais nous entrâmes le troisième jour à Laodicée, ne craignant pas leurs insolents projets... Le gouverneur de Laodicée, soit qu'il eût peur du roi à cause du crime qu'il avoit commis [113], soit qu'il voulût nous nuire d'une autre manière, fit sortir de la ville tout ce qui pouvait nous être utile, et ne voulant pas employer une ruse déjà connue, il prépara une autre trahison aussi funeste. Ce misérable savait que de Laodicée à Satalie, où nous ne parvînmes qu'après quinze jours de marche, il ne nous serait pas possible de trouver des vivres, et que nous devions dès lors mourir de faim si nous ne parvenions pas à nous en procurer à Laodicée; il fit donc enlever de la ville toutes les provisions qui s'y trouvaient et obligea les habitants à en sortir... On résolut d'aller à la recherche des habitants qui s'étaient enfuis dans les gorges des montagnes, de faire la paix avec eux et de les ramener ainsi que leurs provisions; mais ce projet ne put s'exécuter qu'en partie. On trouva bien les habitants, mais ils ne voulurent pas revenir, et, après avoir perdu toute une journée, on sortit de Laodicée, ayant toujours les Grecs et les Turcs près de nous en avant et en arrière de l'armée. Les montagnes que nous traversions étaient encore couvertes du sang des Allemands [114], et nous avions devant nous les mêmes ennemis qui les avaient massacrés. Le roi, éclairé par le sort de ceux qui l'avaient précédé, et dont il voyait les cadavres, mit son armée en bataille.

Vers le milieu de notre seconde journée de marche, nous arrivâmes devant une montagne très-haute et bien difficile à franchir. Le roi voulait employer toute la journée à la traverser et était décidé à ne pas s'y arrêter pour dresser ses tentes. Ceux qui arrivèrent les premiers, Geoffroy de Rancogne et l'oncle du roi, Jean de Maurienne, ne trouvant pas d'obstacles et oubliant le roi, qui veillait sur l'arrière-garde, franchirent la montagne et dressèrent leurs tentes de l'autre côté, pendant que le reste de l'armée était encore loin. Cette montagne était escarpée et rocheuse; il fallait la gravir par une pente très-roide; sa cime semblait toucher les cieux, et un torrent qui coulait dans le fond de la vallée semblait toucher l'enfer. Tout le monde s'amoncela sur le même point, se pressant, s'arrêtant et oubliant les chevaliers qui étaient en avant; les bêtes de somme tombaient du haut des rochers et entraînaient dans leur chute jusqu'au fond de l'abîme tous ceux qu'elles rencontraient. Des blocs de rocher qui se déplaçaient occasionnaient aussi de grands malheurs, et ceux des nôtres qui se dispersaient pour trouver de meilleurs chemins couraient le risque de tomber ou d'être entraînés par les autres.

Les Turcs et les Grecs lançaient des flèches pour empêcher ceux qui étaient tombés de se relever; puis ils se réunirent pour attaquer cette foule en désordre, se réjouissant de ce qu'ils voyaient, car ils espéraient en tirer un grand avantage avant la nuit. Le jour finissait, et le défilé se remplissait de plus en plus des débris de notre armée. Excités par ces premiers succès, nos ennemis, plus audacieux, attaquent notre corps d'armée, car ils ne craignent plus l'avant-garde et ne voient pas encore l'arrière-garde. Ils frappent donc et tuent, et le pauvre peuple, sans armes, tombe ou fuit comme un troupeau de moutons. L'immense clameur qui s'éleva jusqu'aux cieux arriva aussi aux oreilles du roi; il fit alors tout ce qu'il pouvait, mais le ciel ne lui envoya d'autre secours que la nuit, qui mit quelque terme à nos maux. Pendant ce temps, en ma qualité de moine, je ne pouvais que prier Dieu ou encourager les autres à se bien battre; on m'envoya auprès de l'avant-garde: je dis ce qui se passait. Tous, consternés, coururent à leurs armes, et voulurent revenir en arrière; mais l'âpreté des lieux et les ennemis qui s'étaient portés au devant d'eux les empêchaient d'avancer. Pendant ce temps, le roi était seul au milieu de ce danger avec quelques barons; il n'avait auprès de lui ni chevaliers soldés ni écuyers armés d'arcs, car il ne s'était pas préparé pour traverser ces défilés, et il avait été convenu qu'on ne les passerait que le lendemain. Le roi, oubliant sa propre vie pour sauver ceux que l'ennemi tuait en foule, franchit les derniers rangs, et lutta vigoureusement contre les Turcs, qui attaquaient avec acharnement le corps du milieu; il combattit avec la plus grande témérité contre ces infidèles, cent fois plus forts que lui et qui de plus avaient tout l'avantage du terrain; les chevaux en effet, sur ce terrain en pente ne pouvaient pas courir, et comme il était impossible de charger vivement, les coups étaient moins assurés; les nôtres frappaient de leurs lances avec vigueur, mais sans être aidés par la course de leurs chevaux, et pendant ce temps l'ennemi lançait ses flèches à l'abri des arbres et des rochers.

