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Histoire des légumes

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POMME DE TERRE

(Solanum tuberosum L.)

Pour tous les peuples de race blanche habitant les pays tempérés de l’Europe et de l’Amérique, la Pomme de terre est certainement, avec le Blé, la principale ressource alimentaire d’origine végétale. C’est le cadeau le plus utile que nous ait fait le Nouveau Monde. Cultivée sur une faible étendue à la fin du XVIIIe siècle, son expansion a été prodigieuse durant le cours du XIXe siècle et, de nos jours, les emblavures en Pommes de terre s’accroissent encore chaque année. Est-il nécessaire de rappeler ici les services que rend ce tubercule aux classes laborieuses ? L’entrée de la Pomme de terre dans l’alimentation a éloigné pour toujours le spectre des famines qui désolaient périodiquement l’Europe autrefois. Plante agricole et horticole, on la cultive aussi bien au potager qu’en grande culture pour la table, pour la nourriture des animaux domestiques, pour l’industrie féculière et la distillerie.

La Pomme de terre appartient à la famille des Solanées et au genre Morelle (Solanum). Elle est caractérisée par la production de tubercules souterrains qui sont les seules parties alimentaires de la plante. En réalité ces tubercules sont des portions de rhizomes renflés ou mieux des bourgeons souterrains presqu’entièrement constitués par de l’amidon très riche en hydrate de carbone, substance de réserve qu’on nomme fécule dans le langage industriel ou commercial. Peut-être la tubérisation de la Pomme de terre n’est-elle pas un caractère naturel de la plante. Il est possible que ce soit un fait acquis par l’effet de diverses causes extérieures. M. Noël Bernard a émis l’hypothèse que la tubérisation serait produite par l’action d’un Champignon vivant en parasite sur les tiges souterraines ou rhizomes. Et, en effet, l’amélioration de la Pomme de terre qui consiste dans l’accroissement du volume des tubercules se produit surtout dans les milieux cultivés riches en microorganismes par suite des fumures. Chez les Solanum tubérifères sauvages, les tubercules sont très petits. Ils peuvent même manquer, ce qui montre que le tubercule n’est pas indispensable à la vie de la plante. Les Solanum tubérifères sont tous américains. On en connaît 6 ou 7 espèces[349]. Mais l’origine de la plante est entourée d’incertitudes. Là-dessus les opinions des botanistes sont très partagées. Pour Linné, Humboldt et les anciens auteurs, toutes les formes variées de la Pomme de terre cultivée dérivent d’une seule espèce, le S. tuberosum, que l’on trouverait, au dire des voyageurs, dans la Cordillière des Andes, au Chili, etc. Sans doute les naturalistes ont rencontré dans toute l’Amérique du Sud et au Mexique, des S. tubérifères avec les apparences de la spontanéité. Or toutes ces Pommes de terre sauvages ont été prises pour le type spécifique, dont notre S. tuberosum ne serait qu’un perfectionnement dû à la culture. Aujourd’hui, au lieu de reconnaître un type unique dans ces plantes spontanées, on admet qu’elles appartiennent à des espèces distinctes quoique très voisines, et on est de plus en plus persuadé que notre Pomme de terre, qui était cultivée par les aborigènes de l’Amérique du Sud plusieurs siècles avant l’arrivée des Européens, résulte de croisements antérieurs à la découverte de Colomb, entre plusieurs espèces indigènes américaines. Les parents peuvent être : S. etuberosum, Maglia, Commersoni. D’ailleurs la Pomme de terre, telle que nous la possédons en Europe, n’existe qu’à l’état cultivé et il ne faut pas oublier que des échantillons trouvés sur les pentes les plus escarpées des Andes peuvent être des restes de la culture des anciens Péruviens.

[349] Baker, Journal of the Linnean Society, t. XV (1884), p. 489, 507.

M. Ed. André nous paraît avoir, le premier, émis des doutes sur l’unité spécifique du S. tuberosum. Il a donné d’excellentes raisons de croire que l’introduction de ce nouveau tubercule dans l’Amérique du Nord et en Europe a porté sur des formes d’espèces déjà mêlées depuis longtemps[350].

[350] Rev. hortic. 1900, p. 322.

M. Sutton, qui a expérimenté et cultivé pendant plus de 20 ans tous les types de Pommes de terre sauvages, croit que l’espèce etuberosum est celle qui se rapproche le plus de la Pomme de terre cultivée[351]. Mais le S. etuberosum est si voisin de notre plante agricole que d’aucuns le considèrent comme une variété du S. tuberosum.

[351] Notes sur les types ou espèces sauvages de Solanum tubéreux, Gand, 1908.

Actuellement, on fait grand bruit des transformations par variations brusques constatées sur le S. Commersoni par un cultivateur, M. Labergerie, et des professeurs, tels que MM. Heckel, Planchon, Bonnier. Cette espèce de Solanum vit à l’état sauvage dans une partie de l’Amérique du Sud, au Mexique. Ses tubercules sont très amers, immangeables et cependant lesdits observateurs les auraient vus se transformer, dans leurs cultures expérimentales, sans semis, en 3 ou 4 années, en tubercules analogues à ceux de nos bonnes variétés. Le même phénomène se serait produit avec le S. Maglia, espèce chilienne. Cette amélioration, par mutation gemmaire, des Solanum tubérifères sauvages serait due, selon lesdits observateurs, à l’influence du milieu cultural, c’est-à-dire à l’action des fumures intensives de nos jardins. La variation par bourgeon est contestée par M. Sutton et par beaucoup d’autres cultivateurs ou savants. Il n’est donc pas permis d’établir actuellement des conclusions définitives : l’origine de la Pomme de terre reste incertaine.

