L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
SIÉGE ET PRISE DE SAINT-JEAN D'ACRE PAR LES CROISÉS.
1191.
Saladin s'était emparé de Saint-Jean d'Acre en 1187; en 1189, les chrétiens vinrent mettre le siége devant la ville; au printemps de 1191, Philippe-Auguste et Richard Cœur de Lion vinrent se réunir aux assiégeants.
«La saison devint favorable; la mer fut praticable, et de part et d'autre les guerriers se mirent en mouvement. Saladin vit successivement arriver ses troupes de leurs quartiers d'hiver. Les chrétiens reçurent aussi de grands secours, entre autres le roi de France, dont ils nous menaçaient depuis longtemps; il arriva un samedi 20 avril. C'était un roi grand en dignité, très-considéré, et des premiers parmi les princes francs; en arrivant il prit le commandement de l'armée. Il n'amena dans cette expédition que six gros vaisseaux chargés d'hommes et de vivres. Il avait avec lui un grand faucon blanc, d'un aspect terrible et rare dans son espèce; je n'en ai jamais vu de plus beau. Le roi aimait beaucoup ce faucon, et lui faisait des caresses; mais un jour cet oiseau s'étant envolé de sa main, s'enfuit dans la ville, d'où on l'envoya au sultan; en vain le roi offrit 1,000 pièces d'or pour le racheter; sa demande fut refusée. Cet événement nous parut de bon augure, et nous causa beaucoup de joie. Peu de temps après, l'armée chrétienne reçut le comte de Flandre, appelé Philippe, un des plus puissants seigneurs d'Occident. Dès lors les attaques recommencèrent avec fureur. Le mardi 9 de gioumadi premier, pendant que le sultan était encore à Karouba, dans ses quartiers d'hiver, les chrétiens s'avancèrent contre la ville. Saladin accourut avec toutes ses forces pour faire diversion; ensuite il renvoya ses troupes dans leurs quartiers; pour lui, il s'arrêta dans la plaine, sous une tente, où il fit le soir sa prière et où il se reposa. J'étais en ce moment auprès de lui. Tout à coup on vient lui dire que l'ennemi était retourné à l'assaut: alors il fait revenir son armée, et lui fait passer la nuit sous les armes; il resta lui-même avec elle, et ne la quitta pas de toute la nuit. Cependant l'attaque ne discontinuait pas; Saladin se décida à faire camper de nouveau son armée sur la colline d'Aïadia, en face de la ville. Le lendemain, il harcela les chrétiens, marchant lui-même à la tête de ses braves. Quand l'ennemi vit une telle ardeur, il craignit d'être forcé dans ses retranchements, et cessa ses attaques contre la ville.
«Cependant la garnison était dans un état pitoyable; l'ennemi ne lui laissait pas de repos, et visait surtout à combler les fossés: dans cette vue, il y jetait tout ce qui lui tombait sous la main, sans excepter les cadavres et les charognes; on assure même qu'il y jetait ses malades avant qu'ils eussent expiré. La garnison, pour faire face à tant d'attaques diverses, était obligée de se partager en plusieurs corps: les uns descendaient dans les fossés, où ils dépeçaient avec un couteau les cadavres; d'autres enlevaient avec des crocs ces membres déchirés et les remettaient à une troisième division, qui allait les jeter dans la mer; une autre partie était occupée du service des machines, une autre de la garde des remparts. La vérité est que la garnison eut à supporter tous les genres de fatigue. Les chefs ne cessaient de nous écrire pour se plaindre de leurs maux, qui étaient tels qu'il n'en existe peut-être pas d'autre exemple, et qui semblent d'abord au-dessus des forces humaines; cependant, ils se résignaient à leur sort persuadés que Dieu est propice aux patients. La guerre ne discontinuait ni de jour ni de nuit. Les chrétiens attaquaient la ville, et le sultan attaquait les chrétiens; autant les chrétiens mettaient d'ardeur à tourmenter la garnison, autant il en mettait à les tourmenter eux-mêmes. Il montra en cette occasion une constance extraordinaire. Un jour, un député s'étant présenté au nom des Francs pour entrer en pourparler, il lui fit répondre que les Francs eussent à dire ce qu'ils voulaient, que pour lui il n'avait besoin de rien. Tel était l'état des choses quand le roi d'Angleterre arriva.