Cependant les nôtres, dégagés par le roi, se retiraient avec leurs bagages, abandonnant le roi et les barons, exposés à tout le danger. Si Dieu ne nous en avait donné l'exemple, nous déplorerions que les maîtres se fissent tuer pour sauver leurs serviteurs. Les plus belles fleurs de la France périrent dans ce combat avant d'avoir porté leurs fruits dans la ville de Damas. Ce récit me fait pleurer amèrement et gémir du plus profond de mon cœur. Un homme sage trouvera cependant une consolation en pensant que le souvenir de leur courage durera autant que le monde, et qu'étant morts avec une foi ardente et purifiés de leurs erreurs, ils ont obtenu la couronne du martyre. Ils combattent donc, et chacun d'eux, pour venger au moins sa mort, tue tout autour de lui des masses d'ennemis; mais les Turcs reviennent sans cesse et toujours plus nombreux; ils tuent les chevaux, qui aidaient au moins les chevaliers à supporter le poids de leur armure. Obligés ainsi de combattre à pied, les chevaliers revêtus de leur armure se précipitent au plus épais de l'ennemi, où ils se noient comme dans la mer; puis, séparés les uns des autres, ils sont bientôt tués et dépouillés.

Au milieu de cette mêlée, l'escorte du roi, peu nombreuse, mais illustre, se sépara de sa personne; quant à lui, il conserva son courage de roi, et, agile et vigoureux, il saisit les branches d'un arbre que Dieu avait mis là pour son salut, et s'élança sur le haut d'un rocher. Les ennemis, en grand nombre, coururent à sa poursuite pour le faire prisonnier; d'autres, plus éloignés, l'accablaient de leurs flèches. Mais Dieu permit que sa cuirasse résistât aux flèches, et il put défendre son rocher, avec son épée rouge de sang, en coupant les mains et les têtes d'un grand nombre de Turcs. Convaincus qu'il serait difficile de le prendre et ne sachant pas à qui ils avaient affaire, craignant aussi que de nouveaux combattants n'arrivassent à son secours, les Turcs renoncèrent à attaquer le roi, et allèrent enlever les dépouilles du champ de bataille.

Le gros de l'armée, qui s'avançait avec les bagages, n'avait pas fait beaucoup de chemin, car plus il arrivait de monde, plus la marche de cette foule, au milieu des défilés, devenait difficile et lente. Le roi, après avoir cheminé quelque temps à pied, rejoignit l'armée, remonta à cheval, et continua sa route par une soirée obscure. Enfin, les chevaliers de l'avant-garde arrivèrent tout haletants; lorsqu'ils virent le roi seul, couvert de sang et harassé de fatigue, ils gémirent, comprenant ce qui s'était passé sans avoir besoin de le demander, et pleurèrent amèrement la mort des compagnons du roi, qui étaient plus de quarante. Cependant ceux qui survivaient étaient encore nombreux et pleins de courage; mais la nuit était venue, et l'autre coté de la profonde vallée était couvert d'ennemis, de sorte qu'il n'était pas possible de les attaquer. Les chevaliers se réunirent vers la tente du roi, et au milieu de leur douleur ils avaient la consolation de voir leur seigneur sain et sauf. Personne ne dormit pendant cette nuit, chacun attendant quelqu'un des siens, qu'il ne devait plus revoir, ou accueillant avec joie ceux qui revenaient dépouillés et ne s'affligeant pas de ce qu'ils avaient perdu. Tout le peuple disait que Geoffroy de Rancogne devait être pendu pour ne pas avoir suivi les ordres du roi; le peuple aurait voulu que l'on pendît également l'oncle du roi, qui était aussi coupable que Geoffroy; mais Jean de Maurienne le sauva: tous deux étaient coupables, mais comme on ne pouvait punir l'oncle du roi, il était impossible de condamner l'autre.

Le jour du lendemain ayant paru, sans dissiper toutefois les ténèbres de notre tristesse, nous permit de voir les Turcs joyeux, couverts de nos dépouilles et occupant les montagnes avec des forces considérables. Les nôtres, dépouillés de leurs biens et pleurant leurs compagnons morts, devinrent prudents, mais trop tard, se rangèrent en bon ordre et se tinrent sur leurs gardes... Déjà la faim tourmentait les chevaux qui n'avaient plus à manger depuis quelques jours qu'un peu d'herbe; les vivres commençaient aussi à manquer aux hommes, et nous avions à faire douze journées de marche. Les Turcs, comme les bêtes féroces dont la cruauté augmente quand elles ont goûté le sang, nous harcelaient avec plus d'ardeur depuis qu'ils avaient commencé à nous enlever du butin. Le maître du Temple, Éverard des Barres, d'une grande piété et d'un courage qui servait de modèle aux chevaliers, résistait avec ses frères à l'ennemi, défendant vigoureusement ce qui appartenait à eux et aux autres.