Au moment de la découverte du Nouveau Monde, la Pomme de terre était répandue dans toute l’Amérique du Sud. Avec le Maïs, elle formait la base de l’alimentation végétale des Chiliens et des Péruviens. Ceux-ci l’appelaient Papas. Ils possédaient des tubercules rouges, jaunes, blancs et même violets, ronds ou oblongs.

La grande extension de la plante est démontrée par l’abondance des dénominations appartenant aux langues aujourd’hui éteintes de l’Amérique du Sud.

Ainsi Garcilasso dit qu’il existait 9 noms de variétés de Papas dans l’idiome Chibcha.

Un dictionnaire de la langue Aymara, compilé par Bertonio, donne les noms de 11 variétés de Pommes de terre. Les indigènes de la région des Andes consommaient le tubercule après une préparation spéciale. Ils faisaient geler et macérer ensuite leurs Pommes de terre dans une eau courante afin de transformer l’amidon en saccharine. Le tubercule était ensuite piétiné, puis séché et conservé pour l’usage. Cette denrée alimentaire, encore employée dans les Andes, prenant alors le nom de Chuño ou Chumo.

Les Espagnols qui avaient conquis le Pérou avec Pizarre vers 1530, connurent la Pomme de terre aux environs de Quito. Le premier en date qui en fait mention est Pietro Cieza de Léon qui voyagea au Pérou en 1532-1535. Plusieurs écrivains espagnols mentionnent ensuite parmi les productions naturelles et économiques du pays ce tubercule qui n’excitait pas autrement la curiosité des conquistadores : Lopez de Gomara (1554) et Auguste Zarate (1555). C’est vers cette époque que les Espagnols introduisirent la Pomme de terre en Espagne, d’où elle se répandit assez vite en Italie, mais il ne reste aucune trace écrite de ces importations qui passèrent inaperçues des contemporains. Les importations de la Pomme de terre en Europe se sont faites par deux voies différentes, par les Espagnols d’abord, par les Anglais ensuite à la fin du XVIe siècle qui la tirèrent sans doute de l’Amérique du Nord où les Espagnols l’avaient déjà acclimatée. La variété reçue en Espagne était rougeâtre, à fleurs violettes. C’est celle que l’on a si longtemps appelée Truffe rouge et que Clusius a popularisée. La variété introduite en Irlande par les Anglais était jaunâtre, à fleurs blanches ou violacées. Le P. jésuite Acosta, en 1591, dans Historia natural y moral de las Indias, donne des détails plus circonstanciés sur la Pomme de terre, puis le Français Frézier, le R. P. Feuillée, etc. M. Roze a groupé toutes les narrations de ces voyageurs avec d’intéressants commentaires auxquels nous renvoyons le lecteur[352]. Les observations des explorateurs plus modernes s’attaquent enfin à l’origine botanique de la plante, tel Molina qui a cité la Pomme de terre Maglia du Chili, que plus tard Darwin et Sabine ont prise pour le type sauvage du S. tuberosum. Humboldt et Bonpland, dans leur Voyage en Amérique (1807), ont envisagé la plante sous le rapport historique. Ils admettent que la Pomme de terre n’avait pas pénétré dans l’Amérique du Nord avant l’arrivée des Européens. Cela paraît probable, d’après les recherches des naturalistes américains Asa Gray, Trumbull et Harris.

[352] Histoire de la Pomme de terre, p. 5, et suivantes.

D’après les récits accrédités en Angleterre, Sir Raleigh, favori de la reine Elisabeth, chargé de coloniser les côtes de l’Amérique du Nord aurait rapporté, en 1586, la Pomme de terre de la Caroline, où il n’a jamais été, d’après les Raleghana, de Brusfield et les Chroniques du jardinier de R. Daydon Jackson. C’est une pure légende qui fait le pendant à celle de Parmentier en France. Son compagnon de voyage, Herriott ou Hariot, a bien cité parmi les productions naturelles de la Virginie un tubercule comestible nommé Openauk probablement dans la langue des Algonquins et dont il a donné une description très vague. La plupart des auteurs ont admis qu’il s’agissait de la Pomme de terre et même du S. Commersoni. Mais Herriot ne mentionne aucunement l’introduction en Angleterre de l’Openhauk dont le signalement convient aussi bien à l’Apios tuberosa, Légumineuse à tubérosités farineuses, que les Peaux-Rouges consommaient volontiers, sans la cultiver : « Une sorte de racine de forme ronde, quelquefois de la grosseur d’une noix, quelquefois plus grosse, que l’on trouve dans les terrains humides ou marécageux ; les tubercules sont liés les uns aux autres comme avec une corde (stolons) ».

L’amiral Drake qui guerroya longtemps contre les Espagnols, le corsaire Hawkings, auraient aussi joué un rôle d’introducteurs de la Pomme de terre. On peut tirer de ces récits légendaires une déduction très raisonnable : que la Pomme de terre a été introduite en Angleterre par des corsaires anglais à la suite de « prises » faites sur les Espagnols qui transportaient la Pomme de terre à bord de leurs navires, à titre de provision de bouche.

