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L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques

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LES GRANDS FAITS
DE
L'HISTOIRE DE FRANCE
RACONTÉS PAR LES CONTEMPORAINS.


ORIGINES DE LA LANGUE FRANÇAISE.

Le celtique fut la première langue parlée en deçà de la Loire, dans cette portion de pays où se forma plus tard la langue d'oil, dont l'un des dialectes, celui de l'île de France, est enfin devenu notre langue française..... Après la conquête de la Gaule par César,..... l'empereur Auguste fit une nouvelle division de la Gaule, lui donna une administration et une organisation toutes romaines. Dès lors le latin s'introduisit et se répandit insensiblement dans les Gaules pour l'administration, la justice, les lois, les institutions politiques, civiles et militaires, la religion, le commerce, la littérature, le théâtre et tous les autres moyens dont Rome savait si habilement se servir pour imposer sa langue aux nations, comme elle leur imposait le joug de sa domination. Déjà, du vivant de Cicéron, ainsi qu'il nous l'apprend lui-même, la Gaule était pleine de marchands romains; et il ne se faisait pas une affaire que quelque Romain n'y participât. Mais ce qui dut le plus puissamment contribuer à la propagation de la langue latine, ce fut le besoin où se trouvèrent les Gaulois de recourir au magistrat romain pour obtenir justice; car toutes les causes se plaidaient en latin, et une loi expresse défendait au préteur de promulguer un décret en aucune autre langue qu'en langue latine.

L'empereur Claude, né à Lyon, élevé dans les Gaules, affectionna toujours la province où il avait passé son enfance, et c'est à lui que toutes les villes gauloises durent le droit de cité, qui rendait leurs citoyens aptes à tous les emplois et à toutes les dignités de l'empire. Ainsi l'ambition, l'intérêt, la nécessité des relations journalières avec l'administration romaine, tout porta les Gaulois à se livrer à l'étude de la langue latine, surtout avec un protecteur tel que Claude, qui n'admettait pas qu'on pût être citoyen romain si l'on ignorait la langue des Romains: au point qu'un illustre Grec, magistrat dans sa province, s'étant présenté devant lui et ne pouvant s'expliquer en latin, non-seulement Claude le fit rayer de la liste des magistrats, mais il lui enleva jusqu'à son droit de citoyen. A partir du règne de ce prince, la langue latine fit de tels progrès dans les Gaules que, peu d'années après, Martial se félicitait d'être lu à Vienne, même par les enfants. Déjà, dès le temps de Strabon, les Gaulois n'étaient plus considérés comme des Barbares, attendu que la plupart d'entre eux avaient adopté la langue et la manière de vivre des Romains.

Bientôt des écoles de grammaire et de rhétorique s'établirent de toutes parts. Je dois citer parmi les plus célèbres celles de Toulouse, de Bordeaux, d'Autun, de Trèves et de Reims. Ces écoles ne tardèrent pas à obtenir une réputation telle que des empereurs même y envoyèrent étudier leurs enfants. Crispe, fils aîné de Constantin, ainsi que Gratien, firent leurs études à Trèves; Dalmace et Annibalien, petit-fils de Constance Chlore, vinrent suivre un cours d'éloquence à Toulouse. De ces académies latines sortirent des écrivains remarquables, dont purent se glorifier à la fois et la Gaule qui les avait vus naître, et Rome dont ils enrichirent la littérature. Tels furent Cornélius Gallus, Trogue Pompée, Pétrone, Lactance, Ausone, Sidoine Apollinaire et Sulpice Sévère.

Les lieux où un peuple nombreux se réunissait pour assister aux représentations de la scène étaient encore autant d'écoles où les Gaulois venaient se familiariser avec la langue et les chefs-d'œuvre de la littérature latine. Partout s'élevèrent des théâtres, des cirques, des amphithéâtres, dont quelques-uns, à moitié détruits, font encore aujourd'hui l'objet de notre admiration.