«Ce roi était d'une force terrible, d'une valeur éprouvée, d'un caractère indomptable; déjà il s'était fait une grande réputation par ses guerres passées; il était inférieur pour la dignité et la puissance au roi de France, mais il était plus riche que lui, plus brave, et d'une plus grande expérience dans la guerre. Sa flotte se composait de vingt-cinq gros navires remplis de guerriers et de munitions. Il s'empara en chemin de l'île de Cypre. Il arriva devant Acre un samedi 8 de juin.
«Ce nouveau renfort inspira une grande joie à l'ennemi. Les Francs se livrèrent en cette occasion à de bruyantes réjouissances, et la nuit ils allumèrent de grands feux. Ces feux étaient faits pour nous effrayer, car ils montraient par leur grand nombre celui de nos ennemis. Depuis longtemps les chrétiens attendaient le roi d'Angleterre, mais nous savions par les transfuges qu'ils suspendaient leurs projets d'attaque jusqu'à son arrivée, tant ils estimaient son habileté et son courage. Le fait est que sa présence fit une vive sensation chez les musulmans; dès lors ils commencèrent à être remplis de frayeur et de crainte. Cependant, le sultan reçut encore ce coup avec résignation; il se soumit avec religion à la volonté de Dieu; et d'ailleurs celui qui met sa confiance en Dieu, qu'a-t-il à redouter? Dieu ne lui suffit-il pas, et ne peut-il pas se passer de tout le reste?
«La flotte anglaise rencontra sur son passage un gros navire musulman chargé de vivres et de provisions, et se rendant de Béryte au port d'Acre; ce vaisseau, quoique cerné de toutes parts, fit une longue résistance, et parvint même à brûler un navire chrétien; mais enfin, ne pouvant lutter plus longtemps ni se sauver à force de voiles, vu que le vent était tombé, le commandant, nommé Yacoub ou Jacques, homme brave et bon guerrier, fit ouvrir le vaisseau à grands coups de hache, et tout fut englouti; il ne se sauva de l'équipage qu'un seul homme, que les chrétiens envoyèrent à la garnison d'Acre pour l'instruire de ce désastre. Cette nouvelle nous causa à tous une grande tristesse; pour le sultan, il reçut cette épreuve avec sa patience ordinaire, et se résigna à la volonté de Dieu, persuadé que Dieu ne laisse pas sans récompense ceux qui lui sont fidèles. Heureusement, le jour même, Dieu nous envoya un sujet de consolation. L'armée chrétienne avait construit une machine à quatre étages, dont le premier était en bois, le second en plomb, le troisième en fer et le quatrième en airain; cette machine dominait par sa hauteur les remparts d'Acre; déjà elle était à une distance d'environ cinq coudées des murs, du moins à en juger à la simple vue. La garnison était dans l'abattement; tous pensaient à se rendre, lorsque Dieu permit que cette machine prît feu. A ce spectacle nous nous livrâmes à la joie, et nous rendîmes à Dieu de vives actions de grâces.
«Cependant les assauts ne discontinuaient pas. A mesure que la garnison se voyait attaquée, elle frappait du tambour, et les nôtres y répondaient; c'était le signal de l'assaut; l'armée montait aussitôt à cheval et faisait diversion. Au milieu de juin, elle força les retranchements des chrétiens, ce qui procura quelque repos à la ville. Il se livra alors un combat terrible, qui dura jusqu'à midi, et les deux armées ne se retirèrent que de lassitude. En ce moment le soleil était ardent et la chaleur si forte que plusieurs en eurent le vertige.
