L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
LA CROISADE D'ENFANTS.
1212-1213.
L'expédition d'outre-mer entreprise vers 1212, et composée d'enfants, si elle n'est pas un des événements les plus marquants de l'histoire des croisades, n'en paraît pas un des moins extraordinaires...
Il paraît que les croisés appartenaient à deux nations et formèrent deux troupes qui suivirent une route opposée. Les uns, partis de l'Allemagne, traversèrent la Saxe, les Alpes, et arrivèrent jusqu'aux bords de la mer Adriatique; la France fournit les autres; et ceux-ci, rassemblés aux environs de Paris, traversèrent la Bourgogne et arrivèrent à Marseille, lieu de leur embarquement.
Les prestiges, les fascinations, l'annonce de prodiges, furent employés pour soulever cette jeunesse et la mettre en mouvement. On rapportait, selon Vincent de Beauvais [188], que le Vieux de la Montagne, qui avait coutume d'élever des Arsacides depuis l'âge le plus tendre, retenait deux clercs captifs, et ne leur accorda la liberté que lorsqu'ils lui eurent promis de lui ramener de jeunes garçons de la France. L'opinion était donc que ces enfants, trompés par de fausses visions et séduits par les promesses des deux clercs, se revêtirent du signe de la croix.
Le promoteur de la croisade en Allemagne était un certain Nicolas, Allemand de nation. Cette multitude d'enfants s'était persuadée, dit Bizarre [189], à l'aide d'une fausse révélation, que la sécheresse serait telle cette année que les abîmes de la mer se trouveraient à sec; et elle était venue à Gênes dans l'intention de se rendre à Jérusalem en suivant le lit aride de la Méditerranée.
La composition de ces troupes répondait parfaitement à ces moyens de séduction. On y voyait des enfants de tout âge, de toute condition, même de tout sexe; quelques-uns n'avaient pas plus de douze ans; ils se mettaient en route des villes et des villages, sans chefs, sans guides, sans aucune provision, ayant la bourse vide. En vain leurs parents, leurs amis, cherchaient à les retenir, en leur montrant la folie d'une telle expédition; la captivité dans laquelle on les condamnait redoublait leur ardeur; brisant les portes, ou s'ouvrant une issue à travers les murs, ils parvenaient à s'échapper et allaient rejoindre leurs bandes respectives. Si on les interrogeait sur le but de leur voyage, ils répondaient qu'ils allaient visiter les lieux saints [190]. Quoiqu'un pèlerinage commencé sous de semblables auspices, marqué de toutes sortes d'excès, dût être un objet de scandale plutôt que d'édification, il y eut des gens assez peu sensés pour y voir un effet de la toute-puissance de Dieu; des hommes, des femmes quittèrent leurs maisons et leurs champs, et se joignirent aux troupes vagabondes, croyant suivre la voie du salut; d'autres leur fournirent de l'argent et des vivres, pensant aider des âmes inspirées de Dieu et guidées par les sentiments d'une vive piété. Le pape, instruit de leur marche, dit en gémissant: «Ces enfants nous reprochent d'être plongés dans le sommeil, tandis qu'ils volent à la défense de la Terre Sainte.» Si des hommes prévoyants, parmi le clergé, blâmaient ouvertement cette expédition, on donnait l'incrédulité et l'avarice pour motif de leurs censures; et afin d'éviter le mépris public, la sagesse était condamnée au silence.
Cependant l'événement fit voir que tout ce que l'homme entreprend sans raison n'obtient point une heureuse issue; et bientôt, dit l'évêque Sicard [191], cette multitude disparut tout entière. Mais il faut soigneusement distinguer ici le sort des croisés allemands et français; quoiqu'une partie de ceux-ci ait pu se diriger vers l'Italie.