Enfin, l'établissement du christianisme contribua puissamment à répandre l'usage du latin; la religion naissante l'avait adopté comme étant la langue littéraire dominante dans tout l'Occident; elle y devint l'interprète naturel des nouvelles doctrines et un moyen efficace d'assurer leur propagation. Aussi l'invasion des Barbares n'arrêta pas la diffusion de la langue des Romains; ses progrès continuèrent même après la chute de leur empire, et Rome chrétienne acheva par les prédications de la foi ce que Rome païenne avait commencé par ses lois, par ses institutions, par la puissante influence de sa littérature et de sa civilisation.

Tels furent les moyens par lesquels la langue latine se répandit non-seulement dans l'Italie et dans les Gaules, mais encore en Espagne, en Illyrie, dans le nord de l'Afrique, et, plus ou moins, dans toutes les provinces de l'Empire. Ce ne furent donc point quelques troupes romaines qui implantèrent le latin dans notre pays, comme certains auteurs se le sont imaginé. Nous devons toutefois reconnaître que l'incorporation des soldats gaulois dans les légions romaines ne dut pas être, à cet effet, une des moins heureuses combinaisons de la politique des empereurs. C'est, du reste, par de semblables moyens que notre langue française se propage chaque jour de plus en plus dans nos provinces méridionales, dans la Bretagne et dans l'Alsace.

Avant la fin du quatrième siècle, le latin était, surtout dans les villes, la langue usuelle des hautes classes de la société, et des femmes elles-mêmes. C'est en latin que saint Hilaire de Poitiers entretenait correspondance avec Albra, sa fille; Sulpice Sévère avec Claudia, sa sœur, et Bassule, sa belle-mère; c'est également en latin que saint Jérôme correspondait avec deux dames gauloises, Hédébie et Algasie. Ce même saint Jérôme nous donne à entendre que les Gaulois surpassaient les Romains eux-mêmes dans leur propre langue par la fécondité et le brillant du style.

Le peuple, et particulièrement celui des campagnes, n'eut pas d'abord le même intérêt que les classes supérieures à rechercher la connaissance du latin; il lui était d'ailleurs fort difficile d'apprendre une langue aussi différente de la sienne; pour lui, il n'y avait ni maîtres, ni écoles de grammaire et de rhétorique. Ce ne fut que lorsqu'il entendit parler de toutes parts autour de lui la langue de Rome, qu'il s'avisa d'essayer à la bégayer, stimulé dans cette entreprise par ce désir vaniteux qui pousse toujours les gens des classes inférieures à vouloir imiter ceux qu'ils voient au-dessus d'eux; à ce mobile vint s'en joindre un autre encore puissant, leur intérêt, qui enfin se trouvait en jeu, par la nécessité de communiquer journellement avec les puissants et les riches qui avaient laissé le celtique dans un dédaigneux oubli, et ne connaissaient plus d'autre langue que celle qui convenait à un citoyen romain.

Les paysans gaulois firent alors pour le latin ce que font aujourd'hui pour le français les paysans de l'Alsace, de la Bretagne et ceux de nos provinces méridionales, qui, de jour en jour et de plus en plus, s'évertuent à comprendre et à parler notre langue littéraire..... L'histoire vient à l'appui des inductions tirées de la nature des circonstances. Dans la seconde moitié du deuxième siècle, saint Irénée est forcé d'apprendre le celtique pour faire entendre la parole évangélique au peuple de Lyon. Dans le troisième, une druidesse, voulant adresser à l'empereur Alexandre Sévère quelques paroles prophétiques, en est réduite à s'exprimer en celtique, au risque de voir sa prédiction frapper inutilement les oreilles de l'empereur, s'il ne se trouve auprès de lui quelque Gaulois pour la lui traduire. Mais dès la fin du quatrième siècle, l'homme du peuple n'a plus besoin d'interprète, il parle lui-même le latin, et ce qu'il en sait lui suffit pour se faire comprendre. On ne peut exiger de lui ni un style fort correct, ni une prononciation bien pure, car l'usage fut son seul précepteur, et chez lui l'attention a continuellement à lutter contre les habitudes de sa langue maternelle. Sulpice Sévère, qui écrivait à cette époque, introduit dans un de ses dialogues un homme d'assez humble condition, né dans le nord de la Gaule; cet homme, interrogé sur les vertus de saint Martin, hésite à parler latin, de crainte que son langage rustique ne blesse les oreilles délicates de ses auditeurs, habitants de l'Aquitaine, pays où la langue latine était en usage depuis plus longtemps qu'elle ne l'était dans la Celtique et dans la Belgique. Un des interlocuteurs, nommé Posthumianus, impatienté des hésitations du personnage, s'écrie avec humeur: «Parle-nous celtique ou gaulois, pourvu que tu nous parles de saint Martin» [1]. Ce passage remarquable nous montre un homme du peuple qui parle le latin; mais comme, d'après son propre aveu, il l'estropie à la façon des gens de la campagne, Posthumianus est porté à penser qu'il s'expliquera plus aisément en se servant du celtique, qu'il juge devoir être sa langue habituelle. Le même passage prouve qu'au quatrième siècle le celtique était encore en usage dans certaines contrées de la Gaule, du moins parmi le peuple. Le témoignage de Sulpice Sévère se trouve confirmé par ceux d'Ausone [2], de Claudien [3], et de saint Jérôme [4]; ce dernier assure avoir trouvé chez les Trévires à peu près la même langue que celle qui était parlée parmi les Gaulois établis en Galatie.