En somme, il n’y a pas de preuve absolue de l’existence de la Pomme de terre en Angleterre avant la mention de l’apothicaire Gerarde qui la cultivait dans son jardin d’Holborn en 1586 ou peu après. Il en faisait très grand cas, puisqu’il est représenté au frontispice de son Herball tenant à la main un rameau fleuri de Pomme de terre.

Cependant Ch. de l’Escluse, d’Arras, est le véritable vulgarisateur de la plante en Europe. La culture de la Pomme de terre, à la fin du XVIe siècle, était déjà populaire en Italie. Le légat du Pape apporta en Belgique quelques tubercules en 1586. Une personne de sa suite en donna à Philippe de Sivry, gouverneur de Mons qui cultiva cette rareté, et en envoya à son tour en 1588 deux tubercules à L’Escluse, alors à Vienne où il dirigeait les jardins de l’empereur Maximilien. L’année suivante, ce botaniste reçut encore du même Sivry le dessin colorié de la Pomme de terre qui se voit aujourd’hui au Musée Plantin, à Anvers. L’Escluse est donc le premier botaniste qui ait scientifiquement décrit la plante dans son Histoire des plantes qui parut en 1601[353]. Il a répandu la Pomme de terre en Allemagne, en France, où elle arriva dans l’Est par la Suisse. Gaspar Bauhin paraît l’avoir reçue à Bâle vers 1590. D’après des documents authentiques, on la voit cultivée en Angleterre dans le Lancashire depuis 1634. En 1663 M. Buckland, du Somersetshire, attira l’attention de la Société royale d’Angleterre sur la valeur alimentaire de la Pomme de terre et en recommanda chaleureusement la culture dans tout le royaume. Un passage du Voyage de Lister en France en 1698, l’indique comme un aliment des plus vulgaires dans toute l’Angleterre. Elle était connue en Saxe en 1680. La culture en grand date de 1728 en Ecosse, en Prusse 1738, en Bohême 1716, etc. Dès la première moitié du XVIIIe siècle, les cultivateurs du Luxembourg, du pays de Liège, de Trèves en Allemagne, payaient la dîme des Pommes de terre, ce qui indique une culture des plus étendues, égale au moins à celle du Seigle ou de l’Avoine. La Suède n’a reçu la Pomme de terre qu’en 1766. En Alsace elle paraît connue depuis 1709. Vers 1770 on la cultivait en grand dans toute l’Alsace[354].

[353] Hist. pl. lib. IV, cap. LII.

[354] Dietz, Le Climat du Ban de la Roche (Bull. Soc. Sc. Agric. et Arts de la Basse-Alsace, 1887).

L’histoire de l’introduction de la Pomme de terre en France est peu connue. C’est ce qui a peut-être aidé à créer ce que nous appellerons la légende de Parmentier.

Parmentier — agronome et philanthrope — telles sont les épithètes généralement accolées à son nom, a la réputation aujourd’hui bien établie d’avoir introduit en France la culture de la Pomme de terre. C’est là une croyance des plus répandues, même chez les personnes qui appartiennent à la classe instruite. Et pourtant l’erreur est manifeste pour quiconque étudie d’assez près l’histoire de l’introduction du précieux tubercule en France.

D’où vient cette grave méprise ?

Cela s’explique aisément.

Les connaissances forcément superficielles du public sont puisées dans les manuels de l’enseignement scolaire et dans les dictionnaires usuels dont les notions déjà trop sommaires ne sont pas toujours très justes. Nous pouvons citer, entre autres, le dictionnaire le plus populaire, celui qui se trouve dans toutes les mains : « Parmentier, agronome et philanthrope, né à Montdidier, a introduit en France la culture de la Pomme de terre. » Voilà qui est clair et net. Prenons maintenant un ouvrage d’un genre tout différent. Ici l’auteur devient dithyrambique : « Qui ne connaît le nom de Parmentier, l’agronome et le philanthrope, celui à qui la France est redevable de la culture de la Pomme de terre, celui qui fit d’un légume ignoré une source d’alimentation pour les populations pauvres ! »

Dans un recueil scientifique, un vulgarisateur, dont l’érudition était cette fois en défaut, écrivait encore récemment que « Parmentier, pharmacien militaire du temps de Louis XVI, rapporta d’Allemagne la Pomme de terre en France. » Est-il utile de poursuivre des citations banales qui se trouvent partout ?

Ces affirmations répétées ont néanmoins créé un état d’esprit tel qu’il semble bien paradoxal de contester à cet homme célèbre son titre de « bienfaiteur de l’humanité ». Cependant l’histoire n’a-t-elle pas modifié quelquefois l’opinion légendaire que l’on se formait sur la valeur de tel ou tel personnage célèbre ?

Sans doute on ne saurait donner trop de louanges à un bienfaiteur de l’humanité ; mais d’abord, Parmentier a-t-il mérité ce titre ? A-t-il, nous ne dirons pas introduit, mais simplement vulgarisé, une plante alimentaire précieuse méconnue de son temps ?