Il suffisait de porter le signe de la croix pour être admis dans la croisade; si la surveillance des princes et des prélats, dans les expéditions dirigées par la puissance ecclésiastique et séculière, ne parvenait point à en écarter les hommes de mauvaises mœurs, quelle espèce, de gens ne devait point recéler une réunion formée sans aucun soin, et dont la plupart des membres fuyaient, comme l'enfant prodigue, la maison paternelle, pour se livrer sans contrainte à leurs penchants vicieux? Aussi, le récit de Godefroi le Moine [192] ne doit-il point nous étonner, lorsqu'il rapporte que des voleurs se mêlèrent parmi les pèlerins allemands et disparurent après les avoir dépouillés de leurs bagages et des dons que les fidèles leur distribuaient. Un de ces voleurs ayant été reconnu à Cologne, termina ses jours sur la potence. A ce premier malheur se joignit une foule de maux, résultat nécessaire de l'imprévoyance des croisés. La fatigue d'une longue route, la chaleur, le besoin, en moissonnèrent une grande partie. De ceux qui arrivèrent en Italie, les uns se dispersèrent dans les campagnes, et, dépouillés par les habitants, ils furent réduits en servitude; d'autres, au nombre de sept mille, se présentèrent devant Gênes. D'abord le sénat leur permit de séjourner six ou sept jours dans la ville; mais, réfléchissant ensuite sur l'inutilité de leur entreprise, craignant qu'une telle multitude n'apportât la disette, appréhendant surtout que Frédéric, qui était alors en rébellion contre le saint-siége et en guerre avec Gênes, ne profitât de cette circonstance pour exciter quelque tumulte, il ordonna aux croisés de s'éloigner de la ville. Cependant une opinion reçue du temps de Bizarre était que la république accorda le droit de cité à plusieurs de ces jeunes Allemands, distingués par l'éclat de leur naissance; ils acquirent par la suite une telle considération qu'ils entrèrent dans l'ordre des patriciens; et c'est d'eux, ajoute le même historien, que tirent leur origine plusieurs familles encore existantes de nos jours, parmi lesquelles on distingue la maison des Vivaldi. Les autres, reconnaissant trop tard leur erreur, reprirent la route de leur pays; et ces croisés, qu'on avait vus s'avancer par troupes nombreuses, en répétant des chants propres à les animer, revinrent isolément, dépouillés de tout, marchant les pieds nus, éprouvant les angoisses de la faim, et servant de dérision à la population des villes et des campagnes.
Les croisés de France éprouvèrent un sort à peu près semblable: une faible partie revint; le reste périt dans les flots ou devint un objet de spéculation pour deux négociants de Marseille. Hugues de Fer et Guillaume Porc, c'étaient leurs noms, faisaient avec les Sarrasins un grand commerce, dont la vente des jeunes garçons formait une branche considérable. L'occasion d'un trafic avantageux ne pouvait être plus favorable; ils offrirent donc aux pèlerins qui arrivèrent à Marseille de les transporter en Orient, sans aucune rétribution, donnant à cet acte de générosité la piété pour motif. Cette proposition fut acceptée avec joie, et sept vaisseaux chargés de ces pèlerins voguèrent vers les côtes de Syrie. Au bout de deux jours de navigation, lorsque les bâtiments étaient parvenus en face de l'île Saint-Pierre, près la Roche-du-Reclus, une tempête violente s'éleva, et la mer engloutit deux de ces navires et tous les passagers qu'ils portaient. Les cinq autres parvinrent à Alexandrie, et les jeunes croisés furent tous vendus aux Sarrasins ou à des marchands d'esclaves [193]. Le calife en acheta quarante pour sa part, qui tous étaient dans les ordres, et les fit élever avec soin, dans un lieu séparé; douze autres périrent martyrs, n'ayant point voulu renoncer à la religion. Aucun d'eux, au dire d'un des clercs élevés par le calife, et qui recouvra par la suite sa liberté, n'embrassa le culte de Mahomet; tous, fidèles à la religion de leurs pères, la pratiquèrent constamment dans les larmes et dans la servitude. Hugues et Guillaume, ayant formé plus tard le projet d'assassiner Frédéric, furent découverts, et périrent d'une mort honteuse, ainsi que trois Sarrasins leurs complices, trouvant dans cette fin misérable le juste salaire de leur trahison.
Par la suite, le pape Grégoire IX fit élever une église dans l'île de Saint-Pierre, en l'honneur des naufragés, et institua douze canonicats pour la desservir. On montrait encore du temps d'Albéric le lieu où avaient été ensevelis les cadavres que la mer avait rejetés sur ses bords.
Quant aux croisés qui survécurent à tant de calamités et restèrent en Europe, le pape ne voulut pas les relever de leurs vœux, à l'exception toutefois de quelques vieillards ou infirmes; le reste fut obligé de s'acquitter du pèlerinage dans l'âge de maturité, ou le racheta par des aumônes.
Jourdain, Lettre à M. Michaud, dans l'Histoire des Croisades, t. 3, p. 605.