Au cinquième siècle, nous retrouvons encore la vieille langue des Gaulois, mais c'est dans les montagnes de l'Auvergne, et, là même, elle est abandonnée par la haute classe de la société et réduite à n'être plus qu'un patois populaire. C'est ce qu'on est en droit de conclure d'une lettre de Sidoine Apollinaire, évêque de Clermont [5]. Je suis loin de prétendre que le celtique eût disparu de toutes les autres contrées de la Gaule, mais je pense qu'à cette époque il se trouvait relégué dans les pays montagneux ou dans ceux qui étaient éloignés des principaux centres de population et des grandes voies de communication des Romains.

Tel était l'état du langage dans la Gaule, lorsque, de toutes parts, elle fut envahie par les nations germaniques: au midi par les Wisigoths, à l'est par les Burgondes et au nord par les Franks. Ces derniers, les seuls dont nous ayons à nous occuper, apportèrent une troisième langue dans les provinces situées en deçà de la Loire. Cette langue était le tudesque ou téotisque, mots dérivés de teut, teod, dénomination collective par laquelle se désignaient eux-mêmes tous les peuples de race germanique. On devrait donc comprendre, sous le nom de tudesque, tous les idiomes de la Germanie; mais cette désignation, restreinte par un usage fort ancien, ne s'applique qu'aux idiomes des Teuts occidentaux, c'est-à-dire au francique, usité chez les Franks, et à l'allémanique, usité chez les Allémans.

Avant de passer le Rhin, les Franks étaient une confédération de diverses tribus occupant le territoire compris entre l'Elbe, le Rhin, le Mein et la mer du Nord. Le francique devait se composer à cette époque d'autant de dialectes qu'il y avait de tribus confédérées; mais dans la Gaule, tous ces dialectes paraissent s'être fondus dans trois dialectes principaux, usités parmi les conquérants entre le Rhin et la Loire. Au nord était le ripuaire, à l'ouest le neustrien, et à l'est l'ostrasien.

Les Ripuaires et les Ostrasiens se trouvaient sur les confins de la Germanie, dont ils n'étaient séparés que par le Rhin, et leur population se grossissait sans cesse de nouvelles bandes germaniques qui passaient le fleuve pour venir s'associer à leur fortune. Dans l'un et l'autre pays, le latin disparut entièrement comme langue usuelle, soit que les Gallo-Romains eussent été exterminés en grand nombre par les barbares, soit, ce qui est plus probable, qu'ils eussent été refoulés par eux dans l'ouest et dans le midi. Au latin succéda le tudesque, qui, diversement modifié, s'est perpétué jusqu'à nos jours dans les patois de la rive gauche du Rhin, chez les descendants des Ripuaires et des Ostrasiens.

