Histoire des légumes
CRAMBÉ OU CHOU MARIN
(Crambe maritima L.)
Le Crambé, Seakale des Anglais, c’est-à-dire Chou marin, n’est pas un Chou. Il est très distinct du genre Brassica, bien que son aspect général soit celui d’un Chou. C’est une plante indigène, vivace, à feuilles ovales, amples, épaisses, d’un vert glauque, sinuées-frangées, appartenant à la famille des Crucifères. Son fruit est une silicule presque sphérique, ne renfermant qu’une seule graine, très différente par conséquent de la silique allongée et polysperme du genre Chou.
On trouve le Chou marin, à l’état sauvage, sur toutes les plages maritimes de l’Europe occidentale, sur le littoral de la Baltique et de la Mer du Nord, sur quelques points des côtes de France et d’Italie. Il est particulièrement abondant sur les rivages de la Grande-Bretagne ; on le rencontre entre Folkstone et Douvres, dans le Cornouailles, le Cumberland, Kent, Sussex, Essex, Devonshire, etc. Son habitat naturel est le gravier des plages, les endroits secs et caillouteux riches en humus, mais il paraît encore préférer les crevasses des hautes falaises inaccessibles.
Au point de vue culinaire, le Chou marin rentre dans le groupe de légumes que l’on consomme seulement blanchis comme le Cardon, le Fenouil doux, la Poirée à Cardes, l’Asperge et même la Rhubarbe. On mange, au printemps, les jeunes pétioles des feuilles étiolés, d’un blanc rosé, d’un goût très fin intermédiaire entre l’Asperge et le Chou-fleur, accommodés au beurre ou à la sauce blanche.
L’usage culinaire des pétioles épais et charnus de cette plante Crucifère a commencé en Angleterre. Dans ce pays, on goûte le Chou marin plus que partout ailleurs. Le Seakale est un légume national anglais.
Plusieurs siècles avant de figurer sur les tables à titre de légume fin, les pousses étiolées du Chou marin enfouies sous le sable apporté par le flot, devaient être cueillies, au sortir de l’hiver, par les femmes des pêcheurs, pour être mangées comme des Choux.
Il est même assez vraisemblable que cette plante a servi à l’alimentation des Anciens. Crambe était l’un des noms donnés par les Grecs à diverses sortes de Choux. Pourtant on ne peut affirmer avec certitude que le Krambe agria de Dioscoride, de même que l’Almurys cité par Eudème dans le Banquet des Savants d’Athénée, se rapportent bien à notre Chou marin mais les commentateurs veulent reconnaître ce légume dans l’Olus Halmyridianum dont Pline dit : « Il est une autre espèce de Chou qui a aussi son mérite. On les appelle Halmyrides parce qu’ils ne croissent que sur les côtes. Ils se conservent toujours verts et on en fait des provisions pour les voyages de long-cours sur mer »[75]. Si l’on admet cette interprétation, les Anciens auraient conservé dans l’huile ou la saumure le Chou marin récolté à l’état sauvage.
[75] Hist. nat. l. XIX, c. 41. — Athénée, l. IX, p. 369.
Au XVIe siècle, le Chou marin était parfaitement connu des botanistes sous le nom de Brassica marina, mais non cultivé. Lobel et Turner en envoyèrent des graines sur le continent. Dalechamps (1587) donne une figure exacte du Chou marin lequel, dit-il, « croît ès lieux maritimes d’Angleterre, mais pour ce qu’il n’est pas cultivé et qu’on n’en tient compte, la plante est rude et fort dure et ses bourgeons mal plaisants ; et néanmoins on en pourrait bien manger[76] ». Ce botaniste ignorait que le Chou marin n’est comestible qu’après avoir été complètement privé d’air et de lumière. Le buttage même est insuffisant pour lui enlever son âcreté naturelle. On n’obtient des pousses tendres et savoureuses que depuis l’emploi des pots spéciaux à blanchir et des cloches de bois.
[76] Histoire des plantes, trad. Desmoulin, éd. 1653, t. II, p. 281.
La culture anglaise du Chou marin a dû commencer au XVIIe siècle. Parkinson, pourtant plus horticulteur que botaniste, ne connaît pas encore ce légume en 1629, date de la publication de son Paradisus terrestris, mais son dernier ouvrage (1640), sous le vieux nom anglo-saxon de Sea Colewort, montre le Crambé déjà cultivé dans les jardins pour aliment[77].
[77] Theatrum botanicum, p. 270.