«Quatre jours après, nous entendîmes de nouveau le bruit du tambour; les soldats prirent les armes, et se précipitèrent sur le camp des chrétiens; aussitôt les Francs revinrent défendre leur camp, en poussant de grands cris, et surprirent quelques musulmans dans leurs tentes. Cependant l'ennemi, furieux qu'on eût osé forcer son camp, sent son ardeur s'allumer; il sort avec impétuosité, cavalerie et infanterie, et s'avance contre nous comme un seul homme. Heureusement, les musulmans tinrent bon. Cette journée fut épouvantable; les musulmans firent preuve d'une constance inouïe. Enfin l'ennemi, étonné de tant de bravoure, arrêté par une résistance dont l'idée seule fait frémir, envoya demander à traiter. Il vint de sa part un député qui fut mené à Malek-Adel [134]; il était chargé d'une lettre du roi d'Angleterre, par laquelle ce roi sollicitait une entrevue avec le sultan; mais Saladin fit répondre que les rois ne s'abouchaient pas si légèrement; qu'il fallait d'abord se mettre d'accord; qu'il serait indécent, après avoir eu une entrevue et avoir bu et mangé ensemble, de rompre de nouveau et de recommencer la guerre. «S'il veut avoir une entrevue avec moi, ajouta-t-il, il faut avant tout que la paix soit faite. Rien n'empêche en attendant qu'un interprète ne nous serve de médiateur et transmette les paroles de l'un et de l'autre. Une fois d'accord, il nous sera, s'il plaît à Dieu, très-facile de nous aboucher ensemble.» Les jours suivants la guerre continua. A tout instant nous recevions des lettres de la garnison qui se plaignait des travaux et des horribles fatigues qu'elle avait à supporter depuis l'arrivée du roi d'Angleterre. Sur ces entrefaites, ce roi tomba malade, et pensa mourir. Vers le même temps, le roi de France fut blessé; cet accident procura quelque relâche à la ville.»
Boha-Eddin, traduit par M. Reinaud, dans la Bibliothèque des Croisades, t. IV, p. 302 [135].
Suite du même sujet.
Une autre cause qui favorisa les musulmans, ce furent les divisions qui s'élevèrent dans l'armée chrétienne. Il y avait alors deux prétendants au royaume de Jérusalem; l'un était le roi Guy, fait prisonnier à la bataille de Tibériade; l'autre le marquis de Tyr [136]. La femme du roi Guy [137], laquelle était fille aînée d'Amaury, ancien roi de Jérusalem, et était censée réunir en sa personne l'autorité royale, étant morte, la querelle s'aigrit davantage. Cet événement est ainsi raconté par Emad-Eddin: «Il était d'usage chez les Francs de la Palestine qu'à la mort du roi le trône passât à son fils, ou, à défaut d'enfant mâle, à ses filles, par ordre de primogéniture; or, à la mort du dernier roi, le trône s'étant trouvé vacant, l'autorité avait passé à la femme de Guy, fille aînée du roi Amaury; c'est en qualité de mari de la princesse que Guy avait été reconnu roi. La reine étant morte sans enfants, le trône devait appartenir à sa sœur cadette [138], épouse de Honfroy [139], mais sur ces entrefaites le marquis de Tyr, qui convoitait le trône, enleva la femme de Honfroy, sous prétexte qu'un tel mari n'était pas digne du trône, et l'épousa lui-même. Cette union fut consacrée par les prêtres, bien que la princesse fût alors enceinte; dès lors le marquis de Tyr fut reconnu roi de la Palestine. Le roi d'Angleterre seul fit des difficultés. Honfroy et le roi Guy le mirent dans leurs intérêts; et alors le marquis, effrayé, s'enfuit à Tyr. En vain les chrétiens, qui faisaient beaucoup de cas des talents du marquis, lui écrivirent pour l'engager à revenir; il s'y refusa.»
