L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
SIÉGE DE DAMAS.
1149.
Coment la noble baronie des crestiens assegièrent la cité de Damas par les jardins, dont il orent moult à faire.
Damas est la greigneur cité d'une terre qui a nom la Mendre Surie, qui est appellée par autre nom la Fenice de Libane, dont le prophète dit: Le chief de Surie, Damas, un sergent d'Abraham la fonda, qui estoit appelé Damas; de luy fu elle ainsi nommée. Elle siet en un plain de quoy la terre est are [115], stérile et brehaigne, sé ce n'est tant comme les gaigneurs [116] la font fertille et plentureuse, par un fleuve qui descent de la montaigne, qu'il mènent par conduis et par chaneaus, là où mestier est, devers la partie d'orient. Ès deux rives de ce fleuve croist moult grant plenté d'arbres qui portent fruit de toutes manières. Si comme il fu jour et l'ost des crestiens fu armé ainsi comme il estoit devisé, de toutes leur gens ne firent que trois batailles. Le roy d'oultremer (Baudouin) avoit la première, pour ce que ses gens sçavoient mieux le pays que les pellerins estranges qui y estoient venus. La seconde fist le roy de France pour secourre, sé mestier fust, à ceux qui les premiers alloient. L'arrière garde fist l'empereur et ceux qui de sa terre estoient. En celle manière s'en allèrent vers la cité, et estoit vers le soleil couchant celle part dont nos gens venoient. Les jardins estoient devers bise qui durent bien quatre lieues ou cinq, tous plains d'arbres si grans et si espés que ce sembloit une grant forest, selon ce que chascun y a son jardin clos de murs de terre: car en ce pays n'a mie plenté de pierres. Les sentiers y sont moult estrois d'un vergier à autre; mais il y a une commune voye qui va à la cité où va à paine un homme atout son cheval chargié de fruit. De celle part est la cité trop forte pour les murs de pierres dont il y a tant et pour les ruisseaux qui cueurent par trestous les jardins et pour les estroictes voyes qui sont bien clouses deçà et delà. Accordé fu que par là s'en iroit tout l'ost vers la cité pour deux choses: l'une ce fu que sé les jardins estoient pris, la ville seroit ainsi comme desclose et demie prise; l'autre si fu qu'il y avoit là grant plenté de fruis tous meurs par les arbres qui grant mestier aroient en l'ost, et pour les eaues qui celle part couroient, dont l'ost avoit bien mestier et pour les hommes et pour les chevaux.
Le roy Baudoin commanda que ses gens se missent dedens les jardins: mais trop y eut grant force à aller par là; car derrière les murs de terre, deçà et delà des sentiers, y avoit grant plenté de Turcs qui ne finoient de traire par archières qu'il avoient faictes espesséement, et à ceux ne povoient avenir les nostres. Si en y avoit assez de ceux qui se mettoient appertement en la voye contre eux et leur deffendoient le pas, car tous ceux qui povoient armes porter s'estoient mis hors et deffendoient à leur povoir que nos gens ne guaignassent les jardins. Il y avoit de lieux en lieux bonnes tournelles et haultes que les riches hommes de Damas y avoient fait faire pour eux logier, sé mestier estoit, quant il faisoient cueillir leurs fruis; ycelles tours estoient lors moult bien garnies d'archiers qui grant mal faisoient à nos gens. Et quant on passoit près de ces tournelles, on gettoit sur eux de grosses pierres; moult estoient à grant meschief: souvent les féroit-on de glaives par les archières des murs de terre qui estoient deçà et delà. Assez en occirent en celle manière et hommes et chevaux, si que maintes fois se repentirent les barons de ce que il avoient empris asseoir la ville, de celle part.
Coment les nos gaaignièrent les jardins et le fleuve à grant paine et chacièrent les Turcs dedens la cité.
Grant despit en prist sur soy le roy Baudouin et tous les barons. Bien virent qu'il ne pourroient en telle manière passer jusques à la ville, sans trop grant dommaige. Lors se tournèrent ès costés de la voye et commencièrent à dérompre et à abattre les murs de terre. Les Turcs qu'il trouvèrent dedens la closture de ces murs sourprisrent, si qu'il ne les laissèrent mie passer outre les autres murs, ainçois en occirent assez et mains en retindrent pris. Ainsi le firent les nostres ne sçay en quans lieux.