Laissons les faits et les dates répondre à cette interrogation, en rappelant que Parmentier, né en 1737, ne commença sa campagne effective en faveur de la Pomme de terre qu’en 1783, moment où il entreprit, avec l’appui de Louis XVI, ses fameuses expériences de la plaine des Sablons et de la plaine de Grenelle organisées avec la mise en scène que l’on sait : fossés creusés pour isoler ses champs de Pommes de terre ; pseudo-gardes ayant pour mission de favoriser les larcins provoqués par l’attrait du fruit défendu. Or c’était faire à la Solanée américaine une réclame bien inutile. Avant cette date, la Pomme de terre était cultivée et servait à l’alimentation dans toutes les provinces françaises ; elle n’avait eu nullement besoin de Parmentier, ni du roi de France, pour faire son chemin dans le monde. Louis XVI, en autorisant l’expérience de la plaine des Sablons, avait voulu simplement marquer l’intérêt qu’il prenait à une plus grande extension de la culture d’un tubercule si utile au peuple. Il avait sans doute la même intention lorsqu’il parut en 1781 à une fête de la cour avec une fleur de Pomme de terre à la boutonnière. Ces anecdotes ont été souvent racontées dans les ouvrages populaires et, comme on attache une importance en général exagérée à tous les actes royaux, on a interprété plus tard ces faits insignifiants en leur donnant une conséquence fausse : savoir, que Parmentier, avec la collaboration de Louis XVI, avait pris l’initiative de la culture de la Pomme de terre en France. M. Labourasse qui a attiré, le premier, l’attention sur la légende de Parmentier, fait remarquer, avec raison, qu’en citant toujours la fameuse plantation de 50 arpents de Pommes de terre dans la plaine des Sablons on allait à l’encontre du but proposé : « Peut-être a-t-on pensé, dit-il, que planter 50 arpents en une seule fois, d’un tubercule peu répandu était chose difficile, et qu’en confirmant ainsi la légende, on risquait fort de l’ébranler »[355].

[355] Labourasse, La Légende de Parmentier. (Mém. Soc. des Lettres, Sciences et Arts de Bar-le-Duc), 2e série, tome IX (1891).

Quelques-uns, obligés de reconnaître l’existence d’une culture en grand de la Pomme de terre, longtemps avant la naissance de Parmentier, dans les Vosges, en Franche-Comté, en Lorraine, dans le Dauphiné, les Ardennes, la Bourgogne, etc., limitent son intervention bienfaisante à la région parisienne et au Nord de la France. Nous verrons plus loin ce qu’il faut penser de cette assertion.

Le plus curieux, c’est que Parmentier n’a jamais prétendu faire connaître les qualités nutritives de la Pomme de terre à la France, ni même à l’Ile-de-France, ce qui eût été absolument ridicule. Les auteurs de panégyriques sur Parmentier n’ont donc jamais lu son ouvrage fondamental : l’Examen chymique des Pommes de terre (Paris, in-12, 1773), dans lequel il dit expressément (page 1) que « l’usage de cette plante alimentaire est adopté depuis un siècle », et plus loin (page 5) : « Elle s’est tellement répandue qu’il y a des provinces où les Pommes de terre sont devenues une partie de la nourriture des pauvres gens ; on en voit depuis quelques années des champs entiers couverts dans le voisinage de la capitale, où elles sont si communes que tous ses marchés en sont remplis et qu’elles se vendent au coin des rues, cuites ou crues, comme on y vend depuis longtemps des châtaignes. » Parmentier constate encore (p. 201) que des établissements charitables de Lyon et de Paris l’emploient pour la nourriture des pauvres. Ces arguments qui sortent de la bouche même de Parmentier paraissent pourtant décisifs. Et cette extension considérable de la culture du tubercule n’est pas l’œuvre de Parmentier puisque l’Examen chymique, qui parut en 1773, marque le commencement de la propagande écrite du prétendu vulgarisateur de la Pomme de terre en France. Mais, dira-t-on, pourquoi cette campagne inutile et insensée si la Pomme de terre était devenue plante des plus vulgaires ? L’erreur vient de ce que l’on croit, de nos jours, que Parmentier préconisait la Pomme de terre à titre de légume, tandis qu’il se proposait seulement d’en extraire la fécule pour faire du pain et c’était là d’abord son unique point de vue. Il croyait que l’amidon de la Pomme de terre, plus connu sous le nom de fécule, pouvait être substitué à la farine de Blé, ignorant l’importance dans la nutrition, du gluten, découvert par Beccaria, en 1727, dans la farine de Froment. Le Blé et les Céréales renferment à la fois de l’amidon et du gluten, substance azotée très nutritive. La présence du gluten est en outre indispensable à la panification. La Pomme de terre ne contient que de l’amidon ; on n’obtient de sa fécule que des gâteaux, biscuits de Savoie ou autres analogues, et non un pain ayant subi la fermentation qui le rend digestible et agréable au goût.

Parmentier fut amené d’une manière fortuite à s’occuper de la Pomme de terre qu’il avait vue largement cultivée en Alsace et en Allemagne pendant son séjour à l’armée du Rhin où il était employé en qualité d’apothicaire. A la suite de la disette de 1770, l’Académie de Besançon mit au concours la question des substances alimentaires qui pourraient atténuer les calamités des fréquentes famines causées par les mauvaises récoltes de Céréales dans les années froides et pluvieuses. Parmentier obtint le prix ; il signala particulièrement le tubercule en question et son mémoire fut imprimé en 1771. Cet événement l’engagea à persévérer dans une voie où il avait trouvé un succès flatteur. Il est juste de dire que la plupart des six concurrents de Parmentier avaient également signalé la Pomme de terre parmi les substances alimentaires les plus propres à suppléer à l’insuffisance des Céréales.