Cependant le roi d'Angleterre était toujours malade. Boha-Eddin remarque que cette maladie du roi fut une grande faveur de Dieu; car la brèche était alors considérable et la ville à toute extrémité. L'armée et la garnison étaient dans l'abattement; tous les jours les chrétiens imaginaient quelque nouveau genre d'attaque; tous les jours ils essayaient de quelque nouveau piège; aussi Saladin, était-il en proie à une grande inquiétude. Dans ce danger, il se hâta d'écrire de tous côtés pour solliciter du secours. Depuis quelque temps il n'avait plus écrit au calife de Bagdad, soit qu'il eût reconnu l'inutilité de ses démarches précédentes, soit qu'il se crût désormais hors de danger; il rompit alors le silence, et adressa au calife la lettre suivante, qui nous a été conservée par le compilateur des Deux-Jardins.
«Votre serviteur a toujours le même respect pour vous, mais il se lasse et s'ennuie d'avoir à tout instant à vous écrire sur nos ennemis, dont la puissance s'accroît sans cesse et dont la méchanceté n'a plus de bornes. Non! jamais les hommes n'avaient vu ni entendu un tel ennemi qui assiège et est assiégé, qui resserre et est resserré, qui à l'abri de ses retranchements ferme l'accès à ceux qui voudraient s'approcher, et fait manquer l'occasion à ceux qui la cherchent. En ce moment, les Francs ne sont guère au dessous de 5,000 cavaliers et de 100,000 fantassins; le carnage et la captivité les ont anéantis, la guerre les a dévorés, la victoire les a délaissés; mais la mer est pour eux, la mer s'est déclarée pour les enfants du feu [140]. De vouloir définir le nombre des peuples qui composent l'armée chrétienne et les langues barbares qu'ils parlent, cela serait impossible; l'imagination même ne saurait se le représenter. On dirait que c'est pour eux que Motenabbi a fait ce vers:
«Là sont rassemblés tous les peuples avec leurs langues diverses; aux interprètes seuls est donné de converser avec eux.»
C'est au point que lorsque nous faisons un prisonnier, ou qu'un d'entre eux passe de notre côté, nous manquons d'interprètes pour les entendre; souvent l'interprète à qui on s'adresse renvoie à un autre, celui-ci à un troisième, et ainsi de suite. La vérité est que nos troupes sont lassées et dégoûtées; elles ont vainement tenu bon jusqu'à l'épuisement des forces; elles sont demeurées fermes jusqu'à l'affaiblissement des organes. Malheureusement les guerriers qu'on nous envoie, venant de fort loin, arrivent le dos brisé, en moins grand nombre qu'ils ne sont partis, et la poitrine oppressée par ennui de cette guerre; en arrivant, ils voudraient partir, et ils ne parlent que de leur retour. Tant de faiblesse inspire une nouvelle audace à nos détestables ennemis; ces ennemis de Dieu imaginent tous les jours quelque nouvelle malice. Tantôt ils nous attaquent avec des tours, tantôt avec des pierres; un jour c'est avec les débabés [141], un autre avec les béliers; quelques fois ils sapent les murs; d'autres fois ils s'avancent sous des chemins couverts, ou bien ils essayent de combler nos fossés, ou bien encore ils escaladent les remparts. Quelques fois ils montent à l'assaut, soit de jour, soit de nuit; d'autres fois ils attaquent par mer, montés sur leurs vaisseaux. Enfin voilà qu'à présent, non contents d'avoir élevé dans leur camp un mur de terre, ils se sont mis en tête de construire des collines rondes en forme de tours, qu'ils ont étayées de bois et de pierres; et lorsque cet ouvrage a été conduit à sa perfection, ils ont creusé la terre par derrière et l'ont jetée en avant, l'amoncelant peu à peu, et s'avançant vers la ville les uns à la suite des autres, jusqu'à ce qu'ils se trouvent maintenant à une demi-portée de trait. Jusqu'ici le feu et les pierres avaient prise sur leurs tours et leurs palissades de bois; mais à présent comment entamer avec les pierres ou consumer avec le feu ces collines de terre qui sont à la fois un rempart pour les hommes et un abri pour les machines.»
