L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques
Les croisés assiègent Constantinople et rétablissent Isaac.
1203.
L'empereur ayant fait sommer les croisés d'avoir à se retirer, les croisés le somment à leur tour de rendre le trône à son neveu. Puis ils font leurs préparatifs pour attaquer Constantinople.
Le jour fut arrêté auquel ils devaient remonter sur les vaisseaux pour ensuite débarquer, et vivre ou mourir. Et sachez que ce fut l'entreprise la plus incertaine qui fut jamais. Alors les évêques et les clercs parlèrent au peuple, l'engagèrent à se confesser et à faire leur testament, car ils ne savaient pas quand Dieu les appellerait à lui; et on le fit par toute l'armée bien volontiers et avec beaucoup de piété. Le jour fixé arriva; alors les chevaliers sortirent des vaisseaux tout armés, les heaumes lacés et les chevaux scellés; les autres gens, qui n'avaient pas tant d'importance pour le combat, restèrent à bord, et les vaisseaux furent disposés pour l'attaque. La matinée fut belle un peu après le lever du soleil.
L'empereur Alexis nous attendait sur l'autre rive avec une grande armée. On sonna les trompettes, et chaque galère remorqua un bateau pour que le passage se fît plus vite. Personne ne demande qui doit aller le premier, mais qui peut arriver arrive. Les chevaliers sortent des bateaux, se jettent à la mer jusqu'à la ceinture, tout armés et l'épée à la main, ainsi que les braves archers, les braves sergents et les braves arbalétriers. Les Grecs firent grand semblant de vouloir combattre; mais quand ce vint aux lances baissées, ils tournent le dos, s'enfuient et nous abandonnent le rivage, et sachez que jamais on ne débarqua plus bravement. Alors on commence à ouvrir les portes des palandres et à jeter les ponts dehors, à faire sortir les chevaux, et les chevaliers commencent à monter à cheval, et les batailles commencent à se ranger comme elles devaient le faire.
Le comte de Flandre chevaucha à la tête de l'avant-garde, les autres batailles après lui, chacune à son rang; ils allèrent jusqu'au camp de l'empereur Alexis, qui s'en était retourné à Constantinople, abandonnant tentes et pavillons, et là nos gens firent assez de butin. L'avis de nos barons fut de camper sur le port, devant la tour de Galata, où venait s'attacher la chaîne qui partait de Constantinople [150]; et sachez que cette chaîne fermait l'entrée du port de Constantinople. Les barons virent bien que s'ils ne prenaient la tour de Galata et s'ils ne rompaient cette chaîne, ils étaient perdus. Aussi pendant la nuit ils établirent leur camp devant la tour, dans la Juiverie [151], où il y avait ville bonne et riche. Ils firent faire bonne garde pendant la nuit. Le lendemain, ceux de la tour de Galata et ceux de Constantinople qui arrivaient à leur secours sur des barques attaquèrent les nôtres; ils coururent aux armes. Jacques d'Avesnes accourut avec sa compagnie à pied; il fut rudement attaqué et frappé au visage d'un coup d'épée qui le mit en danger de mourir; un sien chevalier monté à cheval, qui s'appelait Nicolas de Jaulain, vint bravement au secours de son seigneur, et sa belle conduite fut très-approuvée. Les cris se firent entendre dans le camp, et nos gens arrivant de tous côtés, repoussèrent si vivement les Grecs, qu'il y en eut pas mal de tués et de pris, et que beaucoup, au lieu de rentrer dans la tour, se sauvèrent dans les barques, et là il y en eut assez de noyés. Ceux qui se sauvèrent vers la tour furent poursuivis de si près par les nôtres qu'ils ne purent refermer la porte; il y eut à cette porte une grande mêlée; on enleva la tour après avoir pris et tué beaucoup des leurs.
Ainsi furent pris le château de Galata et le port de Constantinople. Fort réjouis en furent ceux de l'armée, et ils en louèrent Notre-Dame, et ceux de la ville fort abattus. Le lendemain on fit entrer dans le port les vaisseaux, les nefs, les galères et les palandres. Alors ceux de l'armée tinrent conseil pour savoir quelle chose ils pourraient faire, s'ils attaqueraient la ville par mer ou par terre. Les Vénitiens furent d'avis que l'on dressât les échelles sur les vaisseaux et que l'assaut fût donné par mer. Les Français dirent que sur mer ils ne pourraient pas si bien faire comme ils savaient, et qu'ils s'en acquitteraient bien mieux par terre quand ils auraient leurs chevaux et leurs armes. On décida à la fin que les Vénitiens attaqueraient par mer et les Français par terre. Ils séjournèrent là quatre jours.
Le cinquième jour toute l'armée prit les armes, et les batailles chevauchèrent, suivant l'ordre convenu, jusqu'en face du palais de Blaquerne; et la flotte s'avança jusqu'au fond du port, là où un fleuve se jette en la mer, que l'on ne peut passer que sur un pont de pierre. Les Grecs avaient coupé le pont, mais les barons firent travailler l'armée tout le jour et toute la nuit pour rétablir le pont. Ainsi le pont fut remis en état dès le matin, et les batailles sous les armes. Elles chevauchèrent les unes après les autres, selon l'ordre donné; elles s'avancèrent contre la ville, et pas un de la ville n'en sortit pour marcher à leur rencontre. Et ce fut grand'merveille, car pour un qu'il y avait dans l'armée, il y en avait bien deux cents dans la ville.
Alors les barons décidèrent que l'on camperait entre le palais de Blaquerne et le château de Bohémond [152], qui était une abbaye close de murs, et l'on tendit les tentes et les pavillons. Et ce fut une fière chose à voir, que l'armée ne put assiéger qu'une seule des portes de Constantinople, qui avait bien trois lieues de front du côté de la terre! Les Vénitiens, qui étaient sur la mer, dans les vaisseaux, dressèrent les échelles, les mangonneaux et les pierriers, et disposèrent très-bien leur attaque; et les barons commencèrent la leur du côté de terre, avec pierriers et mangonneaux. Sachez qu'ils n'étaient guère en repos, qu'il n'y avait heure de nuit ou de jour que l'une des batailles ne fût sous les armes, devant la porte, pour garder les machines et repousser les sorties. Les assiégés ne cessaient d'attaquer ou par cette porte ou par d'autres; et ils nous tenaient si serrés que, six ou sept fois par jour, il fallait que toute l'armée prît les armes, et que l'on ne pouvait pas aller chercher des vivres à plus de quatre portées d'arbalète du camp; ils étaient peu approvisionnés, si ce n'est de farine. Ils avaient peu de chair salée et de sel, et point de viande fraîche, si ce n'est celle des chevaux que l'on tuait. Sachez que toute l'armée n'avait de vivres que pour trois semaines, et qu'elle était en grand danger, car jamais tant de gens ne furent assiégés par un si petit nombre.
