L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
SALADIN PREND JÉRUSALEM.
1187.
«Jérusalem, dit Ibn-Alatir, était alors une ville très-forte. L'attaque eut lieu par le côté du nord, vers la porte d'Amoud ou de la Colonne. C'est là qu'était le quartier du sultan. Les machines furent dressées pendant la nuit, et l'attaque eut lieu le lendemain (20 régeb). Les Francs montrèrent d'abord une grande bravoure. De part et d'autre cette guerre était regardée comme une affaire de religion. Il n'était pas besoin de l'ordre des chefs pour exciter les soldats; tous défendaient leur poste sans crainte; tous attaquaient sans regarder en arrière. Les assiégés faisaient chaque jour des sorties et descendaient dans la plaine. Dans une de ces attaques, un émir de distinction ayant été tué, les musulmans s'avancèrent tous à la fois, et comme un seul homme, pour venger sa mort, et mirent les chrétiens en fuite; ensuite ils s'approchèrent des fossés de la place, et ouvrirent la brèche. Des archers postés dans le voisinage repoussaient à coups de traits les chrétiens de dessus les remparts, et protégeaient les travailleurs. En même temps on creusait la mine; quand la mine fut ouverte, on y plaça du bois; il ne restait qu'à y mettre le feu. Dans ce danger, les chefs des chrétiens furent d'avis de capituler [128]. On députa les principaux habitants à Saladin, qui répondit: «J'en userai envers vous comme les chrétiens en usèrent avec les musulmans quand ils prirent la ville sainte, c'est-à-dire que je passerai les hommes au fil de l'épée, et je réduirai le reste en servitude; en un mot je rendrai le mal pour le mal.» A cette réponse, Balian [129], qui commandait dans Jérusalem, demanda un sauf-conduit pour traiter lui-même avec le sultan. Sa demande fut accordée; il se présenta à Saladin, et lui fit des représentations. Saladin se montrant inflexible; il s'abaissa aux supplications et aux prières. Saladin demeurant inexorable, il ne garda plus de ménagement et dit: «Sachez, ô sultan, que nous sommes en nombre infini, et que Dieu seul peut se faire une idée de notre nombre. Les habitants répugnent à se battre parce qu'ils s'attendent à une capitulation, ainsi que vous l'avez accordée à tant d'autres. Ils redoutent la mort et tiennent à la vie, mais si une fois la mort est inévitable, j'en jure par le Dieu qui nous entend, nous tuerons nos femmes et nos enfants, nous brûlerons nos richesses, nous ne vous laisserons pas un écu. Vous ne trouverez plus de femmes à réduire en esclavage, d'hommes à mettre dans les fers. Nous détruirons la chapelle de la Sacra et la mosquée Alacsa, avec tous les lieux saints. Nous égorgerons tous les musulmans, au nombre de 5,000, qui sont captifs dans nos murs. Nous ne laisserons pas une seule bête de somme en vie. Nous sortirons contre vous, nous nous battrons en gens qui défendent leur vie. Pour un de nous qui périra, il en tombera plusieurs des vôtres. Nous mourrons libres ou nous triompherons avec gloire.» A ces mots, Saladin consulta ses émirs, qui furent d'avis d'accorder la capitulation. «Les chrétiens, dirent-ils, sortiront à pied, et n'emporteront rien sans nous le montrer. Nous les traiterons comme des captifs qui sont à notre discrétion, et ils se rachèteront à un prix qui sera déterminé.» Ces paroles satisfirent entièrement Saladin. Il fut convenu avec les chrétiens que chaque homme de la ville, riche ou pauvre, payerait pour sa rançon 10 pièces d'or, les femmes 5, et les enfants de l'un et l'autre sexe 2. Un délai de quarante jours fut accordé pour le payement de ce tribut. Passé ce terme, tous ceux qui ne se seraient pas acquittés seraient considérés comme esclaves. Au contraire, en payant le tribut on était libre sur-le-champ et l'on pouvait se retirer où l'on voulait. A l'égard des pauvres de la ville, dont le nombre fut fixé par approximation à 18,000, Balian s'obligea à payer pour eux 30,000 pièces d'or. Tout étant ainsi convenu, la ville sainte ouvrit ses portes, et l'étendard musulman fut arboré sur ses murs. On était alors au vendredi 24 de régeb (commencement d'octobre 1187) [130].»
