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L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques

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INFLUENCE DE LA LITTÉRATURE ET DES ARTS DE LA FRANCE EN EUROPE AU MOYEN AGE.

Littérature.

Lorsqu'au treizième siècle la littérature et l'art français débordèrent sur l'Europe, il semble en vérité que la France soit trop petite pour contenir toute sa grandeur; et à ce moment la politique française avec saint Louis avait autant de gloire et d'influence à l'extérieur que nos architectes et nos poëtes. Alors aussi des dynasties françaises régnaient sur presque toute l'Europe, en Portugal, en Castille, en Hongrie, en Pologne, à Constantinople, en Morée, à Athènes, en Chypre, en Syrie, à Naples, c'est-à-dire dans presque tous les États du bassin de la Méditerranée, qui fut vraiment alors un lac français. Ces dynasties répandaient dans leurs royaumes les usages, les arts et la langue de la mère-patrie.

Parmi les causes si diverses qui contribuèrent à augmenter alors l'influence de la France, il faut mentionner la renommée des grandes abbayes et des écoles de Cluny, de Clairvaux, de Prémontré, etc., où les étrangers venaient s'instruire dans les sciences sacrées et puiser le goût de l'art gothique: la célébrité de l'université de Paris [294], école suprême de toute l'Europe, où affluaient de tous les pays des milliers d'étudiants, qui remportaient ensuite chez eux la connaissance de notre littérature, de nos poëmes de chevalerie et de notre langue, qu'on appelait au temps de saint Louis la parleure commune à tous.

Le français, la langue d'oïl, était en effet parlé dans toute l'Europe et dans tout l'Orient, où il s'est conservé sous le nom de langue franque [295]. Au treizième siècle, les seigneurs allemands avaient autour d'eux «gent françoise pour apprendre françois leurs fils et leurs filles». Brunetto Latini, le maître du Dante, qui avait étudié à Paris, composa en français son «Trésor», espèce d'encyclopédie du treizième siècle, parce que cette langue, disait-il, était plus commune à toutes gens que les autres.

Dante pensa d'abord à écrire la Divine Comédie en français, afin qu'elle fût plus universellement connue. Il avait longtemps résidé à Paris; il avait lu nos poésies nationales, et s'en était fort inspiré. M. Rathery [296], après une patiente comparaison des poëmes de Dante et du Roman de la Rose, de Jean de Meung, établit que le poëte florentin a souvent imité et traduit quelquefois les vers du poëte français.

«Une longue insouciance pour notre vieille gloire littéraire nous a laissé beaucoup d'erreurs à combattre et de droits à revendiquer. On ne saurait croire avec quelle légèreté des écrivains du dernier siècle, et même du nôtre, ont abandonné et trahi la cause de l'originalité nationale dans un genre où il est si rare de créer. Peut-être s'imaginaient-ils avoir tout dit quand ils avaient répété, sans examen, quelque dicton puéril contre la stérilité française; et ils oubliaient que la France avait fourni de sujets d'épopées l'Italie, l'Espagne, l'Allemagne, l'Angleterre, sans compter les versions de nos poëmes dans presque toutes les langues du nord et de l'orient de l'Europe. De prétendus critiques, moins justes en France pour nos poëtes qu'on ne l'était hors de France, nous donnaient pour des traducteurs, tandis que c'est nous qui étions traduits [297]

Notre vieille poésie nationale, si goûtée des étrangers au treizième siècle, continua d'exercer son influence sur les littératures de l'Europe pendant longtemps encore, jusqu'au moment où la France, au seizième siècle, dédaigna son propre fonds littéraire et rejeta ses traditions; et à ce moment-là même les grands poëtes de l'Italie faisaient avec nos légendes chevaleresques, l'Arioste son Roland furieux, et le Tasse sa Jérusalem délivrée.

La langue et la littérature de la France ne furent pas seules adoptées par les peuples étrangers; il en fut de même de nos usages, de nos modes. Au milieu du onzième siècle, Sigefroi, abbé de Gœrz, déplorait que la décadence des anciens temps ait fait place à l'usage ignominieux des Français de se faire la barbe et de porter des habits courts. Presque en même temps, Godefroy de Bouillon recommandait aux chevaliers allemands la société des Français pour polir leurs mœurs et adoucir leur rudesse.

Architecture.