Ils s'avisèrent alors d'une bonne invention, qui était d'entourer le camp de fortes barrières et de bonnes palissades; dès lors ils furent plus forts et plus en sûreté. Les Grecs leur faisaient de si nombreuses attaques, qu'ils ne leur laissaient aucun repos; ceux de l'armée les remettaient en arrière vertement; et chaque fois que les Grecs faisaient une sortie ils étaient battus...
Ce péril et ces efforts durèrent près de dix jours, jusqu'à ce qu'un jeudi matin tout fut prêt pour l'assaut; les Vénitiens se préparèrent aussi du côté de la mer. On divisa ainsi les attaques: trois des batailles devaient garder le camp, et quatre iraient à l'assaut. Le marquis Boniface de Montferrat garda le camp, du côté de la campagne, avec la bataille des Champenois et des Bourguignons et Matthieu de Montmorency; le comte Baudouin de Flandre alla à l'assaut avec ses gens, Henri son frère, le comte Louis de Blois, le comte de Saint-Pol et les leurs, et ils dressèrent deux échelles contre une barbacane auprès de la mer. Le mur était garni d'Anglais et de Danois [153]; l'assaut fut fort, bon et dur; de vive force les chevaliers montèrent sur les échelles et les sergents, et s'emparèrent du mur; ils n'étaient montés que quinze sur le mur et combattaient de la hache et de l'épée; ceux du dedans reprirent courage, les repoussèrent fort laidement et en prirent deux qui furent conduits devant l'empereur Alexis, qui en fut très-joyeux. Ainsi finit l'assaut du côté des Français, et il y en eut assez de blessés et de navrés, ce qui les rendit furieux. De son côté, le duc de Venise ne s'oubliait pas, car tous ses vaisseaux avaient été rangés sur une seule ligne, longue de trois arbalétrées; ils s'approchèrent du rivage à toucher les murs et les tours; alors vous eussiez vu les mangonneaux lancer des pierres, et les traits d'arbalète voler, et ceux de dedans défendre vigoureusement les murs et les tours; et les échelles qui étaient sur les vaisseaux s'approcher si près des murs qu'en plusieurs endroits on se frappait à coups de lance et d'épée, et le vacarme était si grand qu'il semblait que la terre et la mer se fondaient. Mais les galères ne savaient où aborder.
Vous auriez pu voir l'incroyable prouesse du duc de Venise, qui était un vieillard et qui n'y voyait goutte, et qui cependant était tout armé sur la proue de sa galère, avec le gonfanon de Saint-Marc par-devant lui, et criait aux siens qu'ils le missent à terre ou bien qu'il en ferait justice; si bien qu'ils firent aborder la galère et portèrent par-devant lui le gonfanon de Saint-Marc à terre. Quand les Vénitiens voient le gonfanon de Saint-Marc à terre et la galère de leur seigneur qui avait abordé devant eux, chacun se tint pour déshonoré, et tous courent au rivage, sortent des vaisseaux, vont à terre à qui mieux mieux; alors vous eussiez vu assaut merveilleux. Et Geoffroy de Ville-Hardouin le maréchal de Champagne, qui a écrit ce livre, atteste ce que plus de quarante lui ont affirmé, qu'ils virent le gonfanon de Saint-Marc de Venise flotter sur l'une des tours, sans que l'on sût qui l'y avait planté; or, voyez l'étrange miracle! Ceux de dedans s'enfuirent, et déguerpirent des murs; et les assiégeants entrent dans la ville à qui mieux mieux, si bien qu'ils prennent vingt-cinq tours et les garnissent de leurs gens. Alors le duc prend un bateau et envoie un message aux barons de l'armée pour leur faire assavoir qu'il avait pris vingt-cinq tours, et qu'ils fissent ce qu'il fallait pour qu'on ne les reprît pas.
Les barons étaient si joyeux qu'ils ne pouvaient croire que ce fût vrai; les Vénitiens commencent à leur envoyer chevaux et palefrois, de ceux qu'ils avaient pris dans la ville. Mais quand l'empereur Alexis vit qu'ils étaient entrés dans la ville, il commença à envoyer contre eux ses gens à grand'foison; les Vénitiens voyant qu'ils ne pourront résister, mirent le feu entre eux et les Grecs; le vent soufflait contre eux, et le feu devint si grand que les Grecs ne pouvaient voir les nôtres; alors ils se retirèrent dans les tours qu'ils avaient prises.
Alors l'empereur Alexis de Constantinople sortit de la ville, avec toutes ses forces, par d'autres portes, à une lieue au moins de notre armée. Et il sortait tant de gens qu'il semblait que ce fût tout le monde. Il ordonna ses batailles, et chevaucha vers notre armée; quand les Français les virent, ils sautent sur leurs armes de toutes parts. Henri, frère du comte Baudouin de Flandre, faisait le guet ce jour-là, avec Matthieu de Valincourt et Baudouin de Beauvoir et leurs troupes. A l'endroit où ils étaient campés, l'empereur Alexis avait rassemblé force troupes qui sortaient par trois portes pour attaquer, pendant qu'il attaquerait le camp d'un autre côté. Alors sortirent les six batailles qui avaient été ordonnées; elles se rangèrent devant les barrières, les sergents et les écuyers, à pied, derrière les croupes des chevaux, les archers et les arbalétriers devant eux; et ils formèrent une bataille de leurs chevaliers à pied, dont il y avait bien deux cents qui n'avaient plus de cheval; et ils se tinrent ferme devant les barrières, et ce fut affaire de bon sens plutôt que d'aller attaquer dans la plaine ceux qui avaient si grand foison de soldats, qu'ils auraient été noyés au milieu d'eux.