Il n'en fut pas de même dans la Neustrie, ou du moins dans la plus grande partie, celle qui s'étendait de la Scarpe à la Loire, et de la Meuse à l'Océan. Les Franks Saliens qui s'établirent dans cette contrée étaient les plus éloignés du Rhin, et n'avaient que peu de relations avec les peuples germaniques qui habitaient de l'autre côté du fleuve, tandis qu'ils se trouvaient mêlés aux populations gallo-romaines, de beaucoup supérieures en nombre aussi bien qu'en civilisation et en culture intellectuelle de tout genre. Aussi, quoi qu'il pût en coûter à l'orgueil et à l'insouciante rudesse des vainqueurs, ils se virent contraints par la force des circonstances à apprendre la langue des vaincus, dont ils adoptèrent également la religion et l'administration. Le poëte Fortunat, profitant sans doute du privilége poétique de l'hyperbole, loue Charibert, roi de Paris, de ce qu'il parle le latin mieux que les Romains eux-mêmes, et il s'émerveille de l'éloquence qu'il lui suppose dans sa langue maternelle [6]. Le même poëte attribue également à Chilpéric une connaissance toute particulière de la langue latine [7]; mais Grégoire de Tours se montre moins flatteur à son égard. Ce prince avait composé un ouvrage en prose sur la Trinité et deux livres de poésie. L'évêque historien condamne sa théologie comme hérétique et sa poésie comme transgressant toutes les règles de la versification latine. «Ses vers, dit-il, ne sauraient se tenir sur leurs pieds; des syllabes brèves il en a fait des longues, et des longues il en a fait des brèves» [8]. Si ce roi frank, malgré ses prétentions d'écrivain, ne fut point un habile latiniste, on peut se figurer ce que devait être le gros de la nation. Les Germains avaient conservé dans les Gaules l'amour de la vie indépendante qu'ils menaient en Germanie; ils se trouvaient mal à l'aise dans l'enceinte des villes, et préféraient le séjour de la campagne. Ils construisirent à la façon germanique, et principalement sur le bord des forêts, des espèces de hameau dont les uns étaient nommés fara et les autres étaient appelés ham. Avec de telles habitations et une pareille manière de vivre, les Franks se trouvèrent nécessairement dans un contact journalier et dans des relations habituelles avec les campagnards gallo-romains. Ceux-ci furent les seuls professeurs de langue qu'eurent tous ces barbares, bien moins amoureux d'études laborieuses et de culture intellectuelle que de pillage, de jeu, de chasse, de bonne chère et de débauches de toute sorte. Ils apprirent de pareils maîtres un latin mêlé de celtique que, de leur côté, ils altérèrent encore davantage par l'introduction d'un grand nombre de mots tudesques. Les habitants des villes, qui se piquaient encore de parler le latin avec quelque pureté, dédaignaient ce jargon né dans les campagnes, qu'ils désignaient sous le nom de langue rustique.

Cependant les Franks de la Neustrie conservèrent longtemps entre eux l'usage du francique dans leurs familles, dans les camps, dans les armées, dans les assemblées où les vainqueurs décidaient du sort des vaincus. Aussi cette langue fut-elle parlée non-seulement par Clovis et par ses fils, mais encore par plusieurs de ses successeurs. Toutefois le tudesque disparut peu à peu de la Neustrie par la fusion des Franks avec les Gallo-Romains. Les ténèbres qui couvrent l'histoire de cette époque ne me permettent guère de préciser le temps où cette fusion s'est opérée; cependant on peut conjecturer avec assez de vraisemblance qu'elle était déjà fort avancée dès les commencements du septième siècle. Elle se manifeste dans le siècle suivant par l'antagonisme des Ostrasiens et des Neustriens: les premiers représentaient l'élément germanique, les seconds représentaient l'élément gallo-romain. Les Neustriens eurent d'abord l'avantage dans cette lutte; mais les Ostrasiens, conduits par Charles Martel, l'emportèrent enfin. La Neustrie eut à subir une nouvelle invasion germanique qui eut pour conséquence, quelques années après, l'avénement de la dynastie ostrasienne des Carolingiens.