Quant les Turcs, qui estoient espandus par les jardins, virent que les nostres alloient ainsi abattant les murs et occiant la gent, trop furent espovantés; si s'en fouirent vers la ville. Les jardins laissièrent et s'en fouirent à grans routes dedens la cité. Lors allèrent les nostres tout à bandon [117] parmi les sentiers; mais les Turcs s'estoient bien pensés que les nostres auroient mestier de venir au fleuve pour abreuver eux-mesmes et leurs chevaux: et pour ce, si tost comme il s'apperceurent que la cité seroit assiégée de celle partie, il garnirent moult bien la rive du fleuve d'archiers et d'arbalestriers. De chevaliers y misrent assez pour garder que les nostres n'approchassent du fleuve. Quant la bataille du roy Baudouin eut presque passé tous les jardins, grant talent eut de venir au fleuve qui couroit près des murs de la cité; mais quant il approchèrent, bien leur fu contredicte l'eaue, et furent par force les nostres reboutés arrière. Après se rallièrent et emprisrent à gaigner l'eaue; aux Turcs assemblèrent et fu l'assault aspre et fier; mais les nostres furent reboutés arrière. Le roy de France chevauchoit après à tout sa bataille et attendoit pour secourre aux premiers quant mestier en seroit et qu'il seroient las. L'empereur, qui venoit derrière, demanda pourquoi il estoient arrestés; et l'on luy dist que la première bataille s'estoit assemblée aux Turcs qu'ils avoient trouvé hors de la ville.
Quant les Thiois oïrent ce, tantost se désordonnèrent et coururent tous à desroy; et l'empereur mesme y fu; parmi la bataille le roy de France passèrent tous sans conroy jusques à tant qu'il vindrent aux poignéis sur l'eaue. Lors descendirent tous de sus leur chevaux et misrent les escus devant eux, et tindrent les longues espées, asprement coururent sus aux Turcs, si que il ne leur peurent résister et ne demoura guères qu'il laissièrent l'eaue et se misrent dedens la ville. L'empereur fist à celle venue un coup de quoy l'on doit à toujours-mais parler; car un Turc le tenoit moult de près qui estoit armé de haubert. L'empereur fu à pié et tenoit en sa main une moult bonne espée. Il féri le Turc entre le col et la senestre espaule, si que le coup descendi parmi le pis au destre costé. La pièce chéi qui emporta le col et la teste et le senestre bras. Les Turcs qui ce virent ne s'arrestèrent plus illec, ainçois s'en fouirent en la ville. Quant il racomptèrent aux autres le coup qu'il avoient veu, il n'y eut si hardi qui n'eust paour, si que tous furent désespérés qu'il ne se peussent tenir contre telles gens.
Coment l'ost fu délogié des jardins par le conseil d'aucuns princes desloyaux et traitres de Surie, qui firent entendant (entendre) qu'il prendroient la cité de l'autre part, dont elle n'avoit garde de assaut.
Le fleuve et les jardins eurent nos gens gaignés tout à délivre [118]. Lors tendirent leur pavillons entour la cité. Grant doutance eurent les Sarrasins en toutes manières; si montèrent sus les murs et regardèrent l'ost qui trop estoit beau, quant il fu logié. Bien se pensèrent que si grans gens avoient bien povoir de conquerre leur ville. Paour eurent moult grant qu'il ne fissent aucune saillie soudainement par quoy il entrassent dedens et les occissent tous. Pour ce prisrent conseil entre eux, et fu accordé que par toutes les rues de la ville de celle partie où le siège estoit, l'en mist de bonnes barres de gros bois en plusieurs lieux. Pour ce le firent que sé les nostres se mettoient dedens, tandis comme il entendroient à copper les barres, que les Turcs s'en peussent aller par les portes et mener à sauveté leur femmes et leur enfans. Bien sembloit qu'il n'eussent mie couraige de la ville deffendre moult longuement, s'il estoient à meschief, quant il s'atournoient jà à fouir. Assez estoit légière chose de faire si grant fait que de prendre la cité de Damas, sé Nostre-Seigneur y eust voulu ouvrer. Mais pour les péchés de la crestienté et pour ce, par aventure, qu'il destinast celle grant chose à faire et acomplir par autres gens en aucun temps, souffrit que la malice au déable, qui cueurt tousjours et est preste à mal, destourba celle haute besongne. Mains Sarrasins y avoit jà qui avoient troussé toutes les choses qu'il prétendoient à emporter quant il s'enfuiroient. Mais les plus saiges de la cité se pourpensèrent que des barons de la terre [119] y avoit mains qui estoient de trop grant convoitise; bien cogneurent que les cuers des crestiens qui là estoient assemblés ne vaincroient-il mie par bataille; pour ce voulurent essayer à vaincre les cuers d'aucuns par avarice. Si envoyèrent à ces gens leur avoir, qui est moult grant, et leur promisrent et bien leur asseurèrent que ainsi le feroient comme il