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L'Histoire de France racontée par les Contemporains (Tome 2/4): Extraits des Chroniques, des Mémoires et des Documents originaux, avec des sommaires et des résumés chronologiques

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LA RELIGION D'ODIN
(Religion des Franks, des Saxons et des Northmans).

La religion du Nord est d'origine asiatique. Les travaux de la science moderne sur les antiquités religieuses des peuples septentrionaux, et sur celle des Indiens et des Perses, ont enfin mis dans tout son jour cette importante vérité, sur la trace de laquelle on s'était trouvé amené depuis longtemps. Désormais il n'y a plus à cet égard aucun doute. La mythologie d'Odin est un retentissement lointain des mythologies savantes de l'Orient. Mais, bien que le fond de cette mythologie soit incontestablement asiatique, sa forme altérée par l'effet d'une longue indépendance, par les variations du génie instinctif des peuples, par les changements de résidence, par les événements particuliers de l'histoire, est profondément empreinte d'une originalité toute septentrionale et véritablement autochthone. Il faut dire aussi que cette religion ne nous est connue par aucun système suivi, et que l'on est obligé, pour la comprendre, d'en recomposer la métaphysique d'après des récits et des chants, dans lesquels cette métaphysique est presque complétement effacée par l'exubérance du symbole poétique, et qui ne sont eux-mêmes que des fragments. Ces monuments nous représentent peut-être fidèlement les croyances scandinaves, telles qu'elles se peignaient dans l'esprit du vulgaire; mais il est certain qu'ici comme chez tous les peuples, il faut percer l'enveloppe fabuleuse pour pénétrer jusqu'à la pensée initiative des instituteurs de la religion.

L'Edda de Snorron [25], résumé authentique de traditions dont nous ne possédons plus textuellement qu'un petit nombre, sera notre guide principal dans l'exposé que nous allons entreprendre. L'auteur suppose que Gylfé, roi des anciens Goths, frappé de ce que l'on raconte de la grandeur des Ases, se rend, sous un nom supposé, à Asgard, pour en juger par lui-même; là, dans un palais magique, au milieu d'une cour nombreuse, il aperçoit, assis sur des trônes, trois princes, nommés, le premier Har, ce qui signifie le Sublime; le second Jafnhar, l'Égal du Sublime; le dernier Thridie, le Troisième: il les interroge.

Gangler commença ainsi son discours: «Quel est le plus ancien et le premier des Dieux? Har répond: Nous l'appelons ici Alfader; mais dans l'ancienne Asgard il a douze noms: Alfader (le Père universel), Hervian (le Seigneur), Nikar (le Sombre), Nikuder (le dieu de l'Océan), Fiolner (celui qui fait beaucoup), Ome (le Bruyant), Biflid (l'Agile); Vidrer (le Magnifique), Svidrer (celui qui extermine), Svider (celui qui cause l'incendie), Oske (le Maître des morts), Falker (l'Heureux)—Gangler demande: Quel est ce dieu? Quel est son pouvoir? Qu'a-t-il fait pour manifester sa gloire? Har répond: Il vit toujours; il gouverne l'univers, et les petites choses comme les grandes. Jafnhar ajoute: Il a créé le ciel et la terre. Thridie poursuit: Il a fait plus; il a fait les hommes et leur a donné une âme qui doit vivre, et qui ne s'anéantira pas, même quand le corps se sera dissous: tous les bons habiteront avec lui dans un lieu nommé l'Ancien; mais les mauvais iront vers Héla, et de là dans le Niflheim.»

Ce passage est extrêmement important par l'idée claire et élevée qu'il nous donne en un instant du principe suprême de la religion Scandinave. Voilà bien le père et le destructeur, celui qui crée et celui qui extermine, l'auteur unique des hommes et des dieux, l'éternel Brahma: c'est ce dieu excellent de la Germanie, dont parle Tacite: «Regnator omnium Deus, cætera subjecta atque parentia.» Comme dans la mythologie orientale, il paraît au commencement, puis il s'efface, laissant agir ce qui procède de lui, et ne reparaît plus qu'à l'heure de la consommation du monde.