En même temps que la langue, les poésies, les mœurs et les modes même de la France étaient universellement acceptées, l'architecture française l'était pareillement. Les étrangers, qui venaient en si grand nombre à l'université de Paris, puisaient en France le goût de l'architecture française, qu'on appelle si improprement gothique. Entre autres faits, il faut parler de ces étudiants suédois qui, en 1287, envoyaient en Suède Étienne Bonneuil, tailleur de pierre de Paris, avec dix compagnons, pour aller «faire» la cathédrale d'Upsal, et lui fournissaient l'argent nécessaire à son voyage.

Sans vouloir écrire ici l'histoire de l'architecture gothique [298], il est peut-être utile de faire connaître les résultats des travaux les plus récents sur l'origine de cette architecture. Il est parfaitement certain aujourd'hui que l'architecture gothique a pris naissance en France, dans l'ancienne Neustrie [299], qu'elle y a acquis son développement, et que de la France elle s'est répandue dans les pays voisins. En effet, l'art gothique procède de l'art roman; or, certains monuments de l'Ile-de-France, de la Picardie et de la Champagne, présentent la transition entre les deux styles; on y remarque un mélange, une fusion des deux systèmes, tandis que partout ailleurs, au contraire, il y a une brusque substitution d'un style à l'autre. A coup sûr, il ne faudrait pas d'autres preuves de l'origine française, de la naissance en France de l'architecture gothique ou ogivale; eh bien, ces monuments de transition de la France du nord sont les plus anciens monuments à ogive, ce sont les plus incontestablement déterminés, et leurs dates indiquent qu'ils sont tous antérieurs à tous les autres monuments de style ogival construits dans les autres pays de l'Europe.

Le portail de Saint-Denis est de 1140; celui de Chartres est de 1145; le chœur de Saint-Germain-des-Prés est de 1163, et celui de Notre-Dame de Paris, de 1182. Hors de France, aux mêmes dates, on chercherait en vain des monuments aussi avancés dans ce style. C'est seulement en France que règne sans partage l'art ogival primitif [300], et c'est là qu'ont été construits les plus anciens et les plus beaux monuments gothiques, tels que les cathédrales de Soissons, de Laon, de Noyon, de Sens, de Reims, d'Amiens, de Paris, de Chartres, de Beauvais, etc., modèles du genre, qui ont été imités dans tout le reste de la France et en Europe. Les archéologues et les architectes anglais et allemands les plus instruits reconnaissent franchement que l'architecture gothique est d'origine française. Il est actuellement démontré pour tous les esprits au courant de la science archéologique que les monuments gothiques de l'Allemagne, d'ailleurs si peu nombreux, bien loin d'avoir servi de type à ceux de la France, sont d'une époque postérieure à ceux-ci, qu'ils ont été copiés d'après les nôtres, ou bien qu'ils ont été bâtis par des architectes français [301].

L'un de nos plus savants archéologues, M. Félix de Verneilh, a mis hors de doute ce point d'histoire fort important [302], que la cathédrale de Cologne, bien loin d'être le premier monument construit en style gothique, le monument modèle de tous les autres, est, au contraire, un édifice copié sur Notre-Dame d'Amiens et sur la Sainte-Chapelle de Paris. Le dôme de Cologne en effet n'a été commencé qu'en 1248, tandis que Notre-Dame d'Amiens a été construite de 1220 à 1288, et la Sainte-Chapelle de 1245 à 1248; voilà pour les dates. Les deux plans d'Amiens et de Cologne sont si ressemblants qu'on peut les confondre; ils se couvrent l'un l'autre, et lorsque le plan de Cologne s'éloigne par hasard du plan d'Amiens, c'est pour suivre celui de Beauvais. Le style, les détails, les fenêtres, les contre-forts de Cologne sont empruntés aux cathédrales d'Amiens, de Beauvais et à la Sainte-Chapelle. Les faits sont tellement évidents, que presque tous les archéologues allemands les admettent et rejettent les théories teutoniques de M. S. Boisserée.

Il faut encore ajouter que parmi les preuves de l'origine allemande de l'architecture gothique on a longtemps reproduit celle-ci. Il y avait, soutenaient de profonds érudits allemands, à Notre-Dame-de-l'Épine (en Champagne) une inscription latine ainsi conçue:

Guichart Antonis. Col. Sacer. Nor. Actee;

et l'on en tirait la conséquence qu'un prêtre de Cologne, Coloniensis Sacerdos, avait construit cette belle église, et en outre que le dôme de Cologne était le type du gothique. Il a été démontré depuis, par M. Didron, que l'inscription latine est une inscription en patois champenois ainsi conçue:

Guichart Anthoine tos catre nos at fet,

et s'applique aux quatre piliers du rond-point de l'église que ce maçon champenois réédifia tous les quatre au quinzième siècle.