leur promettoient, s'il povoient tant faire que le siège se partist d'illec. Bien est vrai que ces barons furent de la terre de Surie; mais leur lignaiges, né leur noms, né les terres que il tenoient ne nomme pas l'ystoire [120], espoir, pour ce qu'il y avoit encore de leur hoirs qui pour rien ne l'ussent souffert. Ces barons qui avoient empris le mestier Judas de pourchascier la traïson contre Nostre-Seigneur vindrent à l'empereur et au roy de France et au roy de Jhérusalem, qui moult les créoient, et leur disrent que ce n'avoit pas esté bon conseil d'assiéger la cité par devers les jardins, car elle y estoit plus forte à prendre que de nulle autre partie: pour ce disrent qu'il requeroient à ces grans seigneurs et leur louoient en bonne foy que avant qu'il gastassent là leurs peines et perdissent leur temps, il feroient l'ost remuer et asseoir la cité en ce costé qui estoit tout droit contre celluy qu'il avoient assis. Car, si comme il disoient, ès parties de la ville qui sont contre orient et contre midi n'avoit né jardin né arbre qui destourber les péust à venir là, le fleuve n'y couroit mie qui fust fort à gaigner. Les murs estoient illec bas et fèbles, si qu'il n'y convenoit jà engins à drecier, ainçois pourroit bien estre pris de venue.
Quant les princes et les autres barons les oïrent ainsi parler, bien cuidièrent qu'il le déissent en bonne foy et en bonne entencion. Si les creurent et firent crier parmi l'ost que tous se deslogeassent et suivissent les barons qu'il leur nommèrent. Les traitres se misrent devant; tout l'ost menèrent près de la ville jusques à tant qu'il furent en la partie de quoy il sçavoient de vray qu'elle n'avoit garde d'assaut, et où l'ost avoit plus grant souffrete de toutes choses, si qu'ils ne pourroient illec longuement demourer. Là demourèrent les barons et les princes, et firent l'ost logier tout entour. Si n'eurent guères demouré en celle place qu'il s'apperceurent certainement que trahis estoient et que par grant malice les avoit-on fait illec venir: car il avoient perdu le fleuve, de quoy si grant plenté de gens ne se povoient passer, et aussi les fruis des jardins dont il avoient assez aise et délit.
Coment l'ost des Crestiens, vilainement traï, laissa le siège de Damas pour la grant souffraite qu'il orent de vivres.
Viande commença du tout à faillir en l'ost, si que tous en eurent grant souffrete, et mesmement les pélerins des estranges terres: car il n'en povoit point venir de Surie, et ceux en estoient povrement garnis pour ce que on leur avoit fait entendant que la cité seroit prise où il en trouveroient assez. Car elle ne se pourroit tenir en nulle maniere, ce disoit-on: pour ce ne se voulurent-il guère chargier de viandes. Quant il se virent en tel point que toutes choses leur failloient qui mestier leur avoient, trop furent courroucés et esbahis, né ne s'entremirent oncques d'assaillir la ville, car ce eust esté paine perdue, et aussi de retourner en la place où il se logièrent premièrement n'eust pas esté légière chose: car sitost comme il furent partis, les Turcs issirent hors hastivement illec, et tant y firent de barres de fors bois espès et longs, où ils misrent si grant plenté d'archiers et d'arbalestriers que ce eust esté plus légière chose de prendre une fort cité que de demourer illec. Du demourer en la place sçavoient-il de voir que ce ne povoit estre, car il ne povoient avoir né à boire né à mengier. Pour ce parlèrent ensemble le roy de France et l'empereur, et dirent que ceux de la terre en la foy desquels et en la loyauté il avoient mis leur corps et leur hommes pour la besongne Jhésucrist, les avoient trahis très desloyaument et les avoient amenés en ce lieu où il ne povoient faire le profit de crestienté né leur honneur. Pour ce s'accordèrent tous qu'il s'en retournassent d'illec et bien se gardassent désormais de traïson.
En telle manière s'en partirent les deux plus haulx hommes et les plus puissans de crestienté qui riens n'y firent à celle fois qui fust proffitable né honnorable à Dieu né au siècle. Moult commencièrent à desplaire à ces grans hommes les besongnes de la Saincte Terre, né riens ne vouldent puis entreprendre. La menue gent de France disoient tout en appert aux Suriens que ce ne seroit bonne chose de conquerre les cités; car néis les Turcs y valoient mieux qu'il ne faisoient. Jusques au temps que celle chose fust ainsi avenue demouroient volentiers les gens de France et assez légièrement au royaume de Jhérusalem et mains grans biens y avoient fais. Mais depuis ce temps ne peurent estre si d'accord à ceux du pays comme il estoient devant; et quant il venoient aucunes fois en pellerinage si s'en retournoient-il au plus tost qu'il povoient.