Les lettres de Saladin ne produisirent pas de grands effets, et les musulmans ne se montrèrent pas fort zélés à le seconder. A cet égard, le trait qui lui fut le plus sensible lui vint de son neveu Taki-Eddin. On lit dans Emad-Eddin que ce prince, ayant reçu en fief quelques villes de Mésopotamie, essaya d'agrandir ses domaines aux dépens de ses voisins; ce qui obligea les princes de la contrée à se tenir sur leurs gardes, et ce qui fut cause qu'ils n'envoyèrent pas cette année au Sultan autant de troupes que par le passé. Saladin fut très-indigné de cet excès d'ambition; il lui parut étrange que tandis que les chrétiens se montraient si acharnés contre l'islamisme son neveu songeât à ses intérêts particuliers. Aussi quand il reçut la nouvelle de cette conduite, il la traita d'œuvre du diable.
Sur ces entrefaites, il arriva au camp un nouveau député chrétien, demandant à parler à Saladin. Boha-Eddin rapporte que Malek-Adel et Afdal, fils du sultan, eurent une entrevue avec le député: «N'a pas qui veut, lui dirent-ils, la faculté d'approcher du sultan; il faut avant tout solliciter son agrément.» Cependant Saladin y consentant; on lui présenta le député, qui lui donna le salut du roi d'Angleterre, et dit: «Mon maître désire avoir une entrevue avec vous; si vous voulez lui accorder un sauf-conduit, il viendra vous trouver et vous instruire lui-même de ses volontés; à moins que vous n'aimiez mieux choisir dans la plaine un lieu situé entre les deux armées, où vous puissiez traiter ensemble de vos intérêts.» Le sultan répondit: «Si nous avons une conférence, il ne comprendra pas mon langage, ni moi le sien; autant vaut recourir à l'intermédiaire d'un ambassadeur.» Cependant le député insistant, il fut convenu que l'entrevue aurait lieu entre le roi et Malek-Adel; mais les jours suivants le député ne parut plus. Le bruit courut que le roi d'Angleterre avait été dissuadé par les princes chrétiens d'aller au rendez-vous, sous prétexte qu'il se compromettrait; on ajoutait même que le roi de France, qui avait de l'autorité sur le prince, lui en avait fait défense expresse. Ce ne fut que quelque temps après que le député du roi d'Angleterre revint pour démentir ces bruits; il avait ordre de déclarer que le roi se conduisait par ses volontés, et non d'après celles des autres. «Je gouverne, disait le roi, et ne suis pas gouverné; si j'ai manqué au rendez-vous, c'est à cause de ma maladie.» Ensuite le député, qui au fond venait pour demander différentes choses dont son maître avait besoin dans sa maladie, poursuivit ainsi: «C'est la coutume entre nos rois de se faire des présents, même en temps de guerre; mon maître est en état d'en faire qui sont dignes du sultan: me permettez-vous de les apporter? Vous seront-ils agréables, venant par l'entremise d'un député?» A quoi Malek-Adel répondit: «Le présent sera bien reçu, pourvu qu'il nous soit permis d'en offrir d'autres en retour.» Le député reprit: «Nous avons amené ici des faucons et d'autres oiseaux de proie qui ont beaucoup souffert dans le voyage et qui se meurent de besoin; vous plaira-t-il de nous donner des poules et des poulets pour les nourrir? Dès qu'ils seront rétablis, nous en ferons hommage au sultan.—Dites plutôt, repartit Malek-Adel, que votre maître est malade, et qu'il a besoin de poulets pour se remettre. Au reste, qu'à cela ne tienne; il en aura tant qu'il voudra; parlons d'autre chose.» Mais l'entretien n'alla pas plus loin. Quelques jours après, le roi d'Angleterre renvoya au sultan un prisonnier musulman, et Saladin remit au député une robe d'honneur. Ensuite le roi envoya demander des fruits et de la neige, qui lui furent accordés.