Miller écrivit le premier en praticien sur la culture de ce légume. L’édition de 1731 de son Dictionnaire de jardinage donne seulement des indications culturales très succinctes. Le chapitre du Chou marin, plus développé dans l’édition de 1758, nous apprend que l’on se contentait, chaque automne, de recouvrir les planches de Crambé d’une couche de sable ou de gravier de 4 à 5 pouces d’épaisseur pour favoriser l’étiolement des bourgeons au printemps.
On vendait déjà le Chou marin sur les marchés des grandes villes. William Curtis, fondateur du Botanical Magazine, dans une brochure de propagande publiée à la fin du XVIIIe siècle en faveur de ce légume, dit que M. Jones, de Chelsea, vit des bottes de Seakale, à l’état cultivé, exposées en vente au marché de Chichester, en l’année 1753.
A Dublin (Irlande), où la plante croît à l’état sauvage sur la côte, on la voit cultivée au moins depuis 1764. Loudon dit que le Dr Lettsom cultivait le Seakale vers 1767, à Grove Hill, et que, par lui, le Chou marin a été propagé autour de Londres.
La grande extension de ce légume en Angleterre paraît dater de la fin du XVIIIe siècle et coïncide avec le perfectionnement des méthodes de culture.
Au buttage primitif, s’adjoint alors l’emploi des pots à blanchir spécialement fabriqués à cette intention et des cloches ou caisses carrées en bois munies d’un couvercle, pour faire produire la plante hors de sa saison[78]. Ces appareils, mis en place à l’automne et recouverts de fumier chaud permettaient de récolter les pousses blanchies pendant près de la moitié de l’année.
[78] Horticultural Transactions, vol. I, p. 13 ; vol. IV, p. 63.
En France, le Crambé maritime était cultivé au Jardin du Roi avant la Révolution. Lamarck, qui le cite (Encyclopédie méthodique) ne parle pas de ses propriétés alimentaires. Le Chou marin n’est mentionné, comme plante économique, qu’au commencement du XIXe siècle, d’abord par Vilmorin dans une note de l’édition de 1804, d’Olivier de Serres, puis par Bastien, le grainier Tollard, etc. Le Bon Jardinier en parle à partir de 1810. Thouin le recommandait aussi dans les Annales du Muséum.
En 1825, Noisette remarque que cette nouveauté horticole ne s’est pas beaucoup répandue en France depuis son introduction[79]. Cependant Découflé, grand maraîcher primeuriste, établi rue de la Santé, qui cultivait spécialement les légumes de luxe, forçait le Crambé depuis quelques années pour les marchands de comestibles et quelques restaurants parisiens. La Société royale d’Horticulture de Paris lui décerna en 1828 une médaille d’encouragement pour ses belles cultures forcées de Chou marin[80]. Un peu plus tard, Gontier, le premier maraîcher qui appliqua le thermosiphon à la culture maraîchère, élevait aussi ce légume pour la vente.
[79] Manuel du Jardinier, t. III, p. 357.
[80] Annales, t. III (1828), p. 259.
Une notice sur le Chou marin, de M. Soulange-Bodin (1828), dit que M. de Vilmorin en a fait, dès l’année 1825, un premier essai de vente à Paris et que le Crambé est cultivé depuis 10 ans au Potager de Versailles. « Mais ce n’est que depuis 4 ans qu’on l’a suffisamment multiplié. Maintenant, on en fournit continuellement à la « Bouche du Roi » depuis le 1er novembre jusqu’au 1er avril. »[81] Sous Louis-Philippe, M. Massey, directeur du Potager, mettait tous ses soins à la culture de ce légume[82].
[81] Annales Soc. d’Hortic., t. II (1828), p. 176.
[82] Journal Soc. d’Hortic. de Seine-et-Oise, 1846-47, p. 128.
Depuis cette époque, maintes fois les périodiques horticoles français ont recommandé le Chou marin, excellent légume, d’un goût plus fin que le Chou-fleur et qui a l’avantage d’arriver avant l’Asperge. Le Crambé n’est cependant pas devenu populaire. Un petit nombre d’amateurs le cultivent en France. C’est de Londres que les marchands de comestibles font venir ceux que l’on consomme à Paris[83].
[83] Paillieux et Bois, Nouveaux légumes d’hiver, p. 101.
M. de Vilmorin faisait observer, en 1840, que le Chou marin cultivé en Angleterre d’une façon intensive depuis au moins 50 ans n’avait subi aucun changement sensible dans sa forme ou ses dimensions. La 3e édition des Plantes potagères de Vilmorin-Andrieux (1904) dit que les Anglais possèdent maintenant plusieurs variétés horticoles du Crambé ; celle que l’on désigne sous le nom de Feltham white serait la plus perfectionnée.