Il semblait que toute la campagne fût couverte de batailles, et les Grecs venaient à petits pas et bien en ordre. Ce paraissait bien téméraire d'attendre avec six batailles les soixante batailles des Grecs, dont la plus petite était bien plus forte que pas une des nôtres. Mais les nôtres étaient rangées de telle manière que l'on ne pouvait venir les attaquer que par devant. L'empereur Alexis s'approcha si près que l'on tirait les uns sur les autres. Quand le duc de Venise apprit ce qui se passait, il fit retirer ses gens des tours qu'il avait prises, et dit qu'il voulait vivre ou mourir avec les pèlerins; il s'en vint donc au camp avec tout ce qu'il put rassembler de troupes, et descendit lui-même tout des premiers à terre. Les batailles des pèlerins et des Grecs restèrent longtemps en face les unes des autres, les Grecs n'osant pas les attaquer, et les pèlerins ne voulant pas s'éloigner des barrières. Quand l'empereur Alexis vit cela, il commença à retirer ses gens, puis il les rallia et s'en alla. Alors l'armée des pèlerins chevaucha à petits pas à leur suite, et les batailles des Grecs se retirèrent jusqu'à un palais appelé Philopas. Sachez que jamais Dieu ne tira personne d'un plus grand danger, comme il fit ceux de notre armée en ce jour; sachez aussi qu'il n'y avait homme si hardi qui n'eût grand'joie. L'empereur Alexis rentra dans la ville, et ceux de l'armée rentrèrent dans leur camp, où ils se désarmèrent, las et fatigués; et ils mangèrent un peu, et burent un peu, car ils avaient peu de vivres.
Or, écoutez les miracles de Notre-Seigneur! Cette nuit, l'empereur Alexis prit dans son trésor tout ce qu'il put emporter, et s'enfuit avec ceux qui voulurent le suivre et abandonna la ville. Ceux de la ville furent d'abord tout ébahis, puis ils allèrent à la prison où était l'empereur Isaac, qui avait les yeux arrachés; ils le revêtirent des ornements impériaux, l'emportèrent au palais de Blaquerne, le firent asseoir sur le trône, et lui obéirent comme à leur seigneur. Puis ils envoyèrent, de l'avis de l'empereur Isaac, des messagers à l'armée qui apprirent au fils de l'empereur Isaac et aux barons que l'empereur Alexis s'était enfui et qu'ils avaient rétabli sur le trône l'empereur Isaac. Quand le prince eut appris cette nouvelle, il en informa le marquis de Montferrat, qui convoqua les barons; quand ils furent rassemblés dans le pavillon du fils de l'empereur Isaac, il leur raconta cette nouvelle. Quand ils l'apprirent, il n'est pas nécessaire de dire quelle fut leur joie, car jamais plus grande joie ne fut donnée à personne, et tous remercièrent pieusement Dieu, qui les avait si tôt secourus, et de si bas où étaient leurs affaires les avait relevées si haut. Et pour cela peut-on bien dire que à qui Dieu veut venir en aide, nul homme ne peut nuire.
Alors on commença à se préparer et à s'armer par toute l'armée, parce qu'ils n'avaient pas grande confiance dans les Grecs. Cependant les messagers commencèrent à sortir, un ou deux ensemble, qui racontaient la même nouvelle. L'avis des barons, des comtes et du duc de Venise fut d'envoyer des messagers savoir l'état des affaires, et si ce qu'on leur avait dit était vrai, pour requérir le père de garantir les promesses que son fils avait faites, sans quoi ils ne laisseraient pas le fils entrer dans ville. On choisit pour messagers: Matthieu de Montmorency, Geoffroy de Ville-Hardouin le maréchal de Champagne et deux Vénitiens. Les messagers furent conduits jusqu'à la porte, laquelle leur fut ouverte; ils mirent pied à terre. Les Grecs avaient rangé les Anglais et les Danois avec leurs haches depuis la porte jusqu'au palais de Blaquerne. Là, les messagers trouvèrent l'empereur Isaac si richement vêtu, qu'en vain on demanderait un homme plus richement vêtu; et l'impératrice sa femme, sœur du roi de Hongrie, qui était très-belle, était à côté de lui; il y avait tant de seigneurs et de dames qu'on ne pouvait remuer le pied, si richement parés qu'on ne peut l'être davantage; et tous ceux qui avaient été le jour d'avant contre lui étaient le lendemain à sa volonté.
Les messagers vinrent devant l'empereur. L'impératrice et tous les autres seigneurs leur firent de grands honneurs. Les messagers dirent qu'ils voulaient parler à l'empereur en particulier, de la part de son fils et des barons de l'armée; il se leva et entra dans une chambre où il ne mena avec lui que l'impératrice, son chambellan, son drogman et les quatre messagers. Du consentement des autres messagers, Geoffroy de Ville-Hardouin le maréchal de Champagne parla à l'empereur Isaac: «Sire, tu vois le service que nous avons fait à ton fils et comme nous avons tenu nos conventions; il ne peut entrer dans cette ville avant qu'il ne se soit acquitté des conventions qu'il a avec nous. Il vous mande, comme votre fils, que vous donniez garantie au traité, selon la forme et la manière qu'il l'a fait avec nous.»
«Quel est le traité? fit l'empereur.—Tel que je vais vous le dire, répondit le messager: Tout au premier chef, remettre tout l'empire de Romanie sous l'obéissance de Rome, dont il s'est séparé jadis; ensuite, donner 200,000 marcs d'argent à ceux de l'armée, et vivres pour un an aux petits et aux grands; mener dix mille hommes sur ses vaisseaux et à ses frais pendant un an; et entretenir dans la Terre Sainte, à ses frais et pendant toute sa vie, cinq cents chevaliers qui garderont le pays. Telle est la convention que votre fils a faite avec nous, par serment et par chartes scellées, et sous la garantie du roi Philippe d'Allemagne, votre gendre. Nous voulons que vous confirmiez ce traité.»
«Certes, fit l'empereur, la convention est importante, et je ne vois pas comment on pourra l'exécuter. Pourtant, vous l'avez si bien servi, et moi et lui, que si on vous donnait tout l'empire vous l'auriez bien gagné.» Après bien des paroles, la fin fut que le père donna la garantie par serment et charte à sceau d'or, laquelle fut remise aux messagers. Alors ils prirent congé d'Isaac, retournèrent à l'armée et dirent aux barons qu'ils avaient fait la besogne.