Le roi les imitait volontiers et voulait que toute l'armée suivît ce noble exemple, parce qu'il savait que si les forces sont abattues par la faim, le courage ranime les cœurs. Il fut donc décidé que, dans ce péril, tout le monde s'unirait fraternellement avec les frères du Temple, riches et pauvres jurant de ne point abandonner le camp et d'obéir ponctuellement aux maîtres qu'on leur donnerait. On reconnut pour maître un nommé Gilbert, auquel on donna des adjoints, et Gilbert mit sous les ordres de chacun d'eux cinquante chevaliers. Il leur fut ordonné de résister aux attaques des Turcs, qui nous harcelaient sans relâche, et d'obéir à l'ordre de revenir sur-le-champ en arrière quand ils auraient fait une certaine résistance et qu'on les rappellerait. On leur assigna la place qu'ils devaient occuper, afin que celui qui devait être au premier rang ne se trouvât pas au second, et qu'il n'y eût pas de désordre. Ceux que la nature ou la mauvaise fortune de la guerre avait mis à pied, beaucoup de nobles en effet ayant perdu leur argent et leurs chevaux marchaient contre leur usage avec la piétaille, furent placés à l'arrière-garde et armés d'arcs afin de pouvoir riposter aux flèches de l'ennemi. Le roi voulait se soumettre à cette loi générale d'obéissance; mais personne n'osa lui donner un autre ordre que celui d'avoir avec lui un corps nombreux de chevaliers, et, en sa qualité de maître et protecteur de tous, de se porter avec ce corps au secours des points les plus faibles.

Nous marchâmes en avant, suivant la règle établie; nous descendîmes des montagnes, joyeux d'entrer dans la plaine, et protégés par nos défenseurs, nous supportions sans éprouver de perte les attaques de nos insolents ennemis. Nous arrivâmes à deux rivières éloignées d'un mille l'une de l'autre et très-difficiles à traverser à cause des marais profonds au milieu desquels elles coulaient. La première étant franchie, on attendit sur l'autre rive que l'arrière-garde eût passé, et pendant ce temps nous tirions de la vase les pauvres bêtes de somme qui s'y enfonçaient. Enfin les derniers chevaliers et la piétaille passèrent pêle-mêle avec les Turcs, mais sans éprouver de perte, parce qu'on se défendait mutuellement et avec beaucoup de courage.

On se dirigea vers la seconde rivière, et il fallait passer entre deux rochers, du haut desquels nous pouvions être criblés de flèches. Les Turcs s'élancèrent vers ces rochers, mais nos chevaliers s'établirent avant eux sur l'un des deux; les Turcs occupèrent l'autre, mais notre piétaille les en chassa tout de suite. Pendant qu'ils étaient ainsi jetés en bas du rocher, quelques chevaliers pensèrent qu'on pouvait les tourner entre les deux rivières et leur couper la retraite. Le maître leur en donna la permission, et ils attaquèrent les Turcs; un grand nombre poussés dans les marais y trouva à la fois la mort et un tombeau. Pendant que les nôtres, furieux, massacraient les fuyards et les poursuivaient sans relâche, la faim leur semblait moins vive et la journée plus heureuse.

Les Turcs et les Grecs s'y prenaient de plusieurs manières pour nous anéantir, et, autrefois ennemis, ils s'étaient réunis dans ce but. Ils emmenaient leur bétail, brûlaient et détruisaient tout ce qu'ils ne pouvaient pas emporter. Aussi nos chevaux, épuisés de faim et de fatigue, tombaient sur le chemin avec ce qu'ils portaient, tentes, vêtements, armes; nous brûlions tous ces objets afin que l'ennemi ne s'en emparât point; on ne conservait que ce que les pauvres pouvaient emporter. L'armée se nourrissait de chair de cheval et n'en manquait pas; les chevaux qui ne pouvaient plus servir au transport servaient à nourrir les hommes, et tous mangeaient de la chair de cheval, même les riches, qui y ajoutaient de la farine cuite sous la cendre. C'est ainsi que les souffrances de la faim furent apaisées, et grâce à notre association fraternelle, nous battîmes quatre fois les Turcs; enfin à force de soins et de prudence nous pûmes arriver à Sattalie.

Odon de Deuil, Histoire de la Croisade de Louis VII; traduit par L. Dussieux.

Odon de Deuil, chapelain de Louis VII, accompagna le roi en Orient, et écrivit l'histoire de son expédition. A son retour, il fut nommé abbé de Saint-Denis, après la mort de Suger.

Chargement de la publicité...