Il est assez difficile de décider avec certitude si ce dieu suprême tire absolument l'univers du néant, car aucun des chants qui nous sont restés ne s'explique sur ce point d'une manière précise. La première chose qui se découvre dans l'histoire de la création, selon les Scandinaves, est un immense abîme, peut-être co-éternel à Dieu, dans lequel les principes contraires sont disposés chacun dans une région distincte: les uns, que l'on pourrait regarder comme les principes passifs, l'eau, le froid, l'inerte, l'obscur, sont au Nord; les autres, qui sont les principes actifs, le feu, le mouvement, la chaleur, la lumière, sont au Sud. La première de ces deux régions est nommée le Niflheim, la seconde le Muspelheim: l'une est l'enfer, l'autre le paradis. A la frontière de ces deux régions, et par la combinaison des effluves contraires que la vertu divine en fait sortir, se produit la masse habitable de l'univers, figurée dans le langage poétique par un géant nommé Ymer. De cette masse, par des causes qu'il serait peut-être téméraire de prétendre analyser sous le voile épais dont la mythologie scandinave les enveloppe, naissent de bons et de mauvais génies, auxquels le Créateur suprême semble abandonner, sans s'en occuper davantage, l'administration de l'univers. C'est à ces dieux secondaires, que remonte directement la création de Aske et de Emla, principe sacré du genre humain, et ce sont eux qui composent, pour ainsi dire, à eux seuls toute la religion. Chacun peut aisément reconnaître les intimes rapports de cette cosmogonie avec la cosmogonie de l'Inde, mais plus particulièrement encore avec celle de la Perse. Il n'est pas besoin d'insister ici là-dessus; et il vaut mieux rentrer dans notre sujet spécial en essayant de donner par quelques citations une idée plus étendue de l'esprit particulier de la mythologie scandinave. Voici le début de l'une des odes antiques les plus précieuses que le Nord nous ait conservées: elle est connue dans la tradition sous le nom de Volu-Spa ou chant de la prophétesse, et paraît composée d'une suite de lambeaux empruntés à des poëmes cosmogoniques encore plus anciens; ce qui explique son obscurité.

«Que toutes les divines créatures, grandes et petites, fassent silence! Vous voulez que je récite les éloges antiques du fils de Heimdall, et ce que je sais de plus ancien sur les hommes de Valfodur. Je me souviens des géants nés au matin, chez lesquels je me suis instruite autrefois. On était au matin des siècles lorsque Ymer parut: il n'y avait ni sable, ni mer, ni vents rafraîchissants; la terre ne se trouvait nulle part, et le ciel n'existait point dans la hauteur. Un abîme immense était dans l'espace, et la verdure n'existait point. Avant que les fils de Bore qui bâtirent Midgard eussent élevé les tables, le soleil éclairait du côté du midi les pierres du palais. Le soleil ignorait où était sa demeure; les étoiles ignoraient où elles devaient établir leur siége; la lune ignorait le lieu de sa force: Mais alors les dieux prirent place au suprême tribunal et considérèrent ces choses. Ils donnèrent des noms à la nuit et à la lune décroissante; ils en donnèrent au matin, au midi, et au soir, afin que l'on comptât la suite des années.—Enfin, les Ases puissants et dignes d'amour, quittant cette troupe, vinrent en un lieu, et là ils trouvèrent sur le rivage les deux malheureux, Aske et Emla, privés de toute force, n'ayant pas d'âme, n'ayant pas de raison: ils n'avaient ni sang, ni parole, ni beauté. Odin leur donna l'âme, Honer la raison, Lodur le sang et la beauté.»