Alors les barons montèrent à cheval, et amenèrent à grand'joie le prince à son père; les Grecs ouvrirent la porte de la ville, et le reçurent à grand'joie et à grand'fête. La joie du père et du fils fut grande parce qu'ils ne s'étaient pas vus depuis longtemps, et parce que d'une si grande pauvreté et d'un si grand exil ils étaient relevés si haut, d'abord par la grâce de Dieu, ensuite par le secours des pèlerins. La joie fut grande aussi dans Constantinople et dans l'armée des pèlerins, de l'honneur et de la victoire que Dieu leur avait donnés. Le lendemain, l'empereur pria les comtes et les barons, et son fils même, d'aller camper au delà du port, vers le Sténon, parce que s'ils demeuraient en la ville, ce serait cause de mêlée entre eux et les Grecs, et que la cité pourrait bien en être détruite; et ils lui dirent qu'ils l'avaient si bien servi de mainte manière, qu'ils ne lui refuseraient aucune chose dont il les prierait. Ils s'en allèrent donc camper autre part, et séjournèrent en repos dans un pays abondant en bonnes vivres.
Vous pouvez croire que beaucoup de pèlerins allèrent voir Constantinople, et ses riches palais, et ses hautes églises, et les grandes richesses qu'elle renferme en si grande quantité. Des reliques, il est inutile d'en parler, parce qu'il y en avait alors dans la ville autant que dans le reste du monde. Les Grecs et les Français étaient très-unis, et échangeaient marchandises et autres biens. Il fut décidé, du commun avis des Français et des Grecs, que le nouvel empereur serait couronné à la fête de monseigneur saint Pierre; ainsi fut dit et ainsi fut fait. Il fut couronné avec magnificence, comme l'on faisait pour les empereurs à cette époque. Après, il commença à payer ce qu'il devait aux croisés, et ils le répartirent entre ceux de l'armée; on rendit à chacun ce qu'il avait payé aux Vénitiens pour son passage. Le nouvel empereur alla voir souvent les barons à l'armée, et les honora autant qu'il le pouvait faire; et il devait bien le faire, car ils l'avaient assez bien servi.
Un jour l'empereur vint secrètement au logis du comte Baudouin de Flandre, où furent mandés le duc de Venise et les principaux seigneurs, et il leur dit: «Seigneurs, je suis empereur par Dieu et par vous, et vous m'avez rendu plus grand service que jamais gens aient rendu à un chrétien. Sachez que beaucoup de gens me font beau visage qui ne m'aiment guère, et les Grecs ont grand dépit de ce que par votre aide je suis rentré dans mon héritage. Le temps approche que vous devez vous en aller, et votre association avec les Vénitiens ne dure que jusqu'à la fête de Saint-Michel. Pendant ce peu de temps, je ne puis exécuter le traité. Sachez que si vous m'abandonnez, les Grecs, qui me haïssent à cause de vous, m'enlèveront l'empire et me tueront. Mais faites une chose que je vais vous dire: demeurez jusqu'au mois de mars, et je prolongerai d'un an votre association, je payerai aux Vénitiens ce qu'elle vous coûtera, et je vous donnerai ce dont vous aurez besoin jusqu'aux pâques prochaines. A l'aide de ce délai, j'aurai mis mes affaires au point que je ne pourrai reperdre l'empire; je payerais ce que je vous dois, au moyen du revenu de toutes mes provinces, j'aurais préparé ma flotte pour partir avec vous, selon le traité, et vous auriez tout l'été pour camper à votre loisir.
Les barons lui dirent qu'ils en parleraient sans lui; ils savaient bien que ce qu'il disait était vrai, et que c'était ce qu'il y avait de mieux à faire pour l'empereur et pour eux; mais ils répondirent qu'ils ne pouvaient rien faire sans le consentement de toute l'armée, qu'ils en parleraient à ceux de l'armée et lui feraient savoir ce qu'ils auraient résolu. L'empereur s'en retourna à Constantinople, et ils convoquèrent pour le lendemain une assemblée à laquelle furent mandés tous les barons, tous les capitaines de l'armée et la plus grande partie des chevaliers; on leur transmit la proposition de l'empereur, telle qu'elle avait été faite.
Il y eut alors une grande discussion dans l'armée, comme il y en avait eu maintes fois entre ceux qui voulaient que l'armée se rompît, parce qu'il leur semblait que l'expédition durait trop longtemps. Ceux qui avaient voulu, à Corfou, rompre l'armée, sommèrent les autres de tenir leur serment: «Donnez-nous, dirent-ils, les vaisseaux comme vous l'avez juré, car nous voulons aller en Syrie.» Et les autres leur criaient merci, et disaient: «Seigneur, pour l'amour de Dieu, ne détruisez pas l'honneur que Dieu nous a fait. Si nous attendons jusqu'en mars, nous laisserons cet empire en bon état, et nous nous en irons pourvus d'argent et de vivres; alors nous irons en Syrie, nous courrons en Égypte; notre association avec les Vénitiens durera jusqu'à la Saint-Michel et de la Saint-Michel jusqu'à Pâques, et parce qu'ils ne pourront pas nous quitter pendant l'hiver, la conquête de la Terre Sainte sera facilitée.» Il n'importait à ceux qui voulaient rompre l'armée ni du meilleur ni du pire, mais de rompre l'armée. Mais ceux qui voulaient la conserver travaillèrent tant qu'avec l'aide de Dieu l'affaire fut menée à bien, que les Vénitiens prolongèrent d'un an leur association, et que l'empereur leur donna tout ce qu'ils demandèrent. Les pèlerins renouvelèrent aussi l'association avec eux pour un an, comme ils l'avaient fait autrefois; et ainsi fut la concorde et la paix rétablie dans l'armée.
Incendie de Constantinople.
Après, par le conseil des Grecs et des Français, l'empereur sortit de Constantinople avec une grande armée pour soumettre à sa domination le reste de l'empire. Une partie des barons alla avec lui; les autres restèrent pour garder le camp... Pendant que l'empereur Alexis était à cette expédition, il arriva une grande mésaventure à Constantinople; une mêlée commença entre les Grecs et les Latins, et je ne sais lesquels mirent méchamment le feu dans la ville. Le feu fut si grand et si horrible que l'on ne put l'éteindre ni l'apaiser. Quand les barons de l'armée qui étaient de l'autre côté du port virent le feu, ils furent tout dolents et en eurent grand'pitié, car ils voyaient ces hautes églises et ces riches palais s'écrouler, et ces rues marchandes livrées aux flammes, et ils n'y pouvaient rien faire. L'incendie commença au quartier qui est près le port et s'étendit à travers le plus épais de la ville jusqu'à l'église de Sainte-Sophie, et dura huit jours, sans qu'on puisse l'éteindre; et le feu avait bien une lieue de front.