Parmentier publia en 1773 son Examen chymique des Pommes de terre dans lequel il indiquait divers procédés pour faire du pain avec la fécule de cette Solanée, avec ou sans mélange de farine de Blé. Même dans cette circonstance, Parmentier n’était pas un innovateur. On employait déjà la fécule de Pomme de terre pour faire des biscuits de Savoie et dans d’autres préparations culinaires. Quant au pain de Pomme de terre, on l’essayait dix ans avant la publication du mémoire qui valut à Parmentier le prix de l’Académie de Besançon. En 1761, M. Faiguet (cité dans l’ouvrage de Parmentier, page 44, sous le nom de Falguet) avait présenté à l’Académie des Sciences un pain de Pomme de terre, en s’associant au sieur Malouin, selon le témoignage de Legrand d’Aussy (Histoire de la Vie privée des François, t. Ier, p. 113, éd. 1815), qui ajoute : « Parmentier a repris en sous-œuvre les travaux des deux associés ». D’autre part Hirzel, médecin suisse, avait publié à Zurich, en 1761 : Die Wirthschaft eines philosophischen Bauers, ouvrage d’économie rurale et domestique, qui fut traduit plus tard en français sous le titre de Le Socrate rustique (Lausanne, 1777), lequel contient onze pages concernant la Pomme de terre, la façon de la cultiver, de la conserver, ses préparations culinaires et la manière d’en faire du pain. Enfin le chevalier Mustel, savant normand, avait devancé en France Parmentier. Il a écrit sur la Pomme de terre et traité, avant lui, d’une manière détaillée, la fabrication du pain de Pomme de terre, imaginé une machine pour séparer la fécule par le râpage et le lavage. Le Journal de l’Agriculture, du Commerce et des Finances, année 1767 contient un premier article de 28 pages sur ce sujet, du chevalier Mustel. Il est intitulé : Mémoire sur les Pommes de terre et le pain économique, lu à la Société royale d’Agriculture de Rouen. Ce travail, amplifié, parut en volume en 1769 et Parmentier dut en prendre quelque peu la substance, puisqu’en 1779 Mustel réclama la priorité de l’invention et accusa formellement Parmentier de plagiat, dans une lettre que nous reproduirons plus loin. M. Réville, curé de Saint-Aubin de Scello, cité par Parmentier (Examen chymique, page 44), le savant Duhamel et autres encore ont donné, avant Parmentier, des recettes pour la fabrication du pain avec la pulpe de la Pomme de terre.

Parmentier était un publiciste et non un agronome, comme on l’a dit trop souvent. Sauf l’expérience pratique de la plaine des Sablons, sa propagande a été faite uniquement par des écrits. Les partisans de la légende de Parmentier s’appuient sur l’influence de ses livres et articles de vulgarisation, insérés dans certains journaux du temps, qui auraient réussi à triompher des préjugés hostiles à la culture de la Pomme de terre. Or le paysan, qui lit si peu aujourd’hui, ne lisait pas du tout il y a 130 ans. Il est évident que pas un seul cultivateur n’a lu son livre capital, l’Examen chymique des Pommes de terre. Parmentier a prêché les mérites de la Pomme de terre à des convertis, aux abonnés du Journal de Paris et de la Feuille du cultivateur, grands seigneurs propriétaires, ou bourgeois lettrés qui vantaient bien la Pomme de terre comme aliment pour le peuple, mais qui n’en usaient guère pour eux-mêmes, comme nous le verrons par la suite. La propagande très tardive de Parmentier n’a pas pénétré dans les milieux où elle aurait pu être de quelque utilité, c’est-à-dire chez les gens arriérés qui avaient encore contre la culture de la Pomme de terre diverses préventions.

D’ailleurs, depuis longtemps, les philanthropes s’occupaient beaucoup de la Pomme de terre. Vers le milieu du XVIIIe siècle, l’Agriculture, si longtemps méprisée et délaissée par le gouvernement et les classes dirigeantes, devint à la mode sous l’influence des Economistes, de l’Encyclopédie et des écrivains comme Jean-Jacques Rousseau qui exaltaient la nature et la vie des champs. De grands seigneurs se firent agronomes, tels les ducs d’Harcourt, de Choiseul, de la Rochefoucauld-Liancourt, de Béthune-Charost, le marquis de Turbilly et autres, tous ardents propagateurs de la Pomme de terre dans leurs domaines et chez leurs voisins. A ce moment, les Economistes Vincent de Gournay, Quesnay et Trudaine, se préoccupaient des intérêts agricoles et parlaient sur l’Agriculture dans le salon de Mme Geoffrin. Les âmes sensibles cherchaient les moyens d’améliorer le sort des campagnards et l’on ne trouvait pas d’autres remèdes à la misère que le conseil de cultiver des Pommes de terre. C’était une philanthropie facile et peu dispendieuse, celle qui consistait à dire aux pauvres gens : « Mangez des Pommes de terre puisque le pain fait défaut. »

Voltaire, avec son grand bon sens, avait vu l’inutilité de tous ces bavardages. Dans l’Encyclopédie, à l’article Blé, il a écrit ceci :