Voilà avec ce majestueux laconisme, si ordinaire dans tout ce qui porte le cachet de la poésie sacerdotale, le récit de l'enfantement du monde. Les mots, dans ces vers mystérieux, ne sont pour ainsi dire que les éclairs par lesquels les idées ensevelies dans la nuageuse profondeur trahissent leur présence. Les fables recueillies par Snorron et qui composent le fond de la seconde Edda sont heureusement plus explicites, et nous permettront de pénétrer plus avant dans le détail de ces mythes. «Gangler demande où habitait le géant Ymer, et quelle était sa nourriture; Har lui répond: «Après que le souffle qui venait du Midi eut fondu les exhalaisons de la glace et en eut formé des gouttes (le principe de Ymer), il en forma une vache. Quatre fleuves de lait coulaient de ses mamelles, et elle nourrissait Ymer. La vache se nourrissait à son tour en léchant les pierres couvertes de sel et de gelée. Le premier jour qu'elle lécha ces pierres, il en sortit des cheveux d'homme; le second jour, une tête; le troisième, un homme entier, qui était doué de beauté, de force et de puissance. On le nomma Bure; c'est le père de Bore qui épousa Byzla, fille du géant Baldorn. De ce mariage sont nés trois fils, Odin, Vili et Vé. Et c'est notre croyance qu'Odin gouverne avec ses frères le ciel et la terre, que le nom d'Odin est son vrai nom, et qu'il est le plus puissant de tous les dieux.» Gangler demande si les deux races vivaient entre elles avec amitié. Har répond: «Bien au contraire; les fils de Bore tuèrent Ymer, et il coula tant de sang de ses blessures, que tous les géants y furent noyés à l'exception d'un seul nommé Bergelmer, qui se sauva avec tous les siens. C'est par lui que s'est conservée la race des puissances de la Gelée.» Gangler demande: «Que firent alors les fils de Bore que vous nommez les dieux?» Har répond: «Ce n'est pas une petite chose à dire. Ils traînèrent le corps de Ymer au milieu de l'abîme et ils en firent la terre; l'eau et la mer furent formées de son sang, les montagnes de ses os, les pierres de ses dents. Ayant fait le ciel de son crâne, ils le posèrent sur la terre. Après cela ils allèrent prendre des feux dans le Muspelheim, et les placèrent dans l'abîme, afin qu'ils éclairassent la terre. De là les jours furent distingués et les années comptées.» Gangler s'écrie: «Voilà certainement de grandes œuvres et une vaste entreprise!» Har continue, et dit: «La terre est ronde, et autour d'elle est placée la profonde mer. Les rivages ont été donnés aux géants, et sont leur demeure. Mais plus avant sur la terre, dans un espace également éloigné de tous côtés de la mer, les Dieux ont bâti un rempart contre les géants, avec les sourcils d'Ymer, et ils ont nommé cette enceinte, Midgard.» «Mais, dit Gangler, d'où viennent les hommes qui habitent à présent le monde? Har répond: «Les fils de Bore, se promenant un jour sur le rivage, trouvèrent deux morceaux de bois flottant. Ils les prirent et en firent un homme et une femme. Le premier leur donna l'âme et la vie; le second, la raison; le troisième, l'ouïe, la vue, la voix, des habillements et un nom. On appelle l'homme Aske et la femme Emla. C'est d'eux qu'est descendu le genre humain, à qui une demeure a été donnée près de Midgard. Les fils de Bore bâtirent ensuite dans le milieu la ville d'Asgard où demeurent les dieux et leurs familles. C'est là qu'est situé le palais d'Odin, nommé la terreur des peuples. Lorsque Odin s'y assied sur son trône sublime, il découvre tous les pays, voit les actions des hommes et comprend tout ce qu'il voit. Sa femme est Frigga, fille de Fiorgun. De ce mariage est descendue la famille des Dieux. C'est pourquoi Odin est appelé le père universel. La terre est sa fille et sa femme. Il a eu d'elle Asa-Thor, son premier né. La force et la valeur suivent ce dieu: c'est pourquoi il triomphe de tout ce qui vit.»

Il me semble que l'on ne peut guère douter qu'Ymer ne représente dans cette fable les forces désordonnées du chaos, rudis indigestaque moles. La vache produite par le souffle de l'éternel Midi est le principe de la fécondité qui, tout en nourrissant le chaos, fait naître le principe créateur désigné sous le nom de Bore. De l'union de ce principe avec une fille de la race d'Ymer, emblème de la matière, sort enfin la trinité scandinave, Odin, Vili et Vé. Et remarquons ici comme un point de la plus haute importance le trait décisif, confirmé par l'Edda de Snorron, que la Volu-Spa nous donne de cette trinité, à l'endroit de la création du genre humain: c'est la première personne ou Odin qui confère l'âme, la seconde qui confère la raison, la troisième qui confère la forme et l'existence du corps. A cette trinité appartient le gouvernement immédiat du ciel et de la terre. Près de ces divers principes subsiste, comme les mauvais anges dans la mythologie des Perses ou les Titans dans celles des Grecs, la race des géants. C'est par un combat contre ces puissances fatales, dans lequel Odin et ses frères demeurent vainqueurs, que commence l'histoire du monde. Les géants sont repoussés aux confins de la terre habitable; un rempart est élevé contre leurs efforts destructeurs; le genre humain prend naissance.