De la perte des biens et des richesses qui furent détruites je ne pourrais vous dire, ni des hommes, femmes et enfants dont il y eut grand nombre de brûlés. Tous les Latins qui demeuraient à Constantinople, de quelque pays qu'ils fussent, n'osèrent plus y rester; ils prirent leurs femmes et leurs enfants et tout ce qu'ils purent sauver; ils montèrent sur des barques et des vaisseaux, et traversèrent le port devant les pèlerins; ils n'étaient pas peu, car il y en avait bien quinze mille, grands et petits. Alors les Français et les Grecs se brouillèrent, et ils ne furent plus si unis comme ils l'avaient été auparavant. Ne sachant à qui s'en prendre, ils s'accusaient les uns les autres.
La guerre recommence contre les Grecs après le retour d'Alexis.
L'empereur croyant avoir bien rétabli ses affaires, et n'avoir plus besoin des pèlerins, devint orgueilleux avec les barons et avec ceux qui lui avaient fait tant de bien. Il n'allait plus les voir à l'armée, comme il avait eu coutume de le faire. Les barons envoyèrent auprès de lui pour le prier de faire le payement de ce qu'il leur devait d'après les conventions; il les mena de répit en répit, et leur faisait de temps en temps de petits payements tout chétifs, puis à la fin il ne paya plus rien. Le marquis Boniface de Montferrat, qui l'avait servi plus que les autres et qui était bien avec lui, allait le voir souvent, le blâmait des torts qu'il avait, et lui rappelait les grands services qu'on lui avait rendus. L'empereur le menait par répit, et ne tenait aucune de ses promesses. Enfin, les barons virent clairement qu'il n'avait que mauvaise volonté; alors ils tinrent une assemblée avec le duc de Venise, et dirent qu'ils voyaient bien que l'empereur ne tiendrait aucune de ses conventions, qu'il ne leur disait jamais la vérité, et qu'il fallait envoyer bons messagers pour le sommer d'exécuter les traités et lui rappeler les services qu'on lui avait rendus; que s'il promettait de tenir ses engagements, on devait accepter sa parole, sinon, les messagers devaient le défier [154].
On nomma pour ce message Conon de Béthune, Geoffroy de Ville-Hardouin et Miles de Provins; le duc de Venise envoya trois barons de son conseil. Les messagers montèrent sur leurs chevaux, l'épée ceinte, et chevauchèrent ensemble jusqu'au palais de Blaquerne. Sachez qu'ils allaient à grand péril et à grande aventure, à cause de la trahison qui est ordinaire aux Grecs. Ils descendirent de cheval à la porte, entrèrent dans le palais et trouvèrent l'empereur Alexis et l'empereur Isaac assis sur deux trônes, à côté l'un de l'autre; près d'eux était l'impératrice, qui était femme de l'un, belle-mère de l'autre et sœur du roi de Hongrie, belle dame et bonne. Il y avait grande compagnie de seigneurs, et la cour leur sembla bien être celle d'un riche prince.
De l'avis des autres messagers, Conon de Béthune, qui était très-sage et savait bien parler, prit la parole. «Sire, nous sommes venus vers toi de par les barons de l'armée et de par le duc de Venise, afin de te dire qu'ils te rappellent qu'ils t'ont fait empereur, comme ton peuple le sait et comme l'évidence le montre. Vous leur avez juré, ton père et toi, d'exécuter un traité que vous avez fait avec eux et que vous avez scellé de vos sceaux. Vous ne l'avez pas exécuté comme vous l'auriez dû. Ils vous ont sommé maintes fois, et nous vous sommons devant tous vos barons, que vous teniez la convention qui est entre vous et eux. Si vous le faites, tant mieux. Et si vous ne le faites pas, sachez que dorénavant ils ne vous tiennent plus pour seigneur, ni pour ami, mais qu'ils prendront ce que vous leur devez par toutes les manières qu'ils pourront; et ils vous mandent qu'ils ne feront de mal à vous et aux autres tant qu'ils ne vous auront pas défié, qu'ils ne feront pas de trahison, parce qu'on n'a pas coutume d'en faire dans leur pays. Entendez bien ce que nous vous avons dit, et vous vous déciderez comme il vous plaira.»
Les Grecs furent prodigieusement surpris de ce défi, qu'ils tenaient pour un grand outrage, et dirent que jamais nul n'avait été si hardi d'oser venir défier l'empereur de Constantinople dans son palais. L'empereur Alexis fit mauvais semblant aux messagers, et bien d'autres qui maintes fois leur avaient fait bon visage. Le bruit fut très-grand dans le palais pendant que les messagers s'en retournèrent, arrivèrent à la porte et remontèrent sur leurs chevaux. Quand ils furent en dehors de la porte, il n'y eut aucun d'eux qui ne fût fort joyeux et fort surpris d'avoir échappé à un grand danger; car il s'en fallut de peu qu'ils ne fussent tous pris et tués.
Ils revinrent à l'armée, et racontèrent aux barons ce qu'ils avaient fait. Alors la guerre commença, et forfit qui put forfaire, et par terre et par mer. En maintes occasions se combattirent les Francs et les Grecs; mais jamais, Dieu merci, ils ne combattirent, que les Grecs n'y perdissent plus que les Francs. Cette guerre dura longtemps jusque dans le cœur de l'hiver. Alors les Grecs imaginèrent une grande ruse; ils prirent dix-sept grands navires, les emplirent de bois, de fagots, d'étoupes, de poix et de tonneaux, et attendirent que le vent fût favorable. Une nuit, à minuit, ils mirent le feu aux vaisseaux, laissent les voiles aller au vent, et le feu montait si haut qu'il semblait que toute la terre brûlât. Le vent poussa ces vaisseaux sur ceux des pèlerins; alors l'alarme se répand dans le camp, et de toutes parts on court aux armes.
