L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
LA REINE BLANCHE.
A Sayette [246] vinrent au roi les nouvelles que sa mère était morte. Il en mena si grand deuil que de deux jours on ne put lui parler. Après cela, il m'envoya querir par un valet de sa chambre. Quand je vins devant lui en sa chambre, où il était tout seul, et qu'il me vit, il étendit ses bras, et me dit: «Ah! sénéchal, j'ai perdu ma mère.»—«Sire, répondis-je, je ne m'en étonne pas, car elle devait mourir; mais je m'étonne que vous, qui êtes un sage homme, ayez mené si grand deuil, car vous savez que le sage dit que la tristesse que l'homme a au cœur ne lui doit point paraître au visage; car celui qui le fait rend ses ennemis joyeux et ses amis malheureux.» Il lui fit faire de très-beaux services en Terre Sainte; et après il envoya en France un courrier chargé de lettres de prières aux églises, pour qu'on priât pour elle.
Madame Marie de Vertus, bien bonne dame et très-sainte femme, me vint dire que la reine avait beaucoup de chagrin, et me pria que j'allasse vers elle pour la consoler. Et quand je vins là, je trouvai qu'elle pleurait, et je lui dis que vérité dit celui qui dit qu'on ne doit pas croire femme, car c'était la femme que vous haïssiez le plus, et vous en avez tel chagrin! Et elle me dit que ce n'était pas pour elle qu'elle pleurait, mais pour le chagrin que le roi avait.
Les duretés que la reine Blanche fit à la reine Marguerite furent telles, que la reine Blanche ne voulait pas permettre que son fils fût en la compagnie de sa femme, sinon le soir quand ils allaient coucher. L'hôtel où le roi et la reine se plaisaient le plus à demeurer était à Pontoise, parce que la chambre du roi était au-dessus de la chambre de la reine. Ils avaient ainsi arrangé leur affaire qu'ils allaient causer dans un escalier qui descendait d'une chambre à l'autre; et ils avaient si bien disposé leurs arrangements que, quand les huissiers voyaient venir la reine dans la chambre du roi son fils, ils battaient les portes avec leurs verges, et le roi s'en venait courant dans sa chambre pour que sa mère l'y trouvât. Ainsi faisaient les huissiers de la chambre de la reine Marguerite quand la reine Blanche y venait, afin qu'elle y trouvât la reine Marguerite.
Une fois le roi était à côté de la reine sa femme, qui était en trop grand danger de mort, parce qu'elle s'était blessée d'un enfant qu'elle avait eu. La reine Blanche vint là et prit son fils par la main, et lui dit: «Venez vous-en, vous ne faites rien ici.» Quand la reine Marguerite vit que la mère emmenait le roi, elle s'écria: «Hélas, vous ne me laisserez donc voir mon seigneur ni morte ni vive!» Et alors elle se pâma, et l'on crut qu'elle était morte; et le roi, qui crut qu'elle se mourait, revint, et à grand'peine on la fit revenir.
Joinville, Histoire de saint Louis, traduite par L. Dussieux.