Coment il fu enquis diligeamment par qui ceste traïson fu faite; et coment toute la baronie fu mal encouragié vers ceux de Surie qui ceste grant félonnie avoient pourchacié.
Pluseurs gens se misrent maintes fois en enqueste de demander aux saiges hommes qui avoient esté à celle besongne pour savoir certainement coment et par qui celle traïson avoit esté faicte et pourparlée. Celluy mesmes qui ceste hystoire fist [121] le demanda plusieurs fois à maintes gens du pays: diverses raisons en rendoit-on. Les uns disoient que le conte de Flandres fut plus achoisonné [122] de ceste chose que nul autre, non pas pour ce qu'il en sceust rien né qu'il consentist la traïson, car si tost comme il vit que les jardins de Damas estoient gaingnés et le fleuve pris par force, bien luy fu avis que la cité ne se tendroit pas longuement. Lors vint à l'empereur et au roy de France et au roy Baudouin, et leur pria moult doucement qu'il luy donnassent celle cité de Damas quant elle seroit prise et conquise. Ce mesme requist-il aux barons de France et d'Allemaigne qui bien s'y accordèrent, car bien leur promettoit que bien la garderoit et loyaument et bien guerroieroit leur ennemis.
Quant les barons de Surie l'oïrent dire, grans courroux en eurent et grant desdaing de ce que le haut prince qui tant de terre avoit en son pays et estoit là venu en pellerinage vouloit ores gaingner en celle manière l'un des plus nobles et riches membres du royaume de Surie. Mieux leur sembloit, sé le roy Baudouin ne la retenoit en son demaine que l'un d'eux la déust avoir. Car il sont tousjours en contens et en plais aux Sarrasins, et quant les autres barons retournent en leurs pays, il ne se meuvent, car il n'ont riens ailleurs. Et pour ce qu'il leur sembloit que celluy voulsist tollir le fruit de leur travail, plus bel leur estoit que les Turcs la tenissent encore qu'elle fust donnée au conte de Flandres. Pour ce destourber s'accordèrent à la traïson faire. Les autres disoient que le prince Raymont d'Antioche, qui trop estoit malicieux, puisque le roy de France se fu parti de luy par mal [123], ne cessa de pourchascier à son povoir coment lui rendroit ennui et destourbier de son honneur. Pour ce manda aux barons de Surie qui estoient ses acointes, et leur pria de cuer qu'il missent toute la paine qu'il pourroient à destourber la louenge et le pris du roy, si qu'il ne fist chose qui honnorable fust. Par sa prière avoient-il ce pourchascié.
Les tiers dient la chose ainsi comme vous oïstes premièrement, que par grant avoir que les Turcs donnèrent aux barons fu celle desloyauté faicte.
Grant joye eut en la cité de Damas quant virent ainsi en aller si grant gent qui contre eux estoient assemblés. Encontre ce tout le royaume de Jhérusalem en fu courroucié et desconforté. Et quant ces grans hommes s'en furent partis, si fu assigné un grant parlement où assemblèrent tous les haus barons et les meneurs. Là fu dit que bonne chose seroit qu'il fissent un grant fait dont Nostre-Seigneur fust honnouré et par quoy l'on parlast d'eux à toujours-mais en bien. Illec fu ramentu que la cité d'Escalonne (Ascalon) estoit encore au pouvoir des mescréans, qui séoit au milieu du royaume, si que sé l'on la vouloit assiéger, de toutes pars pourroient venir viandes en l'ost, pour quoy ce seroit légère chose de prendre la ville, qui longuement ne se pourroit tenir contre si grans gens. Assez fu parlé entre eux de celle chose. Mais rien n'en fu accordé, pour ce qu'il y avoit destourbeurs qui mieux s'en amoient retourner que assiéger cités en Surie. Si n'estoit mie de merveilles sé les estranges pellerins de France et d'Allemaigne avoient perdu le talent de bien faire en la terre, quant il véoient ceux du pays mesme qui Dieu et eux-mesmes avoient trahi, et le commun proffit destourbé et empeschié, si comme il apparut devant Damas. Il sembloit que Nostre-Seigneur ne voulsist rien faire de sa besongne par ses gens, et se départist le parlement ains que nulle riens y eut empris.
Les grandes Chroniques de Saint-Denis, éditées par M. Paulin Paris.