Les Vénitiens courent à leurs vaisseaux et tous ceux qui en avaient, et on commence à les mettre vivement en sûreté; et Geoffroy le maréchal de Champagne, qui dicta cet ouvrage, témoigne que jamais personne ne fit mieux sur mer que les Vénitiens firent en cette occasion; ils sautèrent sur leurs galères et dans les barques des vaisseaux, prenant avec des crocs les vaisseaux enflammés et les tirant de vive force hors du port; et les lançant dans le courant du détroit, ils les laissaient aller brûler emportés par le courant. Il était venu tant de Grecs sur le rivage qu'on ne put les compter; leurs cris étaient si grands qu'il semblait que terre et mer s'abîmaient; et ils montaient dans des barques et tiraient sur ceux des nôtres qui se garantissaient du feu, et il y en eut de blessés.
Aussitôt que les chevaliers de l'armée entendirent le cri d'alarme, ils s'armèrent tous, et les batailles sortirent du camp, chacune selon l'ordre, craignant que les Grecs ne les vinssent attaquer, et ils demeurèrent dans cette angoisse jusqu'au jour. Mais par l'aide de Dieu, les nôtres ne perdirent rien autre qu'un vaisseau pisan qui était plein de marchandises et qui fut brûlé. Le reste des vaisseaux fut en grand péril cette nuit d'être brûlé; les nôtres alors auraient tout perdu, ne pouvant plus s'en aller ni par terre, ni par mer.
Les Grecs renversent Alexis.
Sur ces entrefaites, les Grecs, qui étaient en guerre avec les Francs, voyant que la paix était rompue pour longtemps, résolurent de trahir Alexis. Il y avait un Grec qui était mieux avec lui que tous les autres et qui l'avait engagé à faire la guerre plus que tout autre. Ce Grec s'appelait Murzuphle [155]. De l'avis et du consentement des conjurés, un soir, à minuit, que l'empereur Alexis dormait en sa chambre, ceux qui devaient le garder, parmi lesquels était Murzuphle, le prirent dans son lit et le jetèrent en prison. Murzuphle chaussa les brodequins de pourpre, de l'avis des autres, et se fit empereur; après ils le couronnèrent à Sainte-Sophie. Voyez donc si jamais plus horrible trahison a été faite par aucunes gens.
Quand l'empereur Isaac apprit que son fils était pris et Murzuphle couronné, il eut si grand'peur qu'il lui prit une maladie qui ne dura pas longtemps, et il mourut. L'empereur Murzuphle fit deux ou trois fois empoisonner le fils qu'il tenait en prison, mais il ne plut pas à Dieu qu'il mourût; après, il le fit étrangler; et quand il eut été étranglé, il fit dire partout qu'il était mort de sa bonne mort, et le fit ensevelir honorablement, comme empereur, et mettre en terre, et fit grand semblant qu'il en avait déplaisir. Mais meurtre ne peut être caché. Bientôt il fut su clairement des Grecs et des Français que le meurtre avait été fait comme je viens de vous le raconter; alors les barons et le duc de Venise tinrent une assemblée, à laquelle assistèrent les évêques, tout le clergé et les légats de l'apostole. Ils remontrèrent aux barons et au peuple que celui qui avait commis pareil meurtre n'avait pas droit de posséder l'empire, et que tous ceux qui étaient d'accord avec lui étaient aussi coupables que lui; qu'outre cela ils s'étaient soustraits à l'obéissance de Rome. C'est pourquoi nous vous disons, fit le clergé, que la guerre est juste; et si vous avez bonne intention de conquérir le pays et de le mettre sous l'obéissance de Rome, auront les indulgences que l'apostole a accordées tous ceux qui mourront après s'être confessés. Sachez que cette chose fut d'un grand confort aux barons et aux pèlerins. Grande fut la guerre entre les Francs et les Grecs; et elle ne diminua pas, augmenta au contraire, et il y avait peu de jours que l'on ne combattît par terre ou par mer...
Prise de Constantinople.
1204
Ceux de l'armée s'étant assemblés tinrent conseil pour savoir ce qu'il y avait à faire; les avis débattus, on décida que si Dieu leur accordait d'entrer dans la ville de force, que tout le butin qu'ils feraient serait apporté et partagé en commun; et que s'ils devenaient maîtres de la ville, ils nommeraient six Français et six Vénitiens qui jureraient sur les Saintes Écritures de choisir pour empereur celui qu'ils croiraient être le plus capable de bien gouverner. Celui qui serait nommé empereur aurait le quart de toute la conquête, en dedans de la ville et en dehors, avec les palais de Blaquerne et de Bucoléon; les trois autres quarts devaient être répartis, une moitié aux Vénitiens, et l'autre moitié aux Français. Alors on prendrait douze des plus sages de l'armée des pèlerins et douze des Vénitiens, lesquels répartiraient les fiefs et les honneurs [156] entre les barons, et fixeraient quel service [157] ils devraient à l'empereur pour leurs terres. On jura cette convention, et qu'à la fin de mars dans un an, pourrait s'en aller qui voudrait, et que ceux qui resteraient dans le pays seraient tenus de servir l'empereur. Ainsi fut faite la convention et jurée, et excommuniés tous ceux qui la violeraient.
Cela fait, les vaisseaux furent préparés et remplis de vivres. Le jeudi d'après la mi-carême, toute l'armée monta sur les vaisseaux, et les chevaux furent mis dans les palandres. Chaque bataille eut sa flottille, et toutes furent rangées à côté l'une de l'autre; on sépara les vaisseaux d'avec les galères et les palandres, et ce fut merveilleux à voir. La ligne des assaillants avait bien demi-lieue de long. Le vendredi matin, la flotte bien rangée s'approcha de la ville et commença l'attaque avec vigueur. On débarqua en maint endroit, et on alla jusqu'aux murs de la ville; en maint endroit aussi, les échelles et les vaisseaux s'approchèrent de si près des murailles que ceux qui étaient sur les murailles et les tours s'entre-frappaient à coups d'épée avec ceux qui étaient sur les échelles.
Cet assaut rude et vigoureux dura bien jusque vers l'heure de none [158]; mais, pour nos péchés, les pèlerins furent repoussés, et ceux qui avaient débarqué furent obligés de remonter sur les vaisseaux. Sachez bien que les pèlerins perdirent plus ce jour-là que les Grecs, et les Grecs en furent tout joyeux. Une partie des vaisseaux se retira du lieu de l'attaque; d'autres jetèrent l'ancre si près de la ville qu'ils continuèrent à se servir de leurs pierriers et de leurs mangonneaux.
