L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
SIÉGE DE TOULOUSE, MORT DE SIMON DE MONTFORT,
LES CROISÉS LÈVENT LE SIÉGE.
1218.
Simon de Montfort, à son arrivée à Toulouse, a commencé le siége de la ville, que les habitants ont fortifiée. Après un an d'efforts, Simon tente un dernier assaut; il a construit une machine de guerre appelée gate, que les Toulousains veulent brûler.
«Jamais pour gate qu'il y ait au monde vous ne perdrez la ville, dit Roger Bernard, et si on l'amène ici, ici vous la détruirez; car il y aura entre les ennemis et nous une mêlée où il sera tellement frappé d'épées, de masses et de tranchants, que de sang et de cervelles nous nous ferons des gants aux mains.»—«Ainsi ferez-vous, seigneur, dit Bernard de Casnac; pour le moment, ne vous effrayez de chose aucune que vous voyiez. Laissez venir la gate, sa tour et ses flèches; plus ils la pousseront, plus sûrement vous la leur prendrez, et si elle vient jusqu'aux lices, vous la brûlerez elle et eux.»—«Seigneurs, dit Estoul de Linar, croyez-moi en ceci, et si vous m'en croyez, vous n'y faillirez pas. Faisons dans cette lice de bonnes murailles, qui soient longues, hautes et avec de grands créneaux, tels qu'ils battent les fossés et les palissades; résistez-leur alors de toutes parts; de quelques stratagèmes qu'ils usent, vous ne craindrez rien; et s'ils viennent vous attaquer, vous les occirez tous.»—«Vous suivrez ce conseil, dit Dalmace de Creissil, il est bon et sage; et vous n'y faillirez point. Mais il y a grand et urgent besoin de vous mettre tous ensemble à l'œuvre.» Là-dessus les clairons et les cors sonnent leurs fanfares; et chacun court aux cordes, chacun tend les trébuchets. Les serviteurs des Capitouls, portant leurs bâtonnets, font délivrer les vivres, les présents, les largesses. La foule apporte force pelles, pics et outils, et rien ne reste en arrière, ni levier, ni coin, ni marteau, ni pieu, ni poële, ni chaudière, ni cuve. On commence les ouvrages, les portes et les guichets; les chevaliers et les bourgeois apportent les briques; les dames et les demoiselles, les petits garçons, les petites filles, les petits et les grands, vont et viennent chantant ballades, chansons et versets. Mais de dehors contre eux tirent fréquemment les pierriers, les arcs et les frondes; ils lancent des pierres et des carreaux, qui de dessus leur tête abattent cruches et gréaux, leur déchirent manches et coiffures, et leur passent entre les jambes, les pieds et les mains; mais ils ont le cœur si vaillant et si brave, que nul ne s'épouvante.
Cependant le comte de Montfort a rassemblé ses cavaliers, les plus vaillants et les mieux éprouvés du siége; il a muni sa gate de bonnes défenses à fortes clefs, et là il a logé ses compagnies de cavaliers, bien couverts de leurs armures, et les heaumes lacés, tandis que fort et vite on pousse la gate. Mais ceux de la ville sont bien appris de guerre; ils tendent, ils montent les trébuchets, placent sur les frondes les grands blocs de roche taillés, qui, les cordes lâchées, volent impétueux et frappent tellement la gate sur le devant et sur les flancs, aux portes, aux voûtes, aux cerceaux entaillés dans le bois, que les éclats en volent de tous côtés, et que maints de ceux qui la poussent en sont renversés. Et par toute la ville les habitants s'écrient d'une voix: «Par Dieu! dame fausse gate, vous ne prendrez pas souris ici.» Et le comte de Montfort est si dolent et courroucé, qu'à haute voix il s'écrie: «Dieu! pourquoi me haïssez-vous? Seigneurs et cavaliers, poursuit-il, considérez cette mésaventure, et comme je suis enchanté en ce moment, que ni l'Église ni tout le savoir des lettrés ne me servent de rien, que l'évêque ne peut m'aider, ni le légat me seconder, que vaillance m'est inutile, ma bravoure chose vaine, et que ni armes, ni sens, ni largesse ne me préservent d'être par le bois ou la pierre accablé. Je me croyais assez sûr de bonne aventure pour prendre la ville avec cette gate; mais je ne sais maintenant plus quoi dire ni quoi faire.»—«Seigneur comte, dit Foulques, pourvoyez-vous d'autre chose, car cette gate ne vaut désormais pas trois dés; et je ne vous tiens point pour sage de la pousser si avant, car je crains fort que vous ne la perdiez avant qu'elle s'en retourne en arrière.»—«Don Foulques, répond le comte, croyez-moi en cela, que par sainte Marie dont Jésus-Christ est né, ou je prendrai Toulouse avant que huit jours ne se passent, ou je serai, à la prendre, occis et martyrisé.»