Boha-Eddin rapporte que le but de ces fréquentes ambassades de la part du roi était surtout de connaître l'état et les dispositions des troupes musulmanes, et que le sultan n'en était pas fâché, afin de savoir aussi ce que pensaient les chrétiens. «Pendant ce temps, poursuit Boha-Eddin, les machines de l'ennemi ne cessaient de battre la ville; bientôt la garnison ne suffit plus à la défense des remparts; quelquefois les soldats passaient plusieurs jours et plusieurs nuits de suite sans dormir et sans prendre de repos; les chrétiens au contraire, se relevaient les uns les autres. Le Ier juillet, ils tentèrent un assaut général; dans cette vue, ils se partagèrent en plusieurs corps, et s'ébranlèrent, cavalerie et infanterie. Aussitôt le sultan fit prendre les armes à ses troupes, et se porta contre le camp ennemi pour faire diversion. Ce jour-là il y eut un engagement terrible; le sultan courait à cheval d'un rang à l'autre, semblable à une lionne qui a perdu ses petits, en criant: «O musulmans, musulmans!» et ayant les yeux mouillés de larmes. Toutes les fois que ses regards venaient à tomber sur la ville, il se représentait les maux qui accablaient la garnison; il pensait aux souffrances des soldats; à cette idée, son ardeur s'allumait, et il renouvelait le combat. Il passa toute cette journée sans manger et ne prit qu'une potion qu'avait ordonnée le médecin. Pour moi, remarque Boha-Eddin, je ne pus résister à tant de fatigues, et je quittai le sultan pour m'enfermer dans ma tente sur la colline d'Aïadia, d'où je pouvais tout voir. Le combat ne cessa qu'à la nuit.»
«Sur ces entrefaites, continue Boha-Eddin, nous reçûmes de la garnison une lettre ainsi conçue: «Nous sommes dans le dernier état de faiblesse; nous ne pouvons tenir plus longtemps; demain 2 juillet, si vous ne venez à notre secours, nous négocierons pour nos vies; nous abandonnerons la ville; nous tâcherons de sauver nos têtes.» Cette nouvelle, poursuit Boha-Eddin, était la plus fâcheuse possible; nous en fûmes tous accablés. Il y avait alors dans Acre l'élite des guerriers de la Palestine, de la Syrie, de l'Égypte et de tous les pays musulmans; on y remarquait les plus braves émirs de l'armée et les plus illustres héros de l'islamisme. A la lecture de cette lettre, le sultan ressentit une affliction qu'il n'avait jamais éprouvée; on craignit même pour sa vie; et cependant il ne cessait de louer Dieu et de tout prendre en patience. Dans ce danger, il se décida, pour procurer du repos à la ville, à attaquer le camp ennemi. Au point du jour, il fit battre le tambour; toute l'armée prit les armes, cavalerie et infanterie, et l'assaut commença; mais le sultan fut mal secondé. Une partie de l'infanterie chrétienne s'était placée derrière ses retranchements, ferme comme un mur, et il ne fut jamais possible de l'entamer. J'ai ouï dire à l'un de ceux qui parvinrent jusqu'au camp ennemi, qu'il vit un chrétien, lequel du haut des retranchements, et ayant à ses côtés des hommes qui lui fournissaient des traits et des pierres, repoussait les assaillants; sa constance était extraordinaire; déjà il était atteint de plus de cinquante traits ou coups de pierre, sans que rien pût lui faire lâcher pied; nous n'en fûmes délivrés que par un pot de naphte qui le brûla entièrement. Un autre m'a assuré avoir vu une femme qui se battait comme les hommes. Le combat dura jusqu'à la nuit.