On ne s'attend point que nous entrions ici dans le détail de la généalogie et des attributs de toutes les divinités du ciel scandinave. Snorron y place, comme dans l'Olympe grec, douze divinités principales.

Ce sont des personnifications analogues à celles que l'on rencontre dans toutes les mythologies. Thor, le premier né d'Odin, est le dieu de la guerre; Balder, le second, est le dieu de la bonté et de la miséricorde; Brage préside à l'éloquence; Tyr à la prudence militaire; Hoder à la richesse; Niord, de la race des géants, mais élevé dès son enfance chez Odin, est le maître de la mer; de lui sont nés Frey, le dieu de la pluie, et Freya, déesse de l'amour, bien différente de Frigga, épouse d'Odin et déesse de la terre, la herta germanique. Les autres déesses sont Saga, l'histoire; Eyra, la médecine; Géfyone, la chasteté; Nossa, fille de Freya, la parure; Vara, la bonne foi, spécialement en ce qui concerne l'amour; Snotra, la prudence; enfin, nous mentionnerons encore les Walkyries, qu'Odin envoie dans les combats pour choisir les héros et les amener à sa table: ce sont elles qui président aux coupes et aux festins. Quant aux mauvais génies, nous nous contenterons de dire un mot de Loki, qui est l'Ahrimane du Nord et le père des principes qui doivent finir par triompher du monde: Héla, la mort; Fenris, la destruction; le serpent de Midgard, qui enserre le monde, et qui est peut-être la corruption. «Loki, dit l'Edda, est appelé le calomniateur des dieux, l'artisan de la fraude, l'opprobre des dieux et des hommes. Il est fils du géant Farbante et de Laufeya. Loki est beau et bien fait, mais il a l'esprit méchant, léger, infidèle. Il surpasse tous les hommes dans l'art de la ruse et de la tromperie. Sa femme se nomme Signie; il a eu d'elle Nare et plusieurs autres fils. Il a eu de la géante Angerbode trois autres enfants: l'un est le loup Fenris; le second le grand serpent de Midgard; le troisième la Mort.»—La lutte continuelle des dieux et de Loki, et les ruses innombrables de ce dernier, sont le sujet sur lequel l'inépuisable imagination des Skaldes s'est le plus exercée. De toutes ces fables, la seule qui nous paraisse importante est celle qui nous représente Balder, le dieu de la charité et de la miséricorde, tué par mégarde, sur les instigations perfides de Loki, par l'aveugle Hothur. Loki, malgré ses subterfuges finit par être vaincu et enchaîné dans une caverne d'où il ne sortira qu'au dernier jour. Au surplus toutes ces fables, excepté peut-être cette dernière, sont évidemment postérieures à l'époque primitive de la théologie, et le caprice des poëtes y a eu bien plus de part que la métaphysique.

Enfin le dernier jour arrive. L'équilibre qui subsistait dans la création entre les principes contraires est rompu. Le dieu supérieur lui-même, comme dans la théologie orientale, rentre en scène pour prêter main-forte à la destruction. Les principes secondaires sont tués les uns par les autres. Tout s'anéantit, mais bientôt aussi tout renaît sous une forme nouvelle. Magnus ab integro sæclorum nascitur ordo. D'effroyables désordres qui se manifestent sur la terre où l'harmonie des sociétés et celle de la nature commencent à se troubler, sont le signal de la venue de ces jours terribles, et après la tuerie des hommes arrive celle des dieux. Les derniers restes de la création se dissipent dans les flammes envoyées du midi par Surtur (le Noir), le Brahm scandinave. Afin de donner une idée plus précise de cette grande et sublime prophétie, nous citerons en les traduisant littéralement, d'après le latin de Résénius, les propres paroles de la Volu-Spa:

«Au delà de nos jours, moi, fille puissante d'Odin, j'aperçois le crépuscule des Dieux.