Charlemagne, le héros de la race carolingienne, avait appris plusieurs langues étrangères, et parlait le latin avec facilité, ainsi que le rapporte son historien Éginhard; mais le francique était sa langue maternelle. Il eut toujours une prédilection toute particulière pour le rude mais énergique idiome de ses pères, au point qu'il entreprit de composer lui-même une grammaire francique. Il donna des noms tudesques aux vents et aux mois, et voulut qu'on recueillît soigneusement tous les chants populaires et toutes les anciennes poésies qui célébraient les exploits des guerriers germaniques dans leur langue nationale. Le francique fut également la langue usuelle de Louis le Débonnaire, bien qu'il parlât le latin avec autant de facilité. Il ordonna de traduire les Évangiles en tudesque, et c'est probablement à lui que nous devons la version du moine Otfrid, qui est parvenue jusqu'à nous.

Le latin rustique, ainsi que je l'ai dit, était, dans la Neustrie, l'idiome qui servait aux relations des Gallo-Romains avec les Franks; il fut un moyen de rapprochement entre les deux races, et devint peu à peu la langue générale de la nation. Son extension se trouva favorisée par l'abandon complet où étaient tombées les études, et par l'insouciance des esprits pour les chefs-d'œuvre déjà langue latine. Le clergé lui-même contribua puissamment à le propager; car beaucoup d'ecclésiastiques ne connaissaient que ce latin vulgaire, et tous étaient obligés de s'en servir pour faire entendre leurs instructions au peuple. Au commencement du septième siècle nous trouvons le latin rustique employé à composer des chants populaires; il nous est même parvenu quelques vers d'une de ces chansons qui célébrait la victoire remportée par Clotaire II sur les Saxons. Ce latin était si bien devenu la langue usuelle du peuple, que cette chanson volait de bouche en bouche, et que les femmes s'en servaient pour exécuter des danses [9].

Dans l'origine, le latin rustique ne différait guère du latin littéraire que par la violation de quelques règles grammaticales, par quelques vices de prononciation, par le mélange d'un certain nombre de mots et de tournures celtiques et tudesques. Mais des altérations plus profondes et plus radicales décomposèrent insensiblement ce latin populaire, au point qu'au septième siècle il put être considéré comme un nouvel idiome, entièrement distinct de l'ancienne langue latine à laquelle il devait son origine. La nouvelle langue fut appelée romane, parce qu'elle était l'idiome propre des vaincus, à qui l'on donnait le nom de Romains par opposition aux conquérants issus de la noble race des Franks.

La première mention de la langue romane que l'histoire nous ait conservée remonte au milieu du septième siècle; elle nous a été transmise par l'auteur anonyme de la vie de saint Mummolin, qui succéda à saint Éloi comme évêque de Noyon, honneur qu'il dut principalement à la connaissance toute particulière qu'il avait de la langue romane et de la langue tudesque. Il était, en effet, fort important à cette époque qu'un évêque sût parler l'un et l'autre de ces idiomes, afin de pouvoir lui-même instruire, dans leur propre langue, les populations appartenant aux deux races différentes qui occupaient les Gaules, ainsi que le prescrivit formellement plus tard le troisième concile de Tours. Aussi voyons-nous que plusieurs ministres de la religion se rendirent capables de s'acquitter de ce double devoir. On peut citer entre autres saint Adalard, abbé de Corbie, qui vivait vers la fin du huitième siècle. Gérard, abbé de Sauve-Majeure, qui fut son disciple, dit en parlant de lui: «S'il employait la langue vulgaire, c'est-à-dire la romane, vous eussiez cru qu'il n'en savait pas d'autre; si c'était le tudesque, son discours avait plus d'éclat; mais dans aucune langue sa parole n'était aussi facile que lorsqu'il s'exprimait en latin.»

Il nous reste quelques vestiges de la langue romane de la fin du huitième siècle; on les trouve dans les litanies qui se chantaient à cette époque dans le diocèse de Soissons [10].