«Pendant cette attaque, il s'en livrait une autre du côté de la ville. Déjà les chrétiens étaient parvenus jusque sur l'avant-mur, et ils allaient forcer la dernière barrière, lorsqu'ils perdirent six de leurs braves les plus illustres. Cet accident ralentit leur courage, et Saïf-Eddin-Maschtoub, commandant de la ville, en profita pour négocier. Il se présenta au roi de France, et lui dit: «Vous savez que la plupart des villes de ce pays que nous occupons, nous les avons prises sur vous; nous les pressions de toutes nos forces, mais du moment que les habitants demandaient la vie, nous la leur accordions, et nous les laissions aller en liberté; accordez-nous à votre tour les mêmes conditions, et nous abandonnerons Acre.» Le roi répondit: «Ceux dont vous me parlez, aussi bien que vous, vous êtes mes esclaves et mes serviteurs; commencez par vous rendre, et je verrai ce que j'ai à faire.» A ces mots, Maschtoub ne put retenir son indignation. «Nous ne rendrons pas la ville, s'écria-t-il, vous n'entrerez pas que nous ne soyons tués, et aucun de nous ne périra qu'il n'ait tué cinquante des vôtres.» En disant ces mots, il se retira.
Mais quand il fut de retour dans la ville, la frayeur s'empara des esprits; plusieurs s'enfuirent la nuit dans une barque. Ibn-Alatir dit que les uns périrent dans la traversée et s'en allèrent à la demeure éternelle; les autres arrivèrent sains et saufs auprès du sultan. Saladin fut très-irrité de cette désertion; si l'on en croit Emad-Eddin, il ôta, dans sa colère, à ces lâches émirs, les terres et les bénéfices militaires qu'il leur avait donnés, et par cette sévérité il en engagea quelques-uns à retourner à leur poste. Mais déjà l'effet était produit; les habitants se trouvaient au dernier degré de l'abattement, et la même crainte se communiqua à l'armée. Aussi le lendemain, quand le sultan ramena ses troupes au combat, elles refusèrent d'en venir aux mains, prétendant que c'était inutilement compromettre l'honneur de l'islamisme. Cependant le roi d'Angleterre, ayant envoyé trois hommes pour demander de la neige et des fruits, obtint ce qu'il désirait.
Tout-à-coup, dans la nuit du samedi 5 du mois, les Francs, au rapport de Boha-Eddin, entendirent un grand bruit qui leur fit croire qu'une nouvelle armée venait d'entrer dans la ville; là-dessus ils prirent les armes, comme pour marcher au combat. Le même bruit fut entendu de l'armée musulmane, et les soldats s'ébranlèrent aussi. C'était une fausse alerte, et ce bruit extraordinaire avait été occasionné par l'arrivée subite de quelques cavaliers habillés de vert dans la ville. Un chrétien s'avançant sous les remparts, cria à un soldat de la garnison qui était en sentinelle: «Par ta foi, dis-moi combien il en est entré. Je les ai vus; ils étaient à cheval et habillés de vert; ils n'étaient guère au-dessous de mille [142].»
«Le lendemain, poursuit Boha-Eddin, nous reçûmes une nouvelle lettre de la garnison, ainsi conçue: «Nous avons tous juré de mourir; nous nous ferons tuer plutôt que de nous rendre; ils n'entreront pas tant que nous serons en vie; seulement faites diversion et empêchez l'ennemi de nous attaquer. Telle est notre résolution. Gardez-vous de céder; pour nous, notre parti est pris.»
«Le fait est que les jours suivants les chrétiens n'attaquèrent pas la ville; ils envoyèrent faire de nouvelles propositions, aimant mieux, disaient-ils, entrer sans effusion de sang, et demandant que tous les prisonniers chrétiens fussent mis en liberté, et que toutes les villes de la Palestine et de la Phénicie qu'ils avaient perdues leur fussent rendues. Mais Saladin ne voulut pas accepter ces conditions; il offrit la ville seule avec ce qu'elle contenait, non compris la garnison; il offrit encore de rendre le bois du crucifiement (la vraie croix), ce qui fut refusé.»