«Garm aboie devant l'antre horrible de Gnip; les chaînes sont rompues; Fréco se précipite. Les frères combattent et se tuent les uns les autres; on crache sur la parenté. Il fait dur dans le monde: grands adultères: âge de décadence: âge d'épée: les boucliers se brisent: âge de tempête, âge de férocité. Jusqu'à ce que le monde soit détruit, aucun homme n'épargnera un autre homme.

«Les fils de Mimir (les flots de l'Océan) jouent entre eux. Les rameaux s'enflamment. Heimdall sonne à grand bruit dans sa trompe. Odin consulte la tête de Mimir. L'arbre antique résonne. Les géants sont délivrés. Le frêne d'Igdrasil (le symbole du monde) frémit d'horreur. Garm aboie devant l'antre horrible de Gnip; les chaînes sont rompues; Fréco se précipite.

«Que se passe-t-il chez les Ases? Que se passe-t-il chez les Alfes? Le monde des géants est plein de bruit. Les Ases tiennent conseil. Les nains gémissent devant les ouvertures des rochers. Surtur (le Noir) vient du Midi avec son glaive; l'épée est éblouissante comme le soleil. Les rochers se brisent; les dieux sont épouvantés; les hommes foulent le chemin de Héla (de la mort); le ciel se fend.

«Odin engage le combat avec le loup, et la blanche Freya s'oppose à Surtur. Mais le mari de Frigga succombe. Alors Vidar, le puissant fils d'Odin, prêt à combattre l'animal funèbre, de sa main étendue le frappe au cœur de son épée, vengeant ainsi la mort de son père. Il s'avance, le fils gracieux de Hlodymia, et il renverse vaillamment le serpent de Midgard; mais il recule de neuf pas, empoisonné par le funeste serpent.

«Le soleil devient noir; la terre entre dans la mer; les brillantes étoiles se détachent du ciel; le feu se répand sur l'antique édifice; la flamme dévorante s'élève jusqu'au ciel. Garm aboie devant l'antre de Gnip; les chaînes seront rompues; Fréco se précipitera.»

Mais la consommation suprême à peine terminée, une nouvelle création recommence: les diverses puissances qui avaient présidé à la création antérieure, tout en se résorbant dans la puissance éternelle, ont laissé après elles des germes qui reprennent vie à leur place. Écoutons encore la Vola.

«Elle voit enfin sortir du sein de la mer une terre entièrement couverte de verdure. Elle voit les cascades se précipiter, et au-dessus d'elles planer l'aigle qui guette les poissons dans les montagnes. Les Ases se réunissent dans les plaines d'Ida, et conversent ensemble sur la destruction du monde et les anciens runes d'Odin.

«On retrouve dans le gazon les antiques tables d'or. Les champs produisent d'eux-mêmes les fruits. L'adversité disparaît. Balder revient. Balder et Hotker s'établissent en paix dans le palais d'Odin. Comprenez-vous? Sais-je encore quelque chose? Un palais couvert d'or, plus brillant que le soleil, s'élève sur le Gimlé: les bons y font leur demeure et y jouissent pendant les siècles du bien suprême.»............ Pour prendre idée en un instant de la morale particulière à un peuple, il suffit d'examiner quelles sont, chez ce peuple, les conditions du paradis et celles de l'enfer. En jugeant les Scandinaves d'après cette maxime, il n'est pas difficile de reconnaître que la valeur militaire formait chez eux le fond essentiel de la vertu: «La valeur, comme le dit un guerrier germain dans Tacite, est le seul bien de l'homme: Dieu se range du côté du plus fort.» Le palais d'Odin s'ouvrait à tous les guerriers morts avec courage sur le champ de bataille. Conduits par les Walkyries, les brillantes déesses de la mêlée, et enlevés sur des chevaux rapides, ces glorieux trépassés venaient aussitôt s'installer parmi les immortels du Valhalla. Cinq cent quarante portes spacieuses suffisaient à peine au mouvement continuel des héros, se pressant pour entrer ou pour sortir, aux abords de cette ruche céleste. Il ne pouvait donc y avoir qu'une seule crainte pour l'homme intrépide: la crainte de ne pas mourir sur le champ de bataille. Cette mort sur le champ de bataille était la plus précieuse récompense qu'un noble cœur pût attendre. Loin d'interrompre la vie, elle la prolongeait en la couronnant. Voyons dans le chant de mort de Haquin, fils de Harald, de quelle manière se peignait la mort aux yeux des combattants, et nous comprendrons combien, loin de la redouter, ils devaient y aspirer avec énergie:

«Allons, dit la Walkyrie au héros, poussons nos chevaux au travers de ces mondes tapissés de verdure, qui sont la demeure des dieux. Allons annoncer à Odin qu'un roi va le visiter dans son palais.—Enfin, le roi Haquin s'approche, et sortant du combat, il est encore dégouttant de sang. A la vue d'Odin, il s'écrie: Ah! que ce dieu me paraît sévère et terrible!—Le dieu Brage répond: Venez, vous qui fûtes l'effroi des plus illustres, venez vous réunir à vos huit frères: les héros qui habitent ici seront en paix avec vous, et vous vous abreuverez de bière dans la compagnie des immortels.—Mais le prince valeureux s'écrie: Je veux toujours garder mon armure: il faut qu'un guerrier conserve avec soin sa cuirasse et son casque, et il est dangereux de quitter sa lance un instant!»

Quel aplomb dans la mort! Il suffisait, chez les Scandinaves, pour avoir le droit de redresser ainsi la tête en entrant dans l'empire funèbre, de s'y trouver convoqué par le fer sanglant des batailles. On conçoit aisément tout ce qu'une aussi vive persuasion devait inspirer d'intrépidité et d'indomptable valeur. La mort conférée par la main d'un ennemi constituait pour ces fanatiques adorateurs d'Odin un sacrement suprême: elle était à leurs yeux comme un autre baptême de sang, mais ayant seul qualité pour ravir les âmes dans les félicités du Valhalla, et quiconque était sorti pacifiquement de la vie, quelque éclat que cette vie en son temps eût jeté dans la guerre, les portes du céleste palais demeuraient inexorablement fermées par la loi du destin. D'autres mondes, les mondes mélancoliques de Héla, s'ouvraient pour ces infortunées victimes de la mort. La croyance à cet égard était si formelle, qu'au dire des poëtes, c'était dans un de ces mondes que le dieu Balder lui-même, après sa mort, avait été contraint de descendre. Quant aux lâches, l'affreux séjour du Nifflheim était pour eux. Frappés d'infamie pendant leur vie, souvent même, comme le rapporte Tacite au sujet des Germains, étouffés dans la boue par leurs frères d'armes, ils allaient, leur dernière heure venue, expier leur crime dans un enfer de glace et de venin. Lâcheté, courage, voilà quels étaient, chez les Scandinaves, les deux pôles fondamentaux du vice et de la vertu; et chez un peuple où la guerre semblait être la fin essentielle de l'individu comme de la société, cela ne pouvait manquer d'être ainsi.

On ne saurait croire à quel point cette morale, toute dirigée vers la guerre, avait porté chez les Scandinaves le mépris de la mort. L'instinct naturel avait été complétement anéanti. Au lieu de redouter la mort comme un mal, on la désirait et on la recevait comme un bien. Cet héroïsme inspiré aux Scandinaves par le sentiment de l'immortalité, paraît avoir profondément étonné les Romains, qui ne connaissaient que celui qui provient du dévouement à la chose publique. Ce courage était pour eux une énigme ainsi que celui des premiers chrétiens. «Ils tressaillent de joie dans un combat, dit Valère-Maxime, en pensant qu'ils vont sortir de la vie d'une manière si glorieuse; ils se lamentent dans les maladies de la crainte d'une fin honteuse et misérable.» Il s'agissait pour ces guerriers de bien plus grandes choses encore que la gloire et la honte: il s'agissait de peines ou de récompenses éternelles. Lucain avait mieux compris le secret de leur valeur. «La mort, disait-il, est pour eux le passage à une longue vie dans un autre univers. Ils sont heureux de leur erreur ces peuples que regarde le pôle! Ils ignorent la plus redoutable de toutes les craintes, celle de la mort. De là, cette hardiesse à se précipiter sur les piques; de là ces âmes toujours prêtes à la mort, et cette persuasion qu'on ne saurait avoir que de lâches ménagements pour la vie, puisqu'elle doit renaître.» Il me paraît hors de doute que c'est cette croyance si forte qui a décidé la ruine de l'empire romain. Des armées où il n'y a que l'honneur militaire, quelque puissant qu'on l'y suppose, peuvent-elles résister à des armées mises en mouvement par la religion? Ce sont vraiment là les épées du Seigneur; leur mobile est souverain. Aussi me semble-t-il tout à fait superficiel de chercher à expliquer, comme on le fait ordinairement, par des considérations toutes temporelles, le démembrement de l'empire romain. La religion y a joué un plus grand rôle peut-être que la politique et la stratégie. C'est elle qui a décidé toutes les victoires en jetant dans les balances du combat ses palmes immortelles.