Le milieu du siècle suivant nous offre le premier monument important de cette langue qui soit parvenu jusqu'à nous; c'est le serment que Louis le Germanique fit à Charles le Chauve en 842. La langue du dixième siècle nous est connue par une cantilène en l'honneur de sainte Eulalie, et celle du onzième, par les lois que Guillaume le Conquérant donna aux Anglais, après avoir soumis leur pays [11]. Ce n'est qu'à partir du douzième siècle que les productions littéraires de la langue romane du nord devinrent assez nombreuses et assez considérables.

Avant de prononcer le serment dont je viens de parler, Louis le Germanique et Charles le Chauve haranguèrent leur armée, chacun dans l'idiome particulier usité chez son peuple, Louis en tudesque, et Charles en langue romane. Voilà donc un fils de Louis le Débonnaire, c'est-à-dire un petit-fils de Charlemagne, obligé de parler la langue des vaincus pour se faire entendre de ses sujets. C'est que la position dans laquelle il se trouvait était bien différente de celle de son père et de son aïeul. Ces deux princes commandant à la Germanie, à la Gaule et à l'Italie, résidaient sur les bords du Rhin, au milieu des Germains, leurs compatriotes, auxquels leur maison devait son élévation et sa gloire. Ainsi, leur origine, le pays qu'ils habitaient, les gens qui les entouraient, tout concourait à ce que le tudesque fût la langue usuelle des empereurs. Mais Charles le Chauve, réduit à la possession de la Neustrie, se trouva jeté au milieu de populations qui ne parlaient, qui ne comprenaient que le roman, et qui avaient le tudesque en aversion [12]; aussi fut-il contraint d'adopter la langue romane, la seule qui pût le mettre en rapport avec la nation à laquelle il commandait. A plus forte raison cette langue dut-elle être parlée par les rois qui lui succédèrent [13].

Toutefois le tudesque ne disparut pas complétement de la cour; les Carolingiens en perpétuèrent, sinon l'usage habituel, du moins l'intelligence parmi les principaux officiers de leur maison [14]. Tout semblait leur en faire à la fois un devoir et une nécessité, les traditions, le souvenir de leur origine, leurs mariages fréquents avec des princesses de sang germanique, leur résidence habituelle à Laon, ville située dans le voisinage des pays allemands de la Lorraine inférieure, et enfin la participation active et continuelle que les princes germaniques prirent sous cette dynastie à tous les troubles, à tous les démêlés, à toutes les guerres, à tous les traités qui eurent lieu dans le royaume. Aussi, ceux qui s'adonnaient au maniement des affaires publiques attachaient-ils une grande importance à la connaissance du tudesque. Mais, dès le milieu du neuvième siècle, les personnes qui possédaient pleinement l'usage de cet idiome étaient devenues si rares dans le royaume, que Loup, abbé de Ferrière, l'un des principaux ministres de Charles le Chauve, fut obligé d'envoyer en Allemagne des jeunes gens de son monastère, auxquels il jugeait à propos de faire apprendre la langue qui était la plus nécessaire aux relations politiques [15].

On ne sera donc pas étonné de voir que, dans le siècle suivant, Louis d'Outre-Mer comprenait le tudesque beaucoup mieux que le latin. Au synode d'Engelheim, où ce roi et l'empereur Othon Ier se trouvaient réunis, on produisit une lettre du pape Agapet, relative aux disputes qui s'étaient élevées entre Artalde, archevêque de Reims, et Hugues, son compétiteur; comme cette lettre était écrite en langue latine, on fut obligé de la traduire en tudesque, afin d'en donner connaissance aux deux princes.

Mais les circonstances qui avaient maintenu l'intelligence de l'idiome des Franks dans la maison royale des Carolingiens avaient cessé d'exister sous les rois de la troisième race, et Hugues Capet, le premier d'entre eux, bien qu'issu du sang germanique, était tout aussi complétement ignorant du langage de Charlemagne qu'il l'était de celui d'Auguste. Les gens qui l'entouraient n'entendaient pas plus que lui-même l'idiome de la Germanie. Aussi, à partir de cette époque, les princes d'Allemagne qui désiraient entretenir des relations avec la cour de France furent obligés d'avoir recours à des ambassadeurs qui connussent la langue romane [16].