L'Allemagne, qui a prétendu un moment avoir inventé le style ogival, n'a que huit monuments gothiques, tous d'une époque postérieure aux premiers monuments français de ce style. L'église de Wimpfen en Val, bâtie de 1263 à 1278, est due à un architecte français, auquel le doyen de cette collégiale avait recommandé de la construire en ouvrage français (opere francigeno). Mathieu d'Arras commença en 1343 la cathédrale de Prague, qui fut achevée par un autre Français, Pierre de Boulogne, en 1386. Les deux tours occidentales de la cathédrale de Bamberg, qui sont du second tiers du treizième siècle, sont évidemment copiées sur celles de Notre-Dame de Laon, dont la date est la fin du douzième siècle. La ressemblance est frappante; c'est le même style, ce sont les mêmes étages et les mêmes contreforts [303].

Les savants anglais les plus estimables reconnaissent eux-mêmes, disions-nous, que leur pays doit l'architecture gothique à la France [304]. En effet, le premier édifice de style ogival élevé en Angleterre est la cathédrale de Cantorbéry (1174), et c'est un architecte français, célèbre par ses travaux antérieurs, Guillaume de Sens, qui, après avoir été choisi au concours, construisit le chœur de cette église, absolument semblable par son plan, son style et son ornementation aux églises gothiques de l'Ile-de-France [305].

Le plus ancien monument construit dans le style appelé par les Anglais early english, la cathédrale de Lincoln, est encore l'œuvre d'un architecte français [306]. Cette église, rebâtie de 1195 à 1200 par les soins de l'évêque saint Hugues de Bourgogne, a été construite par un architecte de Blois, sur le modèle de Saint-Nicolas de Blois, incontestablement commencé en 1138.

Ces églises, bâties par nos «maçons» ont servi de modèles aux architectes anglais pour le plan, le style et l'ornementation des édifices qu'ils ont élevés plus tard, parmi lesquels l'abbaye de Westminster (1264) a un aspect plus français encore qu'aucun autre [307].

Le style ogival alla également de France en Espagne. A la cathédrale de Burgos, architecture et sculpture, tout est français.

«Une preuve qu'on imitait dans le quatorzième siècle, à Barcelone, l'architecture du midi de la France, se retrouve dans l'église de Santa-Maria-del-Mar, dont la façade, élevée en 1328, offre une ressemblance surprenante dans ses principales dispositions avec la façade de la cathédrale d'Arles en Provence.... L'architecture mauresque n'eut aucune influence sur l'architecture religieuse de l'Espagne, tandis que celle de la France se trouve partout [308]

M. Viollet-Leduc [309] cite un curieux document qui nous fait connaître d'une manière précise quelles étaient les fonctions d'un architecte, comment nos Français s'y prenaient pour travailler à l'étranger et comment ils étaient traités. «Le chapitre de la cathédrale de Gérone se décida, en 1312, à remplacer la vieille église romane par une nouvelle, plus grande et plus digne. Les travaux ne commencèrent pas immédiatement, et on nomma les administrateurs de l'œuvre, Raymond de Viloric et Arnauld de Montredon. En 1316, les travaux étaient en activité, et on voit apparaître, en février 1320, sur les registres capitulaires, un architecte désigné sous le nom de Maître Henry de Narbonne. Maître Henri mourut, et sa place fut occupée par un autre architecte, son compatriote, nommé Jacques de Favariis; celui-ci s'engagea à venir à Gérone six fois l'an, et le chapitre lui assura un traitement de 250 sous par trimestre.»

La maison d'Anjou établie à Naples fit pénétrer l'architecture française dans ses nouveaux domaines. Ce n'est pas seulement dans le royaume des Deux-Siciles que l'on retrouve les traces de notre style, mais bien aussi dans tout le reste de l'Italie. En 1300, Hardouin, Français de nation, commença l'église de Sainte-Pétrone, à Bologne. Le plus bel édifice gothique de l'Italie, le dôme de Milan, a été élevé par des Français, Philippe Bonaventure de Paris, Jean Mignot et Jean Campanosen de Normandie (1388-1402); et à la fin du seizième siècle, en pleine Renaissance, Nicolas Bonaventure obtenait au concours de faire dans cette église l'une des trois belles fenêtres du fond du chœur. A Rome, un grand nombre d'édifices sont construits dans un style gothique italianisé. La seule église de style ogival pur est Santa-Maria-sopra-Minerva; les grandes basiliques de Saint-Jean de Latran, de Sainte-Marie-Majeure, de Saint-Pierre et de Saint-Paul [310] appartiennent à ce style franco-italien dont nous venons de parler [311].