Ce point est, à mon avis, si important, que je crois pouvoir y insister, en citant ici, d'après une ancienne chronique du Nord, la Jomswikinga Saga, un exemple qui montre, mieux qu'aucun discours ne pourrait le faire, combien la crainte qu'inspire naturellement la mort à tous les hommes était complétement abolie chez les guerriers scandinaves. Sept jeunes guerriers, appartenant à la colonie de Jomsburg, fondée par Harald à la dent bleue, sur la côte méridionale de la Baltique, accablés par le nombre dans un combat, et saisis malgré leurs efforts désespérés, furent condamnés par leur vainqueur à avoir la tête coupée. Cette condamnation fut reçue par eux avec la même joie qu'une délivrance. Le premier qui fut mené au supplice se contenta de dire avec un calme parfait: «Pourquoi ne m'arriverait-il pas la même chose qu'à mon père? Il est mort; je mourrai.» Le guerrier qui devait trancher la tête au second lui ayant demandé ce qu'il pensait à la vue de la mort, il répondit: «qu'il connaissait trop bien les lois de son pays pour qu'aucune parole marquant la crainte pût sortir de sa bouche.» A cette même question, le troisième répliqua: «Je me réjouis de mourir glorieusement, et je préfère cette mort à une vie infâme comme la tienne.» Le quatrième fit une réponse plus longue: «Je reçois, dit-il, la mort de bon cœur, et ce moment m'est agréable. Je te prie seulement de me trancher la tête le plus promptement que tu pourras, car c'est une question que nous avons souvent agitée à Jomsburg que de savoir si l'on conserve encore quelque sentiment quand la tête est coupée. C'est pourquoi je vais prendre ce couteau dans ma main: après avoir été décapité, si je le porte contre toi, ce sera un signe que je n'ai pas entièrement perdu le sentiment; si je le laisse tomber, ce sera une preuve du contraire. Ainsi hâte-toi de terminer ce différend.» Le cinquième mourut en raillant les ennemis. Le sixième pria le bourreau de le frapper de face: «Je me tiendrai immobile, dit-il, et tu observeras si je donne quelque signe de frayeur, si je cligne seulement les yeux; car nous sommes faits à ne pas remuer, même quand on nous donne le coup de la mort.» Le septième était un jeune homme dans la fleur de l'âge et d'une rare beauté. Interrogé sur ce qu'il pensait de la mort: «Je la reçois volontiers, répondit-il avec noblesse; j'ai rempli les plus grands devoirs de la vie, et j'ai vu mourir tous ceux à qui il ne m'est plus permis de survivre.» Toutes ces réponses sont admirables.

On conçoit qu'avec de pareilles idées de la mort il ne pouvait guère y avoir chez les Scandinaves d'obstacle au suicide. Il était naturel que les guerriers, empêchés par leurs blessures ou par leur âge d'aller quêter dans les combats une mort bienheureuse, cherchassent à se frayer par quelque fin intrépide un autre chemin vers le ciel. Odin lui-même, en s'ouvrant la poitrine, dans sa vieillesse, avec le fer de sa lance, leur avait donné l'exemple. Aussi le suicide était-il généralement en honneur chez eux. Il existait en Suède une montagne escarpée du haut de laquelle se précipitaient ceux qui voulaient terminer leur vie; on la nommait, dit Mallet, la salle d'Odin, parce qu'elle était en quelque sorte le vestibule du palais de ce dieu. En Islande, il y en avait également une destinée au même usage. «C'est là qu'on se rend, dit une ancienne saga, quand on est affligé et malheureux. Nos ancêtres, même sans attendre les maladies, partaient de là pour aller chez Odin.»