Le roman dut principalement sa formation aux altérations successives que le peuple fit subir à la langue latine [17]. Ces altérations, partout les mêmes quant aux procédés généraux, durent néanmoins, dès l'origine, différer par certaines nuances, selon le pays où se forma le nouvel idiome. Dans la suite, ces différences, accrues et multipliées par le temps, en vinrent à se dessiner plus nettement, et à se circonscrire avec plus de précision, à la faveur du fractionnement que le système féodal fit éprouver à tout le territoire du royaume.

Si dans le douzième, le treizième et le quatorzième siècle on eût voulu tenir compte de toutes les variétés que présentait la langue d'oil [18], selon les divers pays où elle était en usage, on eût pu diviser cette langue en autant de dialectes qu'il y avait de bailliages dans la France septentrionale; mais, en ne tenant compte que des caractères généraux les plus marqués, on arrivait à reconnaître autant de dialectes différents que l'on comptait de provinces en deçà de la Loire. Chacune des capitales de ces provinces devenait un centre dont l'influence se faisait sentir sur tout le pays qui en dépendait, et les habitants de la même province se piquaient plus ou moins de modeler leur langage sur celui que l'on parlait à la cour du duc ou du comte qui les gouvernait. De la sorte, chaque idiome provincial tendait à une certaine uniformité, et la langue d'oil pouvait se diviser en dialecte de la Picardie, de l'Artois, de la Flandre, de la Champagne, de la Lorraine, de la Franche-Comté, de la Bourgogne, du Nivernais, de l'Orléanais, de la Touraine, de l'Anjou, du Maine, de la Haute-Bretagne, de la Normandie et de l'Ile-de-France. Il est important de remarquer que celui-ci était spécialement désigné sous le nom de français, par opposition au picard, au normand, au bourguignon, etc.

Par l'avénement de la maison des ducs de France à la couronne des Carolingiens, le dialecte français partagea la fortune de cette maison, et prit de jour en jour une supériorité marquée sur les autres dialectes, comme la nouvelle royauté ne tarda pas à établir sa suprématie sur tous les feudataires du royaume. La cour de France était devenue, pour les seigneurs du Nord, le modèle et l'école de la galanterie, de la courtoisie et des belles manières; la langue parlée dans la maison royale était l'expression naturelle de ces débuts de la civilisation et de la politesse. Aussi, dès le douzième siècle, il n'était plus permis à un seigneur normand, picard ou bourguignon, de se présenter à la cour de France sans qu'il sût s'exprimer en français, non plus qu'à un trouvère, désireux de quelque célébrité, de composer ses ouvrages en un autre dialecte [19]. A partir de cette époque, l'idiome de l'Ile-de-France se propagea de plus en plus, à l'aide des circonstances qui ne cessèrent de lui être favorables et des moyens puissants que surent employer les rois pour fonder l'unité française. Au treizième siècle, ce fut par l'extension du domaine de la couronne; au quatorzième, par l'accroissement de l'autorité des Capétiens, l'organisation de la justice royale, celle du parlement de Paris et de la grande chancellerie; au quinzième, par l'établissement d'une administration fiscale, d'une organisation militaire, par plusieurs autres institutions, ainsi que par la faveur accordée à l'imprimerie naissante; au seizième siècle enfin, par des ordonnances formelles prescrivant l'usage exclusif du français dans tous les actes publics ou privés, de quelque nature qu'ils pussent être [20].

Dès lors le français acquit une telle importance et obtint une telle prééminence sur les autres dialectes de la langue d'oil, que ceux-ci, réduits à l'état de patois [21] dédaignés, furent relégués dans les campagnes, où ils s'éteignent de nos jours dans les derniers rangs de la population, semblables à de faibles rejetons étouffés par les vigoureuses racines d'un arbre puissant qui naquit avec eux au pied du même tronc.

A. de Chevallet, Origine et formation de la langue française, t. 1, prolégomènes.

Albin d'Abel de Chevallet naquit en 1812 et est mort en 1858. Son excellent ouvrage, qui forme 3 volumes in-8o, a eu deux éditions; la première lui a valu, en 1850, un prix à l'Institut; et la seconde en a obtenu un autre en 1858.

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