Sur le soir, les barons et le duc de Venise s'assemblèrent dans une église, au delà du lieu où ils étaient campés.... Ils décidèrent que le lendemain, qui était un samedi, et pendant toute la journée du dimanche, ils prépareraient tout pour un nouvel assaut, qui serait livré le lundi; il fut résolu qu'on accouplerait deux par deux les navires sur lesquels seraient placées les échelles, afin que deux vaisseaux pussent attaquer une tour, et cela parce qu'ils avaient vu qu'un vaisseau attaquant seul une tour, ceux qui la défendaient étaient plus nombreux que ceux du vaisseau. Aussi était-ce un bon avis que deux échelles feraient beaucoup plus d'effet contre une tour qu'une seule. Comme il fut convenu, il fut fait; et ils se préparèrent pendant le samedi et le dimanche.
L'empereur Murzuphle était venu camper avec toutes ses forces devant la partie de la ville attaquée, et avait tendu ses tentes écarlates. Le lundi étant arrivé, les nôtres qui étaient sur les vaisseaux prirent les armes; ceux de la ville commencèrent à les craindre plus que devant; les nôtres s'étonnèrent aussi de voir tant de monde sur les murs et sur les tours. Cependant l'assaut commença rude et furieux; chaque vaisseau attaquait devant lui. Le cri de la bataille fut si grand qu'il semblait que la terre s'abîmât. L'attaque durait depuis longtemps, lorsque Notre-Seigneur fit lever le vent qu'on appelle Borée, qui bouta les vaisseaux sur le rivage plus qu'ils n'étaient auparavant. Alors deux nefs qui étaient liées ensemble, dont l'une avait nom La Pèlerine, et l'autre Le Paradis, approchèrent si près d'une tour, l'une d'un côté, l'autre de l'autre, si comme Dieu et le vent les menèrent, que l'échelle de La Pèlerine s'alla joindre contre la tour. Aussitôt un Vénitien et un Français, nommé André d'Urboise, entrèrent dans la tour, suivis de beaucoup d'autres, et ceux de la tour sont battus et se sauvent.
Quand les chevaliers qui étaient sur les palandres virent cela, ils débarquent, dressent leurs échelles au pied du mur, et montent de vive force; ils s'emparèrent bien de quatre tours; d'autres, sur les vaisseaux, attaquent à qui mieux mieux, enfoncent trois portes, entrent dans la ville et montent à cheval. Ils chevauchent droit sur le camp de l'empereur Murzuphle, qui avait rangé ses batailles devant ses tentes. Lorsque les Grecs virent venir les chevaliers, ils se sauvèrent, et l'empereur s'enfuit par les rues jusqu'au château de Bucoléon. Alors vous auriez vu tuer les Grecs, prendre chevaux, palefrois, mules et mulets, et toute espèce de butin. Il y eut là tant de morts et de blessés qu'il n'était guère possible de les compter. Une grande partie des seigneurs grecs se réfugièrent à la porte de Blaquerne. La nuit commençait à tomber, et les nôtres, fatigués de la bataille et de l'occision, se réunirent dans une grande place qui était dans Constantinople; ils décidèrent qu'ils camperaient au pied des tours et des murs qu'ils avaient conquis, ne croyant point avoir raison de la ville avant un mois, tant il y avait de fortes églises, de palais et de peuple.
Ils campèrent donc devant les murs et devant les tours, près de leurs vaisseaux; le comte de Flandre Baudouin s'hébergea dans les tentes écarlates de l'empereur Murzuphle, qu'il avait abandonnées toutes tendues; son frère Henri alla devant le palais de Blaquerne, et Boniface le marquis de Montferrat, avec ses gens alla s'établir devant le plus épais de la ville. Ainsi fut campée l'armée, comme vous l'avez entendu, et Constantinople prise le lundi de Pâques fleuries. Cette nuit, les nôtres, qui étaient très-fatigués, se reposèrent; mais l'empereur Murzuphle ne se reposa guère. Il rassembla son monde en disant qu'il allait attaquer les Francs, mais il ne le fit pas; au contraire, il chevaucha par d'autres rues le plus loin des Français qu'il put, arriva à la porte Dorée, par où il se sauva et déguerpit de la ville. Après lui, s'enfuirent tous ceux qui purent; et de tout cela ne savaient rien ceux de l'armée.
Pendant cette nuit, du côté où campait Boniface le marquis de Montferrat, je ne sais quelles gens, craignant que les Grecs ne les vinssent attaquer, mirent le feu entre eux et les Grecs, et la ville commença à s'allumer durement; elle brûla toute cette nuit et le lendemain jusqu'au soir. Ce fut le troisième feu en Constantinople depuis que les Francs étaient venus dans ce pays; et il brûla plus de maisons qu'il n'y en a dans les trois plus grandes villes du royaume de France. La nuit achevée, vint le jour, qui était le mardi matin; alors tous les nôtres s'armèrent, chevaliers et sergents, et chacun se rendit à sa bataille, croyant avoir à livrer plus grand combat que les précédents, parce qu'ils ne savaient pas le premier mot de la fuite de l'empereur; et ce jour ils ne trouvèrent personne qui leur fût opposé.
Le marquis de Montferrat Boniface chevaucha toute la matinée droit vers Bucoléon; quand il y fut arrivé, on le lui rendit, à condition de la vie sauve pour ceux qui étaient dedans. Là on trouva les plus grandes dames du monde, qui s'étaient retirées dans ce château; c'est là qu'on trouva la sœur du roi de France qui avait été impératrice [159], et la sœur du roi de Hongrie, qui avait été aussi impératrice, et quantité de princesses. Du trésor qui était en ce palais, il n'est pas à propos de parler, car il y avait tant de richesses qu'on ne pouvait ni en voir la fin ni les compter. En même temps que ce palais était rendu au marquis Boniface de Montferrat, on rendait celui de Blaquerne à Henri, frère de Baudouin, comte de Flandre, la vie sauve aussi à ceux qui étaient dedans; on y trouva un trésor qui n'était pas moins grand que celui de Bucoléon.