Enfin, sans vouloir entrer dans l'histoire du culte des Scandinaves, j'ajouterai seulement que les sacrifices humains se trouvaient en harmonie parfaite avec cette morale sanguinaire, et en étaient en quelque sorte la conséquence. Puisque la mort était une chose si agréable aux dieux, on ne pouvait manquer de la faire intervenir, comme un élément essentiel, dans les hommages qu'on leur rendait. Dans les derniers temps cet abus, augmentant sans cesse, était devenu excessif. Les temples s'étaient transformés en boucheries humaines. On immolait, selon ce que rapporte l'évêque de Merseburg dans sa chronique, jusqu'à quatre-vingt-dix-neuf victimes à la fois. On baignait de sang le temple et les idoles, et on en arrosait même le peuple. Pour plaire aux Dieux, avec de si abominables principes, on ne reculait pas même devant le crime. Tantôt les rois immolaient leurs sujets, tantôt les sujets leurs rois. Le premier roi de Vermelande fut brûlé en l'honneur d'Odin à cause d'une disette. Plusieurs fois, selon le témoignage des chroniques, des rois, pour obtenir la victoire, offrirent à Odin le sang de leurs enfants. Dès que l'inhumanité a mis le pied dans la morale, elle y renverse tout.

Les lâches n'étaient cependant pas les seuls habitants du Nifflheim, On y trouvait aussi, et la Volu-Spa est parfaitement explicite sur ce point, tous les autres morts qui s'étaient rendus coupables envers la société durant leur vie: les parjures qui détruisent le principe de la confiance entre les hommes; les adultères qui y détruisent celui du mariage; les assassins qui détruisent celui de la paix entre les enfants de la même patrie. Mais le domaine de la criminalité ne s'étendait point au delà de ces bornes. La dureté de cœur et l'horrible férocité ne poussaient pas plus vers l'enfer que le dévouement et la mansuétude n'élevaient vers le ciel. N'était-ce pas chez les Scandinaves qu'avait été inventé ce dogme étrange, et dont on chercherait vainement ailleurs l'analogue, la mort de Balder, dieu de la miséricorde, tué par Honer, dieu, selon toute vraisemblance, de la force brutale, entraîné, malgré les efforts impuissants d'Odin et de Frigga, dans la profondeur des enfers, et destiné à renaître un jour pour établir sur la terre renouvelée son éclatant royaume?

Quelle éloquente prophétie de l'avenir, et chez un peuple duquel on se serait si peu cru en droit de l'attendre! Mais aussi quel dur symbole de l'impitoyable morale du présent! Ni charité, ni humanité, ni merci; la miséricorde avait disparu même du sein des Dieux! Nations terribles, sans avoir besoin de connaître les secrets de votre histoire, j'assignerais volontiers l'époque à laquelle ce Balder a quitté votre Olympe pour s'éclipser dans l'obscurité des enfers. N'est-ce point à celle où Dieu, voulant façonner de longue main contre Rome un glaive bien trempé, enleva votre germe à la terre d'Asie pour l'endurcir et l'adapter à l'exécution de ses sanglants décrets, en le développant par une éducation sévère dans les contrées inhospitalières du Nord? On vit, à l'heure du jugement, ce que valait ce glaive, fabriqué parmi les glaces du Septentrion, loin de toutes les saintes tiédeurs que le souffle de la charité met dans l'âme des hommes, aiguisé par l'ange exterminateur sur les pierres du tombeau où vous aviez fait descendre le dieu de la pitié. Mais dans ce même temps, au midi, par d'incroyables moyens, la Providence vous préparait aussi la résurrection de ce divin Balder, afin de vous le rendre, sous le nom de Christ, votre mission achevée, alors qu'il conviendrait à ses plans d'arrêter le torrent de vos colères, et de vous appeler à de nouveaux services. Quelle grandeur dans ce dogme sauvage de la mort et de la résurrection de Balder; et quel trait de lumière fait tomber sur la moralité du destin le rapprochement du mythe et de l'histoire!

J. Reynaud, Encyclopédie nouvelle, article Scandinaves.

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