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L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques

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Le duc Godefroi et ceux qui étaient avec lui sur la partie supérieure de la machine jetaient de grandes quantités de traits et de pierres sur les assiégés et repoussaient ceux qui essayaient de défendre encore la muraille. D'autres chrétiens, à l'aide de trois mangonneaux, frappaient sans relâche ceux qui venaient défendre la muraille. Pendant ce temps, deux frères, nommés Ludolf et Engilbert, s'aperçurent que les ennemis commençaient à faiblir et à reculer devant la grêle de pierres qui les accablait de tous côtés; comme ils étaient près du mur, dans l'étage du milieu de la machine, ils en sortirent, lancèrent des arbres en avant sur le mur, et s'élancèrent les premiers dans la ville, et repoussèrent ceux qui étaient encore sur les murailles. Voyant cela, Godefroi et son frère Eustache se hâtèrent de descendre de l'étage supérieur de la machine et de courir au secours de Ludolf et d'Engilbert. Alors, tous les pèlerins, transportés de joie du triomphe de leurs chefs, dressèrent leurs échelles contre les murs, et s'élancèrent pour pénétrer dans la ville.

Les Sarrasins, voyant les murailles occupées et les chrétiens se répandre dans la ville, furent saisis d'épouvante et se sauvèrent, la plupart cherchant un refuge dans le palais de Salomon, très-grand et solide édifice. Mais les Français les poussèrent vigoureusement la lance et l'épée dans les reins et arrivèrent avec les fuyards aux portes du palais, massacrant sans relâche les païens. Quatre cents chevaliers envoyés par le roi de Babylone [90] avaient longtemps parcouru la ville, appelant les habitants aux armes ou les secourant à l'occasion; voyant les Sarrasins en pleine déroute, ils se sauvèrent au plus vite vers la tour de David. Les chrétiens les poursuivirent si vivement que les Sarrasins eurent à peine le temps d'entrer dans la tour, laissant leurs chevaux tout bridés et sellés à la porte; les chrétiens s'en emparèrent. Pendant ce temps, des pèlerins s'avancèrent contre une des portes de Jérusalem, et ayant brisé les serrures et fait sauter les barres de fer, ouvrirent un passage à la foule des chrétiens. On se pressa si violemment à cette porte pour entrer, que les chevaux, dit-on, étouffés et inondés de sueur, mordaient ceux qui les entouraient, malgré les efforts de leurs cavaliers. Seize hommes furent renversés et écrasés sous les pieds des chevaux; des mulets et des hommes périrent dans cette presse. Une autre colonne de pèlerins pénétra par la brèche que le bélier avait faite dans la muraille avec sa tête de fer, s'élança en poussant de grands cris, vers le palais de Salomon, et arrivant au secours de ceux qui s'y étaient portés les premiers, massacra sans pitié tous les Sarrasins qui se trouvaient dans cet immense palais. Le sang coula en si grande quantité qu'il forma des ruisseaux dans la cour royale, et que les hommes y trempaient leurs pieds jusqu'aux talons. Les Sarrasins essayèrent en vain d'échapper au massacre et de repousser les chrétiens; ils en tuèrent cependant une assez grande quantité.

En avant des portes du palais, on trouve la citerne royale, si grande et si profonde qu'elle ressemble à un lac; elle est couverte d'une toiture soutenue par des colonnes de marbre. Beaucoup de Sarrasins s'étaient réfugiés sous l'escalier qui conduit au bord de l'eau; les uns furent jetés à l'eau et noyés, les autres furent tués sur l'escalier en combattant les chrétiens...... Les chrétiens sortirent du palais après y avoir massacré 10,000 Sarrasins; ils passèrent ensuite au fil de l'épée les troupes de païens qu'ils rencontrèrent se sauvant dans les rues; on tuait les femmes qui s'étaient réfugiées dans les tours du palais ou sur d'autres points élevés; les enfants, enlevés au sein de leurs mères ou dans leurs berceaux, étaient pris par les pieds et lancés, de sorte que leurs têtes se brisaient contre les murailles ou sur le seuil des portes. D'un côté, on tuait les Sarrasins à coups d'épée; d'un autre à coups de pierres; ni l'âge, ni le rang ne leur faisait éviter la mort. Si un chrétien occupait le premier une maison ou un palais, il en devenait le maître et de tout ce qui y était renfermé, meubles, grains, huile, vin, argent, habits; bientôt la ville tout entière fut à eux.