Chacun fit occuper par sa troupe le château qu'on lui avait rendu et fit garder le butin. Les autres, qui s'étaient répandus dans la ville, pillèrent et firent un tel butin que nul ne vous pourrait dire la quantité d'or et d'argent, de vaisselle, de pierres précieuses, de velours, de draps de soie, de fourrures d'hermine, et de toutes les autres richesses qui furent prises, et bien assure Geoffroy de Ville-Hardouin, le maréchal de Champagne, que depuis la création du monde on ne gagna tant à la prise d'une ville.
Chacun prit le logement qui lui plut, il y en avait assez pour cela; ainsi s'hébergea l'armée des pèlerins et des Vénitiens, et grande fut la joie de la victoire que Dieu leur avait donnée, au moyen de laquelle ceux qui étaient en pauvreté étaient maintenant en richesse et en délices. Ils fêtèrent la Pâque fleurie et la grande Pâque après, dans cette joie que Dieu leur avait donnée. Et bien ils en durent louer Notre-Seigneur, car ils n'avaient pas plus de 20,000 hommes dans toute l'armée, et par son aide ils avaient pris une grande ville, peuplée de 400,000 hommes ou plus, et la mieux fortifiée. Alors on fit crier par toute l'armée, de par le marquis de Montferrat, qui en était le chef, et de par les barons et le duc de Venise, d'apporter et de réunir tout le butin, comme on l'avait juré sous peine d'excommunication; et on choisit trois églises pour le déposer, et on y mit bonne garde de Français et de Vénitiens, des plus loyaux que l'on put trouver. Alors chacun commença à apporter le butin et à le mettre en commun.
Les uns apportèrent bien, et mal les autres, poussés par convoitise qui est la racine de tous maux, et les convoiteux commencèrent dès lors à retenir bien des choses, et Notre-Seigneur commença à les moins aimer.... Le butin fut donc réuni et partagé par moitié entre les Français et les Vénitiens, comme cela avait été convenu. Sachez que quand ils eurent fait les parts, les Français payèrent de la leur 50,000 marcs aux Vénitiens, et qu'ils se partagèrent entre eux plus de 100,000 marcs. Jamais on n'aurait rien vu de si glorieux, si on eût fait ce que l'on avait dit et qu'on n'eût rien détourné; sachez aussi que l'on fit justice de ceux qui furent convaincus d'avoir retenu quelque chose, et qu'il y en eut pas mal de pendus. Le comte de Saint-Pol fit pendre un sien chevalier, l'écu au col, convaincu d'avoir retenu quelque chose. Beaucoup d'autres de l'armée, petits ou grands, détournèrent une partie du butin, mais ce fut mal acquis. Vous pourrez bien savoir que grand fut le butin, car sans la part des Vénitiens et sans ce qui fut détourné, les nôtres eurent plus de 500,000 marcs d'argent et plus de 10,000 chevaux. Ainsi fut donc réparti le butin de Constantinople, comme vous l'avez entendu.
Baudouin, comte de Flandre, nommé empereur.
1204.
Ensuite les barons tinrent une assemblée, et demandèrent à toute l'armée ce qu'elle voulait faire touchant ce qui avait été décidé entre eux; ils parlèrent tant qu'ils furent obligés de se réunir une seconde fois, pour élire les douze qui devaient faire l'élection. Et comme c'était un grand honneur que d'être nommé à l'empire de Constantinople, il y eut beaucoup de prétendants; mais la grande lutte fut entre le comte de Flandre Baudouin et le marquis de Montferrat Boniface; de ces deux, toute l'armée disait que l'un serait empereur. Quand les gens sages de l'armée, qui tenaient autant à l'un qu'à l'autre, virent cela, ils parlèrent entre eux, et dirent: «Seigneurs, si on élit l'un de ces deux puissants hommes, l'autre aura un tel dépit qu'il emmènera toute l'armée, et ainsi se pourra perdre la conquête, aussi bien que manqua se perdre celle de Jérusalem quand ils élurent Godefroi de Bouillon, le comte de Toulouse ayant eu un tel dépit qu'il sollicita les barons et tous ceux de l'armée d'abandonner la Terre Sainte; il s'en alla tant de monde qu'ils restèrent bien peu, et que si Dieu ne les eût soutenus, la Terre Sainte eût été perdue. Nous devons nous garder que chose pareille ne nous advienne; tâchons de les retenir tous les deux, et que Dieu ayant donné l'empire à l'un, l'autre en soit content. Pour cela, que l'empereur donne à l'autre toute la terre qui est en Asie de l'autre côté du canal avec l'île de Crète, dont il lui fera foi et hommage; ainsi nous pourrons les retenir tous les deux.» Comme il fut dit, il fut fait, et les deux prétendants y consentirent volontiers. Vint le jour que le parlement élut les douze, six d'une part, et six de l'autre, qui jurèrent sur les Évangiles qu'ils éliraient à bien et à bonne foi celui qui aurait le plus de droit et qui serait le meilleur pour gouverner l'empire. Les douze élus se rassemblèrent au jour convenu dans le riche palais où logeait le duc de Venise, l'un des plus beaux du monde.
Là il y eut si grande réunion de gens que c'était merveille, chacun voulant voir qui serait élu. Les douze qui devaient faire l'élection ayant été mandés, furent mis en une belle chapelle qui était dans le palais; leur conseil dura jusqu'à ce qu'ils furent tombés d'accord, et ils chargèrent de porter la parole Nivelon, l'évêque de Soissons, qui était l'un des douze; ils sortirent, et vinrent là où étaient tous les barons et le duc de Venise. Or vous pouvez savoir qu'il fut regardé par beaucoup d'hommes désireux de connaître l'élection. L'évêque leur dit: «Seigneurs, nous nous sommes accordés, par la permission de Dieu, à faire un empereur, et vous avez tous juré que vous tiendriez pour empereur celui que nous aurions choisi, et que si quelqu'un voulait y contredire vous lui viendriez en aide; nous vous nommerons l'élu, à l'heure que Jésus-Christ est né; c'est le comte Baudouin de Flandre et de Hainaut.» Il s'éleva un cri de joie dans le palais, et on l'emmena à l'église, le marquis de Montferrat avant tous les autres, et qui lui rendit tout l'honneur qu'il put. Ainsi fut élu empereur le comte Baudouin de Flandre et de Hainaut, et le jour de son couronnement fixé à trois semaines après Pâques.