Ibn-Alatir dit de plus que Saladin proposa de rendre un prisonnier chrétien pour chaque musulman qui se trouverait dans la ville. «Sur le refus des Francs, ajoute-t-il, le sultan écrivit aux soldats de la garnison de sortir le lendemain tous ensemble, et de s'ouvrir un passage à travers l'armée chrétienne; il leur enjoignit de suivre les bords de la mer et de se charger de tout ce qu'ils pourraient emporter, promettant de son côté d'aller à leur rencontre avec ses troupes et de favoriser leur retraite. Les assiégés se disposèrent à évacuer la ville; chacun mit à part ce qu'il voulait sauver. Malheureusement ces préparatifs durèrent jusqu'au jour; et les chrétiens, prévenus du projet, occupèrent toutes les issues. Quelques soldats montèrent sur les remparts et agitèrent un drapeau; c'était le signal de l'attaque. Saladin se précipita aussitôt sur le camp des chrétiens pour faire diversion, mais tout fut inutile; les chrétiens firent à la fois face à la garnison et à l'armée du sultan. Tous les musulmans étaient en larmes; Saladin allait et venait, animant ses guerriers; peu s'en fallut même qu'il ne forçât le camp ennemi; à la fin, il fut repoussé par le nombre.»
La ville était alors ouverte de toutes parts et réduite à la dernière extrémité. Le vendredi suivant, 17 du mois, la garnison, au rapport de Boha-Eddin, envoya un nageur au sultan, avec une lettre qui annonçait l'état horrible où elle se trouvait et l'impossibilité de tenir plus longtemps. Aussitôt Saladin se disposa à tenter un dernier effort; il assembla son conseil, et après lui avoir exposé le malheureux état de la ville, il proposa de renouveler le combat. Les avis furent partagés; mais pendant qu'on délibérait, on vit tout-à-coup arborer sur les murs l'étendard et les bannières des Francs; en même temps, un grand cri s'éleva du côté de l'armée chrétienne. On était alors vers l'heure de midi. Les musulmans en furent accablés; ils demeurèrent un instant comme frappés de stupeur; on eût dit qu'ils avaient l'esprit égaré; ensuite ils éclatèrent en gémissements et en sanglots; tous les cœurs prirent part à la douleur commune, à proportion de leur foi et de leur piété; tous les musulmans s'affligèrent de cette perte par esprit de religion. «Pour moi, poursuit Boha-Eddin, je restai tout ce temps là auprès de Saladin; il paraissait plus affecté qu'une mère qui a perdu son fils unique et fondait en larmes; je lui offris des consolations analogues à la circonstance; je l'exhortai à songer plutôt aux moyens de sauver Jérusalem et la Palestine.»
L'historien Emad-Eddin, qui était aussi à l'armée, témoigne également que les musulmans lorsqu'ils virent planter l'étendard des chrétiens sur les remparts furent tous dans l'affliction. «Nous ignorions encore, dit-il, comment la ville avait été prise et à quelles conditions. Ainsi le décret de Dieu eut son effet. Les consolations étaient faibles et l'espérance fuyait loin de nous. Quand la nuit fut venue, le sultan s'enferma dans sa tente, livré à de noires pensées. Le lendemain nous allâmes le trouver; il était triste et inquiet de l'avenir; nous essayâmes de le consoler; nous lui dîmes: Cette ville était une de celles que Dieu avait prises, et elle est retombée au pouvoir de ses ennemis. J'ajoutai: La loi n'a pas péri pour une ville perdue; il faut avoir en Dieu la même confiance.»
Voici comment Ibn-Alatir raconte la prise d'Acre. «Quand Maschtoub, dit-il, vit l'état désespéré de la ville et l'impossibilité de la défendre, il alla traiter avec les Francs. Il fut convenu que les habitants et la garnison sortiraient en liberté avec leurs biens, moyennant la somme de 200,000 pièces d'or, la liberté de 2,500 prisonniers chrétiens, dont 500 d'un rang élevé, et la restitution de la croix du crucifiement; de plus, Maschtoub promit 10,000 pièces d'or pour le marquis de Tyr, et 4,000 pour ses gens; il fut accordé un certain délai pour le payement de l'argent et la remise des prisonniers. Tout étant ainsi convenu, les deux partis jurèrent l'exécution du traité, et les Francs entrèrent dans la ville.»
Reinaud, Bibliothèque des Croisades, t. 4, p. 302.