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L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques

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BATAILLE DE MANSOURAH.
1250.

Suivant Gémal-Eddin, «les chrétiens étaient restés (depuis juin 1249 jusqu'à la fin de novembre) à Damiette occupés à s'y fortifier. Apprenant enfin la mort du sultan [231], ils se hâtèrent d'avancer, cavalerie et infanterie, et se mirent en marche vers Mansourah. On était alors à la fin de novembre. Leur flotte remonta le Nil, et suivit tous leurs mouvements. Ils arrivèrent d'abord à Farescour. A cette nouvelle, l'émir Fakr-Eddin écrivit au Caire pour appeler tous les musulmans aux armes; la lettre contenait, entre autres choses, ces paroles de l'Alcoran: «Accourez, grands et petits, et venez combattre pour le service de Dieu. Sacrifiez-lui vos biens, vos personnes; c'est tout ce qui peut vous arriver de plus heureux.» Cette lettre, ajoute Gémal-Eddin, était fort éloquente; on y remarquait plusieurs passages propres à encourager les musulmans à la guerre sacrée. Les Francs, que Dieu maudisse, y était-il dit, sont venus envahir notre patrie; ils désirent s'en rendre maîtres. Il est du devoir des vrais croyants de marcher tous contre eux et de les repousser. Cette lettre fut lue en chaire, le vendredi suivant, en présence de tout le peuple, et arracha des larmes à tous les assistants. Bientôt on vit arriver à Mansourah une multitude innombrable de musulmans de la capitale et des provinces. La mort du sultan et l'invasion de l'ennemi avaient répandu une terreur universelle. On tenait pour certain que si l'armée égyptienne reculait seulement d'une journée, c'en était fait de toute l'Égypte.

«Au commencement de ramadan (3 décembre) il s'engagea un premier combat entre l'armée chrétienne et les avant-postes musulmans; un émir et plusieurs soldats y souffrirent le martyre. Les Francs arrivèrent ensuite au lieu appelé Scharmesah, quelques jours après à Baramoun, et enfin sur le canal d'Aschmoun, en face de Mansourah. On était alors au 13 de ramadan, et la consternation était générale. Les chrétiens campèrent au même endroit où ils s'étaient placés trente ans auparavant [232]; de son côté, l'armée musulmane était rassemblée à Mansourah, occupant les deux rives du Nil; elle n'était séparée de l'ennemi que par le canal d'Aschmoun. Les Francs s'entourèrent d'abord de fossés, de murs et de palissades; ils dressèrent aussi leurs machines, et les firent jouer contre ceux qui défendaient la rive opposée. Ils avaient leur flotte à portée sur le Nil. Pour la flotte musulmane, elle était aussi sur le Nil et avait jeté l'ancre sous les murs de Mansourah. On commença par s'attaquer à coups de traits et de pierres, tant sur terre que sur le fleuve. Il ne se passait presque pas de jours sans quelque combat; chaque fois un certain nombre de chrétiens étaient tués ou faits prisonniers; des braves de l'armée musulmane allaient jusque dans leur camp et les enlevaient dans leurs tentes; quand ils étaient aperçus, ils se jetaient à l'eau et se sauvaient à la nage. Il n'y avait pas de ruse qu'ils ne missent en œuvre pour surprendre les chrétiens. J'ai ouï dire que l'un d'eux imagina de creuser un melon vert et d'y cacher sa tête; de manière que, pendant qu'il nageait, un chrétien s'étant avancé pour prendre le melon, il se jeta sur lui et l'emmena prisonnier. Vers le même temps, la flotte musulmane s'empara d'un navire chrétien monté par deux cents guerriers. Un autre jour, dans le mois de janvier 1250, les musulmans traversèrent le canal, et attaquèrent les chrétiens dans leur propre camp; plusieurs d'entre les Francs perdirent la vie, d'autres furent faits prisonniers; le lendemain il en arriva soixante-sept au Caire, entre lesquels on remarquait trois templiers. Un autre jour, la flotte musulmane brûla un vaisseau chrétien.

«Cependant le canal qui séparait les deux armées n'était pas large, et encore il offrait plusieurs gués faciles. Un mardi 8 février, la cavalerie chrétienne, conduite par un perfide musulman, passa à gué à l'endroit nommé Salman, et se déploya sur l'autre rive. Ce mouvement fut si subit, qu'on ne s'en aperçut pas à temps; les musulmans furent surpris dans leurs propres tentes. L'émir Fakr-Eddin était alors au bain. Aux cris qu'il entendit, il sortit précipitamment et monta à cheval; mais déjà le camp était forcé, et Fakr-Eddin s'étant avancé imprudemment, fut tué [233]. Dieu ait pitié de son âme! sa fin ne pouvait être plus belle. Il avait joui de l'autorité un peu plus de deux mois [234].

«Cependant le frère du roi de France avait pénétré en personne dans Mansourah. Il s'avança jusque sur les bords du Nil, au palais du sultan. Les chrétiens s'étaient répandus dans la ville. Telle était la terreur générale, que les musulmans, soldats et bourgeois, couraient à droite et à gauche dans le plus grand tumulte; peu s'en fallut que toute l'armée ne fût mise en déroute. Déjà les Francs se croyaient assurés de la victoire, lorsque les mameloucks appelés giamdarites et baharites, lions des combats et cavaliers habiles à manier la lance et l'épée, fondant tous ensemble et comme un seul homme sur eux, rompirent leurs colonnes et renversèrent leurs croix. En un moment ils furent moissonnés par le glaive ou écrasés par la massue des Turcs; quinze cents d'entre les plus braves et les plus distingués couvrirent la terre de leurs cadavres. Ce succès fut si prompt, que l'infanterie chrétienne, qui déjà était parvenue au canal, ne put arriver à temps. Un pont avait été jeté sur le canal. Si la cavalerie avait tenu plus longtemps, ou si toute l'infanterie chrétienne avait pu prendre part au combat, c'en était fait de l'islamisme; mais déjà cette cavalerie était presque anéantie; une partie seulement parvint à sortir de Mansourah, et se réfugia sur une colline nommée Gédilé, où elle se retrancha. Enfin, la nuit sépara les combattants. Cette journée devint la source des bénédictions de l'islamisme et la clef de son allégresse. Lorsque l'action commença, un pigeon en apporta la nouvelle au Caire. On était alors dans l'après-midi. Le billet était adressé à l'émir Hossam-Eddin, qui me le donna à lire; il était ainsi conçu: «Au moment où ce billet est écrit, l'ennemi fond sur Mansourah; on en est aux mains.» Il ne contenait rien de plus. Ces paroles nous frappèrent tous de terreur; on regardait généralement l'islamisme comme perdu. A la fin du jour les fuyards commencèrent à arriver du camp; la porte de la Victoire, tournée de ce côté, resta toute la nuit ouverte pour leur donner asile. Enfin, le lendemain, au lever du soleil, nous reçûmes l'heureuse nouvelle de la victoire des musulmans. Aussitôt le Caire et le vieux Caire se couvrirent de tapisseries; les rues retentirent des marques de la joie publique; les cœurs se livrèrent à l'allégresse, et l'on commença à se rassurer sur l'issue de cette guerre.»

Gémal Eddin, traduit par Reinaud, dans la Bibliothèque des Croisades, t. 4, p. 457.

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