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L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques

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SUGER.

En même temps que Suger gouvernait son abbaye il commandait aussi dans le palais du roi, et remplissait ces doubles fonctions de manière que les affaires ne l'empêchaient pas d'accomplir les devoirs du monastère, et que le monastère ne l'empêchait jamais d'assister aux conseils du prince. Celui-ci avait pour lui la vénération que l'on a pour un père et le respectait comme un maître, à cause de l'élévation et de la sagesse de ses conseils. Quand il arrivait, les prélats se levaient par respect et lui donnaient la première place. Chaque fois qu'à la prière du roi les évêques s'assemblaient pour délibérer sur des affaires importantes de l'État, c'était toujours à lui qu'ils remettaient le soin de parler en leur nom; ils n'avaient garde d'ajouter quelque chose à ses paroles, comme dit Job, quand les flots de son éloquence étaient tombés sur eux goutte à goutte. Les cris des orphelins et les plaintes des veuves arrivaient par lui aux oreilles du roi; il intervenait toujours, et commandait quelquefois pour eux. Quel est l'opprimé ou l'homme ayant à se plaindre d'une injustice qui n'ait pas trouvé en lui un protecteur, si toutefois sa cause était juste. Chaque fois qu'il rendit un jugement, il ne s'écarta jamais de l'équité, ne tint jamais compte des personnes, ne se laissa pas séduire par des présents et ne se fit pas donner toujours la rétribution qui lui était due. Qui ne serait pas plein d'admiration pour son esprit, inaccessible à la cupidité, humble dans la prospérité, calme au milieu des agitations du monde et devant les périls, et à coup sur bien plus ferme qu'un si faible corps ne semblait pouvoir le supporter?

Les ennemis de ce grand homme lui ont fait reproche de la bassesse de sa naissance; mais ces aveugles et ces insensés ne pensent donc pas que c'est un plus grand éloge, et qu'il est plus glorieux pour lui d'avoir anobli les siens que d'être issu de parents nobles.... C'est l'âme qui fait les nobles, et chez Suger l'âme était évidemment telle.

Quand le poids des affaires de l'État reposait sur lui, jamais une affaire, publique ou privée, ne lui fit négliger le service de Dieu. Soit qu'il célébrât l'office au milieu de ses religieux ou avec ses domestiques, il ne se contentait pas, comme font certaines gens, d'entendre chanter les psaumes, mais il était le premier à psalmodier à haute voix où à réciter les leçons. J'ai souvent admiré en lui que sa mémoire conservait si bien tout ce qu'il avait appris dans sa jeunesse, que personne ne pouvait lui être comparé pour les pratiques et les prières monastiques; on aurait cru qu'il ne savait et qu'il n'avait jamais appris autre chose: cependant il était si instruit dans les études libérales, que quelquefois il dissertait avec une prodigieuse subtilité sur des sujets de dialectique ou de rhétorique, et plus volontiers sur des questions de théologie qu'il avait tout spécialement étudiées. Il était en effet si versé dans la connaissance des Saintes Écritures, que jamais il n'hésitait à faire une réponse précise, quel que fût le point sur lequel on l'interrogeait. La sûreté de sa mémoire ne lui avait pas permis d'oublier même les poëtes profanes; aussi récitait-il vingt et trente vers d'Horace, pourvu qu'ils continssent quelque chose d'utile. Avec une telle finesse d'esprit et une si bonne mémoire, ce qu'il avait une fois saisi ne pouvait plus lui échapper.

Est-il besoin de rappeler ce que chacun sait, que de son temps il n'y eut pas un plus grand orateur? Dans le fait, Suger était, suivant le mot de Caton, un homme de bien habile à bien parler. Il avait une telle grâce d'élocution en latin et dans sa langue maternelle, que quand on l'entendait, on croyait qu'il lisait et non pas qu'il parlait d'abondance. Il était si familier avec l'histoire, que pour quelque roi ou prince des Français qu'on lui nommât, il en racontait tous les actes avec rapidité et sans hésiter. Il a écrit dans un bel ouvrage l'histoire du roi Louis le Gros; il commença aussi la vie du fils de ce même Louis, mais la mort l'empêcha de terminer ce dernier ouvrage. Personne ne connaissait mieux et ne pouvait raconter plus exactement tous les faits de ces deux règnes, que celui qui avait vécu dans l'intimité de ces deux rois, qui n'eurent rien de secret pour lui, et sans l'avis duquel ils ne firent aucune entreprise, et en l'absence de qui leur palais semblait vide. Il est constant qu'à partir du moment où Suger fut admis dans les conseils du prince jusqu'à sa mort le royaume fut dans une prospérité continuelle, étendit largement ses limites, triompha de ses ennemis et parvint à un haut degré de splendeur. Mais à peine fut-il mort que le sceptre de la France ressentit gravement les inconvénients d'une telle perte; et on le voit aujourd'hui, que ce grand conseiller manque, privé du duché d'Aquitaine [96], l'une de ses plus importantes provinces.

Guillaume, Vie de Suger.

Guillaume, moine de Saint-Denis, avait été le secrétaire et le confident de Suger. Quelques années après la mort de Suger, Guillaume composa, à la prière d'un autre moine, nommé Geoffroy, une biographie très-curieuse du grand abbé.

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