« Vers 1750, la nation française, rassasiée de vers, de tragédies, de romans, de réflexions plus ou moins romanesques et de disputes théologiques sur la grâce et les convulsions, se mit enfin à raisonner sur les blés. On oublia même les bergers pour ne parler que du froment et du seigle. On écrivit des choses utiles sur l’Agriculture ; tout le monde les lut, excepté les laboureurs. »

Avant Parmentier, les ministres Turgot et Bertin, les Bureaux (Sociétés) d’Agriculture qui, d’après leurs statuts, devaient travailler à « favoriser les progrès de l’Agriculture, faire des expériences et découvertes utiles, instruire le public et exciter le zèle des cultivateurs », s’occupèrent beaucoup de la Pomme de terre. La Société d’Agriculture de Paris fut établie par un arrêt du Conseil royal en mars 1761, à la requête du ministre Bertin. De 1755 à 1763, d’autres sociétés furent créées dans tous les grands centres agricoles. Elles firent de louables efforts pour favoriser l’Agriculture, surtout en livrant gratuitement aux paysans de bonnes semences. Ces sociétés, qui avaient au moins un but pratique, ont certainement contribué à la propagation de la Pomme de terre beaucoup plus que tous les écrits des agriculteurs en chambre.

Voici une autre appréciation tirée du Bon Jardinier (année 1785, p. 62) et due à la plume de l’un des rédacteurs : de Grâce ou Vilmorin, hommes qu’on ne peut soupçonner de malveillance vis-à-vis de Parmentier qui paraît implicitement désigné dans l’article Pomme de terre : « Il n’y a pas de légume sur lequel on ait tant écrit et pour lequel on ait montré tant d’enthousiasme. On en a fait du pain trouvé excellent par les riches, des biscuits de Savoie, des gâteaux, des ragoûts de toutes les sortes, et puis on a dit : « Le pauvre doit être fort content de cette nourriture. » Notez que les premiers pains faits avec la pulpe de ce tubercule étaient mêlés de bonne farine, que les ragoûts étaient bien assaisonnés, etc. Les têtes échauffées par les publications des Economistes ont employé les terres à froment à la culture de ce légume, qui, anciennement était à bas prix, et qui est devenu cher pour le peuple, surtout à Paris et aux environs. Ce n’est pas ici le lieu de réfuter tous les systèmes imaginés sur cette matière. D’ailleurs l’enthousiasme tombe et en même temps le prix de la denrée ; avant qu’on l’eût tant prônée, elle était d’un très grand usage dans plusieurs provinces et le pauvre en avait toujours fait sa nourriture ; aussi il était inutile de tant écrire sur ce sujet ».

Remarquons que cette critique de l’œuvre du « propagateur philanthropique » de la Pomme de terre et des publicistes en général, a été faite au moment où la propagande de Parmentier battait son plein, et par les hommes les plus compétents de l’époque en agriculture. L’un d’eux, Vilmorin, devait devenir conseiller de l’Agriculture sous le Directoire.

Ceci nous amène à expliquer pourquoi Parmentier ne fut pas populaire de son vivant. Il n’a joui d’une certaine notoriété dans le monde savant que dans les dernières années de son existence et sa grande célébrité ne survint qu’après sa mort.

Les biographes de Parmentier insistent beaucoup sur ce fait qu’il n’a connu de son vivant que des détracteurs, que l’on a méconnu les services qu’il avait rendus, qu’il a été ridiculisé à cause de ses efforts humanitaires. En effet, Parmentier a pu être ridiculisé justement à cause de l’insistance qu’il mettait à démontrer les mérites nullement contestés de la Pomme de terre. Dans les milieux populaires, comme le montrent certaines anecdotes, il a pu être mal noté en voulant imposer un pain de Pomme de terre reconnu mauvais.

L’enthousiasme de Parmentier pour sa Pomme de terre l’entraînait encore peu de temps avant sa mort survenue en 1813, à continuer sa propagande habituelle, alors qu’en 1802, année de disette, on avait dépavé les cours et labouré les allées des jardins pour les planter en Pommes de terre. En 1793, à la suite d’une ridicule motion de la Convention nationale, on avait même converti le Jardin des Tuileries en champ de Pommes de terre ! Le tubercule, semble-t-il, était suffisamment connu. Les contemporains de Parmentier ont donc pu sans trop d’injustice méconnaître les services de ce fécond publiciste agricole et considérer comme une sorte de monomanie le zèle qui le porta à écrire une centaine de mémoires sur un sujet si rebattu. Mais, jamais axiome ne fut plus vrai : Verba volant, scripta manent « les paroles volent et les écrits restent ». En effet, ce sont diverses circonstances heureuses qui ont mis Parmentier en vedette et lui ont donné sa gloire posthume : la faveur royale, surtout ses livres et ses nombreux articles parsemés dans la Feuille du cultivateur et dans le Journal de Paris qui ont fait illusion sur son rôle lorsque les gens de son temps furent disparus. Ouvrier de la dernière heure, Parmentier a recueilli le bénéfice des efforts de ceux qui l’ont précédé et qui sont demeurés ignorés. Ce sont les hommes de la deuxième génération, ceux qui n’ont connu Parmentier qu’à travers ses écrits, qui ont fait valoir ses titres à la reconnaissance de l’humanité. Serait-il logique de prétendre qu’ils connaissaient mieux que les précédents les conditions dans lesquelles s’est faite la vulgarisation de la Pomme de terre ?