La ville de Sienne tout entière, églises, palais, maisons, est construite en style ogival pur. A Florence, à Viterbe, à Tivoli, le nombre des édifices gothiques est très-considérable, et témoigne de l'influence que l'art français exerça alors en Italie.

L'Orient adopta aussi notre architecture après avoir été conquis par nos armes.

«Dans les années 1204 et 1205, des Bourguignons, des Champenois, des Flamands se détournent de leur pèlerinage armé vers Jérusalem, arrivent sous les murs de Constantinople, renversent un empire, en fondent un autre, se distribuent en royaumes, en principautés, en seigneuries de tout nom, les vastes lambeaux de ce monde ancien qui a porté la première civilisation sur tous les rivages de la Méditerranée, y introduisent nos mœurs rudes et honnêtes, notre langue, nos lois; renversés sur un point, ces États se recomposent sur un autre, et pendant près de deux siècles une nouvelle France cherche son point d'appui dans les belles régions de la Méditerranée; la plus glorieuse partie de ce monde antique, le Péloponnèse, devient la propriété d'une famille de Champagne, les Ville-Hardouin, qui donnent des codes, fondent des villes, maintiennent la tolérance entre deux cultes jaloux, frappent monnaie [312]

La Grèce vit alors s'élever sur les points de son sol un grand nombre d'édifices gothiques ou en style byzantin modifié par le goût français; on voit encore les ruines de ces églises ou de ces châteaux, à Athènes, à Chalcis, à Bodonitza, en Morée. Chypre, l'ancien royaume des Lusignan, est couverte de palais, de châteaux-forts et d'églises gothiques, mais dont le style a été approprié, sur ce point comme partout ailleurs, aux usages des hommes et aux exigences du climat. Beyrouth, Sidon, Saint-Jean-d'Acre et les autres villes syriennes de Ramla, d'Abou-Gosh et de Jérusalem conservent des monuments gothiques que les Francs y ont bâtis aux temps glorieux de leur domination.

La ville de Rhodes est tout entière française. «J'entrai, dit le maréchal de Raguse [313], avec une émotion profonde dans cette ville, dont les souvenirs sont faits pour toucher si vivement. Elle rappelle à l'esprit des services rendus à la religion, à l'humanité, à la civilisation; elle fut comme le boulevard de l'Europe, et tint en échec les forces des barbares qui menaçaient les plus beaux pays de la chrétienté. La gloire acquise par les chevaliers de Saint-Jean, au nom de la religion, au nom de la patrie, fut une gloire tout européenne, et surtout une gloire française, car le plus grand nombre des chevaliers et les grands-maîtres dont les noms ont traversé les siècles avec le plus d'éclat étaient français. Il y a trois cent quinze ans que la fortune devint contraire à cet ordre illustre, et qu'il fut obligé d'abandonner la conquête qu'il avait faite, après l'avoir possédée pendant deux cent douze ans (1308-1520). Les souvenirs qu'il a laissés sont encore si présents, qu'on pourrait croire que c'est hier seulement qu'a cessé sa puissance. La rue des Chevaliers est intacte; la porte de chaque maison est ornée des écussons de ceux qui les ont habitées les derniers. Cette rue est silencieuse; quoique conservées, les maisons sont désertes, et l'on se croirait entouré des ombres de ces héros. Les armes de France, les nobles fleurs de lys se voient partout. C'est que la gloire et la puissance de la France sont de tous les temps et de tous les lieux: quelque lointain que soit le pays que parcourt un voyageur, quelle que soit l'époque du moyen âge dont il étudie l'histoire, le nom de France et ses souvenirs s'y trouvent toujours mêlés. Je parcourus cette rue des Chevaliers avec un saint recueillement. Je reconnus les armes des Clermont-Tonnerre et d'autres de nos plus anciennes et plus illustres maisons.»

L. Dussieux, Les Artistes français à l'étranger. (Ouvrage couronné par l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, en 1859).

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