Cependant dans Toulouse est convoqué le conseil des hommes de la ville et des magistrats, des chevaliers et des bourgeois prudents et discrets. Là l'un dit à l'autre: «Il est désormais bien temps que cette ville soit la nôtre ou celle de nos adversaires.» Alors, du milieu des assistants, car il est gracieux parleur, parle, discourt et raisonne maître Bernard, qui est né à Toulouse et des bien endoctrinés: «Seigneurs, francs chevaliers, dit-il, écoutez-moi s'il vous plaît: Je suis du Capitole, et notre consulat se tient le jour et la nuit prêt et disposé à exécuter et à remplir vos volontés...... Nous serons d'accord sur cela, que puisque la partie est engagée entre le dedans et le dehors, elle ne peut finir que l'un des joueurs ne soit maté, et qu'au gré de la Sainte Vierge, fleur de chasteté, nôtres ou leurs ne soient la terre et le comté. Par la très-sainte Croix! et sage ou folle que soit la chose, nous marcherons contre la gate, si vous marchez les premiers. Si vous ne le faites point, le bourg et la cité sont résolus d'y aller ensemble; et il sera sur la gate frappé tant de coups, que la place restera de sang et de cervelles jonchée. Ou nous mourrons tous ensemble, ou nous vivrons avec honneur. Car mieux vaut mort honorée que lâche vie.»—«Nous voici prêts, répondent les barons. Que le fait soit en bonne aventure entrepris, de façon que, s'il plaît à Jésus-Christ, vous et nous ensemble allions brûler la gate. Nous irons attaquer la gate, c'est là ce qu'il nous faut faire; et nous la prendrons ensemble, vous et nous également, car de tout temps parage [175] et Toulouse furent pairs entre eux.»
Pendant toute la nuit leur croît le désir de combattre, et à l'aube du jour ils descendent tous par les escaliers des murs. Arnaud de Vilamur, le redoutable guerrier, fait armer et disposer les meilleurs chevaliers, les bonnes compagnies de guerre, les braves à la solde, qui garnissent les lices, les fossés, les soliers [176], de bons arcs de main, et d'arbalètes tournoyées, de traits, de flèches et de pieux aigus. Don Escot de Linar, à la tête des travailleurs, en dehors des murs, à gauche de la ville, fait mettre en défense les escaliers, les galeries, les embrasures, les passages et les chemins d'entrée. Les hommes de la ville et les seigneurs auxiliaires, quand ils sont ensemble, conviennent qu'ils attaqueront la gate de concert.
Don Bernard de Casnac, qui est vaillant et beau parleur, les exhorte, les enseigne et leur parle sciemment: «Hommes de Toulouse, voici vos adversaires, ceux qui ont tué vos frères, vos fils, et vous ont donné tant de soucis. Si vous les détruisez, vous serez heureux. Je sais les coutumes des Français fanfarons; ils ont le corps couvert de cottes et de fins doubliers, mais ils n'ont aux jambes rien de plus que leurs chaussiers. Si donc vous les visez et les frappez là fort et dru, au départir de la mêlée, il y restera de leur chair.»—«Et ce sera bonne justice, répondent-ils.—Nous avons de nombreux compagnons, se disent-ils ensuite l'un à l'autre.»—«Nous en avons de reste ici, répond Hugues de la Motte, mais c'est à recevoir et à rendre les coups que le compte doit être entier.» Et les voilà qui descendent dehors, par les escaliers, qui entrent dans les places, qui occupent le terrain autour des fossés, criant: Toulouse! Le brasier de la guerre est allumé! Mort, Mort! il n'en peut être autrement.