Saladin fit ensuite, avec ses troupes, son entrée dans Jérusalem. Emad-Eddin rapporte que «ce jour fut pour les musulmans comme un jour de fête. Le sultan fit dresser hors de la ville une tente pour y recevoir les félicitations des grands, des émirs, des sophis et des docteurs de la loi. Il s'y assit d'un air modeste et avec un maintien grave. La joie brillait sur son visage, car il espérait tirer un grand honneur de la conquête de la ville sainte. Les portes de sa tente restèrent ouvertes à tout le monde, et il fit de grandes largesses. Autour de lui étaient les lecteurs, qui récitent les préceptes de la loi, les poëtes qui chantent des vers et des hymnes. On lisait les lettres du prince qui annonçaient cet heureux événement; les trompettes les publiaient; tous les yeux versaient des larmes de joie; tous les cœurs rapportaient humblement ces succès à Dieu; toutes les bouches célébraient les louanges du Seigneur.»
Une foule de savants et de dévots étaient accourus des contrées voisines pour être témoins de la prise de Jérusalem. L'historien Emad-Eddin, qui depuis quelque temps était malade à Damas, rapporte lui-même qu'à la première nouvelle du siége de Jérusalem, il ne se sentit plus de mal et accourut en toute hâte pour prendre part à la joie commune. Il arriva le lendemain de la capitulation. Comme il passait pour être fort éloquent, ses amis se pressèrent autour de lui pour lui demander des lettres qu'ils voulaient envoyer à leurs parents et à leurs amis. Le premier jour il en écrivit soixante-dix [131].
Pendant ce temps, les chefs des chrétiens évacuaient la ville. Ibn-Alatir cite d'abord une princesse grecque, qui menait dans Jérusalem la vie monastique, et à qui Saladin permit de se retirer avec sa suite et ses richesses. Telle était sa douleur, suivant l'expression d'Emad-Eddin, que les larmes coulaient de ses yeux comme les pluies descendent des nuages. On vit ensuite paraître la reine de Jérusalem, dont le mari était alors captif entre les mains du sultan, et qui alla le rejoindre à Naplouse; puis s'avança la veuve de Renaud, seigneur de Carac, dont le fils était aussi prisonnier. La mère en se retirant demanda la liberté de son fils; le sultan y mit pour condition qu'on lui livrerait Carac. Comme cette condition ne fut pas remplie, sa demande fut rejetée. Enfin, on vit sortir le patriarche, emportant avec lui les richesses des églises et des mosquées.
Le patriarche avait enlevé tous les ornements d'or et d'argent qui couvraient le tombeau du Messie. Voyant qu'il emportait ces richesses, l'historien Emad-Eddin dit au sultan: «Voilà des objets pour plus de 200,000 pièces d'or; vous avez accordé sûreté aux chrétiens pour leurs effets, mais non pour les ornements des églises. Laissons-les faire, répondit le sultan; autrement ils nous accuseraient de mauvaise foi. Ils ne connaissent pas le véritable sens du traité. Donnons-leur lieu de se louer de la bonté de notre religion.» En conséquence, on n'exigea du patriarche que 10 pièces d'or, comme pour tous les autres.