Dès le début de la campagne de Parmentier il y eut des protestations contre les prétentions de certaines personnes qui l’érigeaient en promoteur de la culture de la Pomme de terre. Dans une brochure rarissime intitulée Lettre d’un garçon apothicaire à M. Cadet, maître apothicaire dans la rue Saint-Antoine (Paris, 1777, in-12), nous trouvons ce passage qui remet la chose au point :

« Vous voulez attribuer à M. Parmentier, apothicaire, les notions que nous avons aujourd’hui sur les qualités nutritives de la Pomme de terre : vous supposez qu’avant lui on la regardait comme nuisible… mais ce chimiste lui-même a convenu que les qualités nutritives de ce végétal étaient connues avant lui… il a cité Ellis, M. Tissot, M. Falguet, M. Réville, le chevalier Mustel, etc. Il a convenu que la Pomme de terre avait été d’un grand secours en Irlande pendant la famine de 1740, qu’elles entrent dans la soupe des pauvres de la Charité de Lyon et qu’elles sont la base du riz économique qu’on distribue aux pauvres chez les sœurs de la Charité de la paroisse de Saint-Roch (à Paris).

« … Mais il en est encore beaucoup d’autres qui ont précédé M. Parmentier dans la même carrière, tels sont Venel (mis pour Engel) (Dictionnaire encyclopédique t. XIII, p. 4) qui a présenté la Pomme de terre comme un aliment assez abondant et assez salutaire, M. Geoffroy (Mat. médicale, 1743, t. VI, p. 451) qui a indiqué différentes manières de les préparer comme aliment et M. Lemery qui, dans son Traité des drogues simples (1699, p. 348), nous apprend que de son temps on s’en servait déjà comme aliment[356]. »

[356] Intermédiaire des Curieux, t. XXV, p. 84.

L’auteur de cette brochure aurait pu citer encore l’illustre Duhamel qui a longuement parlé de la Pomme de terre dans son Traité de la culture des terres (1755). Ce ne sont pas les Instructions qui ont manqué aux cultivateurs. A partir de 1765 jusqu’à la Révolution, on trouve dans les Archives départementales quantité de pièces imprimées, mémoires sur la Luzerne, la Garance, le Tabac et le Mûrier et sur la Pomme de terre. Citons parmi ces tracts : Manière de cultiver les Pommes de terre et les avantages qu’on en retire. Présenté à Monseigneur l’Intendant de Picardie (XVIIIe siècle). — Mémoire sur la culture des Pommes de terre et la manière d’en faire du pain (XVIIIe siècle). — Instruction sur la culture des Pommes de terre, par MM. Delporte frères, de Boulogne-sur-Mer.Extrait d’un mémoire adressé par le sieur Dottin maître de poste à Villers-Bretonneux, à M. Dupleix, intendant de Picardie (Amiens, 1768, 8 p. in-4o)[357]. — Rapport de la Faculté de Médecine sur l’usage des Pommes de terre (Paris, 1771, in-4o) etc.

[357] Toutes ces notices sont antérieures à 1768.

Nous avons fait allusion à une protestation du chevalier Mustel, de Rouen, contre les agissements de Parmentier. C’est une lettre adressée à l’intendant de la généralité de Rouen. Ce curieux document semble avoir été inconnu aux biographes de Parmentier :

« Rouen, faubourg Saint-Sever, 1779.

J’ay sçu qu’un M. Parmentier sonne le tocsin à Paris, pour se dire le seul, l’unique auteur du pain de Pommes de terre, et cela, dit-il, parce qu’il fait du pain avec la Pomme de terre sans farine. Cet homme m’a écrit annuellement depuis dix ans pour me demander différents éclaircissements sur mes opérations. Je luy ay mandé que j’avais fait du pain de Pommes de terre avec et sans mixtion de farine, que l’un a été trouvé très bon, et l’autre, purement de Pommes de terre, insipide et pâteux, tel que celuy que M. Parmentier nous envoie icy, quoyqu’il l’ait relevé par le sel. Cet homme me met donc dans la nécessité de le juger de mauvaise foy et de le regarder comme un intrigant qui veut s’approprier mon travail et surprendre le gouvernement pour en tirer quelque avantage. On sçait combien j’ay travaillé à ce sujet et tout le zèle que j’y ai mis. Il le sçait mieux qu’un aultre, puisque je luy ay communiqué des détails particuliers dont il profite aujourd’hui[358] ».

[358] Arch. Seine-Inférieure, C. 118.

Nous avons dit qu’au moment où Parmentier écrivit son premier ouvrage, en 1773, la Pomme de terre était largement cultivée dans toutes les provinces françaises pour la nourriture des pauvres gens et des animaux domestiques.

Depuis quelques années il a été tiré des archives locales certains documents qui fournissent des indications positives sur les dates de la culture en grand de la plante américaine dans les diverses régions françaises. Souvent ce sont des pièces de procédure concernant les luttes soutenues par les curés décimateurs contre leurs paroissiens qui refusaient de leur payer la dîme des Pommes de terre. Or, il est de toute évidence que les curés ont dû réclamer cette redevance seulement lorsque l’extension de la Pomme de terre réduisait considérablement les emblavures de Blé, Orge, Avoine, Pois, Fèves, etc., et diminuait, par cela même, leurs revenus fondés en partie sur les grandes et petites dîmes.

L’introduction de la Pomme de terre dans les localités est certainement plus ancienne que les dates données ci-après, car la plante a dû faire un stage dans les jardins avant d’avoir les honneurs de la grande culture.