Pendant que les chrétiens entraient dans la ville, et donnaient carrière à toute leur fureur en massacrant les païens dans le palais et dans les rues et en pillant les maisons, Tancrède se dirigeait vivement vers le temple et y entrait après avoir brisé les serrures. Aidé par ceux qui l'avaient suivi, il arracha une prodigieuse quantité d'or et d'argent qui recouvrait les colonnes et les murailles de l'enceinte intérieure, et employa deux jours à enlever les trésors que les Turcs avaient rassemblés pour décorer le temple. On dit que deux Sarrasins, sortis de la ville pendant le siége, avaient révélé à Tancrède, pour obtenir la vie sauve, la place où il trouverait ce trésor. Au bout de deux jours, Tancrède sortit du temple avec ses richesses, et les partagea avec Godefroi. Ceux qui ont vu ce monceau d'or et d'argent disent que six chameaux ou mulets auraient à peine suffi pour le porter..... Pendant que Tancrède, dominé par l'avarice, allait piller le temple, pendant que tous les princes dépouillaient les Sarrasins et s'emparaient de leurs demeures, et pendant que le peuple faisait au palais de Salomon un affreux massacre des païens, le duc Godefroi, ne prenant part à aucun massacre, déposait ses armes, se couvrait d'un vêtement de laine, et, accompagné de trois de ses compagnons, Baudry, Adelbold et Stabulon, sortait hors de la ville, les pieds nus, suivait humblement l'enceinte extérieure, rentrait par la porte qui est devant la montagne des Olives, et venait au sépulcre de N.S.J.C., fils du Dieu vivant, pleurer, prier et rendre grâces à Dieu qui lui avait permis de voir se réaliser ses plus ardents désirs. .....Le duc sortit ensuite du sanctuaire du sépulcre du Seigneur, plein de joie de la victoire qu'il venait de gagner, et rentra dans son logement pour s'y reposer. Toute l'armée se reposait aussi du carnage; et pendant cette nuit, Jérusalem, la cité du Dieu vivant et notre mère, ayant été rendue à ses enfants par une grande victoire, les chrétiens accablés de fatigue se livrèrent à un profond sommeil.

Le sixième jour de la semaine, le 15 juillet, le comte Raimond de Toulouse, entraîné par l'avarice, reçut une grande somme d'argent et laissa partir sans leur faire de mal les chevaliers sarrasins qu'il assiégeait dans la tour de David, où ils s'étaient retirés; mais il s'empara de leurs armes, de leurs vivres, de leurs dépouilles, et garda pour lui la forteresse elle-même. Le lendemain matin, jour du sabbat, trois cents Sarrasins qui s'étaient retirés pour échapper au massacre, sur la partie la plus élevée du palais de Salomon, supplièrent qu'on leur accordât la vie; n'osant se fier à personne et se voyant exposés à toute sorte de dangers, ils ne se décidèrent à quitter leur retraite que quand ils virent la bannière de Tancrède élevée devant eux comme gage de la protection qu'ils imploraient. Ce gage ne les sauva pas cependant; des chrétiens indignés de ce pardon, entrèrent en fureur et les massacrèrent tous. Tancrède, qui était plein d'orgueil, fut irrité de l'affront qu'il venait de recevoir, et sa colère ne se serait pas calmée sans une vengeance terrible qui risquait de jeter la discorde dans l'armée, si les hommes sages ne fussent parvenus à le calmer par leurs conseils. Jérusalem, lui dirent-ils, a été conquise malgré les plus grandes difficultés et malgré la mort d'un grand nombre des nôtres; aujourd'hui elle est arrachée au joug du roi de Babylone et des Turcs; gardons-nous de la perdre par cupidité, par mollesse ou par pitié pour l'ennemi; il ne faut pas épargner les prisonniers et les païens qui sont encore dans la ville. Car si le roi de Babylone venait nous attaquer avec une forte armée, nous serions attaqués au dedans comme au dehors, et nous serions vaincus. Il est nécessaire aujourd'hui de tuer sans retard tous les Sarrasins et païens prisonniers qui doivent être rachetés ou qui sont déjà rachetés à prix d'or, de peur que leurs machinations et leurs complots ne nous attirent quelques malheurs.

On approuva cet avis, et le troisième jour après la victoire les chefs de l'armée firent connaître leur résolution. Aussitôt les chrétiens s'arment et se préparent à anéantir la race misérable des païens qui avaient survécu aux premiers événements. Les uns furent tirés de prison et eurent la tête coupée; les autres furent égorgés dans les rues ou sur les places, à mesure qu'on les rencontrait, et tous après avoir racheté leur vie en donnant une rançon ou en obtenant grâce de la pitié des chrétiens. Les jeunes filles et les femmes étaient tuées ou lapidées, et les pèlerins n'épargnaient ni l'âge ni le rang ni même les femmes enceintes. Craignant la mort et frappées de terreur à la vue de cette boucherie, les femmes et les filles se jetaient vers les pèlerins pendant qu'ils massacraient, les serraient dans leurs bras pour sauver leur vie ou se roulaient par terre en les suppliant de les épargner, en pleurant et en se lamentant. Les petits enfants, voyant la triste fin de leurs parents, augmentaient l'horreur de ces scènes par leurs cris horribles et leurs larmes amères. Mais c'était inutilement qu'on implorait la pitié et la miséricorde des chrétiens; leur âme était si complétement livrée à la passion du carnage, qu'ils tuèrent tout et que pas un enfant à la mamelle, de l'un ou de l'autre sexe, ne fut épargné. On dit que toutes les places de Jérusalem furent couvertes de monceaux de cadavres d'hommes, de femmes et d'enfants [91].

Albert d'Aix, Histoire des Croisades, livre VI.

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