Les chrétiens qui étaient en état de payer sortirent successivement de la ville. On avait placé aux portes des gens chargés de recevoir le tribut. Ibn-Alatir se plaint de la cupidité des émirs et de leurs subalternes, qui, au lieu de remettre cet argent au sultan, en détournèrent une partie à leur profit. «S'ils s'étaient conduits fidèlement, dit-il, le trésor eût été rempli. On avait estimé le nombre des chrétiens de la ville en état de porter les armes à 60,000, sans compter les femmes et les enfants. En effet, la ville était grande et la population s'était accrue des habitants d'Ascalon, de Ramla et des autres villes du voisinage. La foule encombrait les rues et les églises, et l'on avait peine à se faire place. Une preuve de cette multitude, c'est qu'un très-grand nombre payèrent le tribut et furent renvoyés libres. Il sortit aussi 18,000 pauvres, pour lesquels Balian avait donné 30,000 pièces d'or; et pourtant il resta encore 16,000 chrétiens qui faute de rançon furent faits esclaves. C'est un fait qui résulte des registres publics et sur lequel il ne peut pas rester d'incertitude. Ajoutez à cela qu'un grand nombre d'habitants sortirent par fraude, sans payer le tribut. Les uns se glissèrent furtivement du haut des murailles à l'aide de cordes; d'autres empruntèrent à prix d'argent des habits musulmans, et sortirent sans rien payer. Enfin, quelques émirs réclamèrent un certain nombre de chrétiens comme leur appartenant, et touchèrent eux-mêmes le prix de leur rançon [132]. En un mot, ce ne fut que la moindre partie de cet argent qui entra au trésor.»
Il avait été stipulé que les chrétiens laisseraient en sortant leurs chevaux et leurs armes; aussi la ville s'en trouva remplie. Emad-Eddin rapporte sur ce même sujet que les chrétiens vendirent en partant leurs meubles et leurs effets; mais ce fut à si bas prix qu'ils semblaient les donner. Les chrétiens en sortant avaient la liberté d'aller où ils voulaient; les uns se rendirent à Antioche et à Tripoli, d'autres à Tyr; quelques-uns en Égypte, où ils s'embarquèrent à Alexandrie pour les pays d'Occident. Au rapport de l'historien des patriarches d'Alexandrie, Saladin montra en cette occasion les égards et les sentiments les plus généreux. Il donna aux fugitifs une escorte qui les protégea sur toute la route; ceux, entre autres, au nombre de cinq cents, qui se rendirent à Alexandrie furent défrayés de toute dépense. Comme en ce moment il ne se trouvait pas à Alexandrie de navire qui pût les emmener, ils attendirent une occasion favorable. Leur séjour en Égypte fut de plus de six mois. Saladin voulut qu'on fournît à tous leurs besoins, et paya même le prix de leur voyage, afin, disait-il, qu'ils s'en allassent contents. D'après son ordre, le gouverneur d'Alexandrie et ses agents se montrèrent pleins d'attention pour eux et en eurent soin jusqu'à leur entier embarquement [133].
A l'égard des chrétiens qui restèrent à Jérusalem, particulièrement de ceux du rite grec, qui ne furent nullement inquiétés, on lit dans Emad-Eddin qu'ils conservèrent leurs biens à condition de payer, outre la rançon commune à tous, un tribut annuel. Quatre prêtres latins seulement eurent la faculté de demeurer pour desservir l'église du Saint-Sépulcre et furent exemptés du tribut. «Quelques zélés musulmans, poursuit l'auteur, avaient conseillé à Saladin de détruire cette église, prétendant qu'une fois que le tombeau du Messie serait comblé et que la charrue aurait passé sur le sol de l'église, il n'y aurait plus de motif pour les chrétiens d'y venir en pèlerinage; mais d'autres jugèrent plus convenable d'épargner ce monument religieux, parce que ce n'était pas l'église, mais le calvaire et le tombeau qui excitaient la dévotion des chrétiens, et que lors même que la terre eût été jointe au ciel, les nations chrétiennes n'auraient pas cessé d'affluer à Jérusalem.»
Reinaud, Bibliothèque des Croisades, t. 4, p. 206.