Du côté opposé, les reçoivent les Français criant: «Montfort, Montfort! vous en aurez menti cette fois.» Là où ils se rencontrent, là taillent largement les épées, les lances et les armes d'acier tranchant; là s'entrechoquent et se combattent les heaumes de Bavière. A ceux de la ville Armand de Homagne adresse un propos: «Frappez, nobles enfants; songez à la délivrance, songez que parage doit être aujourd'hui affranchi du pouvoir de ses adversaires.»—«Vous aurez dit vrai,» lui répondent-ils. Et là-dessus redoublent le bruit, les cris et les coups tranchants des bourgeois de la ville et de ceux du Capitole... Mais ceux de la ville ont le dessus. De l'intérieur des palissades, ils tiennent ferme contre ceux de dehors, les blessent, rabattent leurs aigrettes, leurs ornements d'or; et telle de ceux-ci devient la détresse, qu'ils n'en peuvent plus souffrir le péril ni le tourment. Ils abandonnent l'attaque des fortifications; mais plus loin, sur les destriers, recommence le combat mortel avec un tel jeu d'épées, que les pieds, les poings et les bras volent par quartiers, et que de sang et de cervelles la terre est vermeille.
Sur la rivière combattent de même les servants et les nautonniers, et dans la plaine, à Montolieu, le carnage est complet. Don Bartas a piqué de l'éperon jusque sous la voûte de la porte, lorsque arrive au comte un écuyer criant: «Seigneur comte de Montfort, vous semblez par trop endurant, par trop bonhomme de saint; de quoi vous recevez aujourd'hui grand dommage. Les hommes de Toulouse ont défait vos chevaliers, vos bonnes troupes, vos meilleurs guerriers à la solde. Là-bas sont morts Guillaume, Thomas, Garnier, don Simonet du Caire, et blessé y est Gautier. Don Pierre de Voisin, don Aymar, don Raynier tiennent encore à la bataille et protègent les hommes armés de targes. Mais pour peu que durent pour nous la détresse et la mort, vous n'aurez jamais la seigneurie de cette terre.» A ces paroles le comte soupire et tremble, il devient triste et noir, et dit: «Mon sacrifice est fait. O Jésus, roi de droiture, faites de moi aujourd'hui un mort en terre, ou que je sois vainqueur!» Cela dit, il envoie à ses hommes de guerre, aux barons de France et à ceux à sa solde l'ordre de venir tous ensemble sur leurs coursiers arabes vers Montolieu; et il en arrive bien soixante mille, en tête desquels tous le comte s'élance le premier impétueusement avec son porte-enseigne, don Sicard de Montaut, don Jean de Berzy, don Foulques, don Riquier, après lesquels vient la grande foule des porte-bourdons [177]. Les cris, le signal des trompettes et des cors, le sifflement des frondes, le choc des pierriers, ressemblent à un ouragan, à une tempête, à des tonnerres, dont tremblent la ville, la rivière et la grève. Ceux de Toulouse sont pris alors d'une telle épouvante, que plusieurs sont abattus dans les fossés du chemin. Mais ils ont bientôt repris courage; ils sortent de nouveau à travers les jardins et les vergers; les servants et les archers ressaisissent la place; et là des flèches menues et des gros traits, des pierres arrondies et des grands coups à plein, telle des deux côtés est la chute qu'elle semble vent, pluie ou cours de torrent. De l'amban gauche, un archer lance une flèche qui frappe à la tête le destrier du comte Guy si fort qu'elle lui entre à moitié dans la cervelle. Et quand le cheval se retourne, un autre archer, de son arc garni de corne, lance une autre flèche, qui atteint don Guy au côté gauche, tellement que l'acier lui est resté dans la chair nue, et que son flanc et son braguier [178] sont vermeils de sang. Le comte de Montfort vient alors à son frère, qu'il aimait fort; il descend à terre proférant des paroles amères: «Beau-frère, fait-il, mes compagnons et moi, Dieu nous a pris en haine, il protège les routiers; et pour votre blessure, je me ferai frère de l'Hôpital.» Tandis que don Guy converse et se lamente, il y a dans la ville un pierrier, œuvre de charpentier, qui de Saint-Sernin, de là où est le cormier, va tirer sa pierre. Il est tendu par les femmes, les filles et les épouses. La pierre part, elle vient tout droit où il fallait; elle frappe le comte Simon sur son heaume d'acier d'un tel coup, que les yeux, la cervelle, le haut du crâne, le front et les mâchoires en sont écrasés et mis en pièces. Le comte tombe à terre mort, sanglant et noir.
Histoire de la Croisade contre les Albigeois, traduite par Fauriel.