Des pièces de procédure relatives à un certain nombre de villages des Ardennes, nous apprennent que la Pomme de terre était cultivée à Pure en 1749 ; à Raucennes, le tubercule était connu de 1750 à 1760 ; à Chemery, les décimateurs réclament la dîme des « crompires » en 1772 ; elle est payée, disent-ils, par les habitants depuis vingt ans. Plusieurs témoins qui déposent dans ces procès, font remonter, pour certains villages, la culture de la Pomme de terre à des dates plus anciennes ; 1733, 1744, etc.[359]

[359] Laurent, La Pomme de terre dans les Ardennes, broch. in-8o, 1899.

Des documents analogues établissent l’ancienneté de la culture de la Pomme de terre en Lorraine, c’est-à-dire dans les Vosges, la Meuse et la Meurthe-et-Moselle. Le Val de Saint-Dié cultivait la Pomme de terre dès le XVIIe siècle. Les Suédois l’avait apportée en Lorraine pendant les guerres sous le duc Charles IV. D’après Gravier (Histoire de Saint-Dié), ce fut le curé de La Broque, Louis Piat, qui, le premier, exigea de ses paroissiens la dîme des Pommes de terre. Sur leur refus, une sentence du prévost de Badonvillers, en date du 19 octobre 1693, les condamna à livrer à leur curé le cinquantième du produit pour tenir lieu de dîme. Cette sentence déclarait les habitants de la vallée de la Celle soumis à la même servitude. En 1715, un laboureur de Saint-Dié, nommé Jacques Finance, refusa de payer la dîme des Pommes de terre au chapitre de cette ville, soutenu dans son refus par le maire et les habitants du Val, se fondant sur ce qu’ils cultivaient « ce fruit » depuis plus de 40 ans sans en payer la dîme[360]. Les habitants de Schirmeck et de La Broque invoquaient aussi la prescription.

[360] Charton (Ch.), Histoire de l’introduction de la Pomme de terre dans les Vosges (Annales Soc. d’Em. des Vosges (1868, p. 159).

A la suite d’interminables procès de ce genre (Voir pièces G. 124, années 1711-1773, Arch. des Vosges), Léopold, duc de Lorraine, établit officiellement la dîme des Pommes de terre, par arrêts du 28 juin 1715 et du 6 mars 1719, dans tous les héritages soumis à la grosse ou menue dîme[361]. L’arrêt de 1715 constate expressément l’ancienneté de la culture en Lorraine : « Il est vrai que ce fruit qui est connu dans la Vosge depuis 50 ans se plante vers les mois de mars ou d’avril… »

[361] Recueil des Edits de Léopold Ier, duc de Lorraine, t. II, Nancy, 1733.

Dans le Dictionnaire du département de la Moselle (1817, tome II, p. 10), Viville dit : « La Pomme de terre se cultive en grand à la charrue depuis plus de 80 ans dans le département de la Moselle. » Le Traité du département de Metz, de Stemer, imprimé en 1796, signale fréquemment les cultures de « cronpires », nom de la Pomme de terre dans la Lorraine allemande. D’autres documents établissent que dans la Meuse la Pomme de terre était connue avant 1740 dans l’arrondissement de Commercy.

D’après les archives provenant de l’Intendance de Lorraine, la récolte dans la subdélégation de Saint-Dié a été, en 1758, de 1.270 résaux de Froment (le résal équivaut à 120 litres) ; 9.106 résaux de Seigle ; 7.087 d’Avoine et enfin 18.829 résaux de Pommes de terre[362]. Or c’est justement François de Neufchâteau, académicien et agronome, né en Lorraine, pays où la Pomme de terre était connue au XVIIe siècle, élevé à Neufchâteau, dans une région où on la cultivait en 1758 plus que les Céréales, qui proposait de donner à la Pomme de terre le nom de Parmentière « en l’honneur de son inventeur » (sic) ! François de Neufchâteau était l’ami de Parmentier : c’est là une sorte d’excuse. Cependant, en cette circonstance, il aurait dû se remémorer l’adage antique : « amicus Plato, magis… »

[362] Voir Archives des Vosges, C. 83, 84, 85, 87. — G. 1973 et G. 1974.

En somme, tout l’Est de la France a connu la Pomme de terre 100 ou 150 ans avant la naissance de Parmentier. Des baux provenant de l’ancienne abbaye de Remiremont mentionnent des redevances de sacs de Pommes de terre sous le règne de Louis XIII. Le nom que la plante porte dans le patois vosgien, où elle s’appelle quémote, montre qu’elle est entrée en France au temps de la domination espagnole en Franche-Comté. Camote était le nom mexicain de la Patate. Les Espagnols l’ont conservé pour désigner la Pomme de terre.

Les frères Bauhin, botanistes suisses, qui possédaient la Pomme de terre à Bâle, dès 1592, sont peut-être les introducteurs du précieux tubercule dans l’Est de la France. Gaspard Bauhin dit en 1620, dans son Prodromus Theatri botanici, que la Pomme de terre est cultivée en Bourgogne, qui est devenue plus tard la Franche-Comté, et que les Bourguignons ont l’habitude de provigner les rameaux de la plante pour augmenter la production des tubercules. On remarque en effet chez les espèces ou races de Pommes de terre sauvages ou à demi-sauvages la naissance en grand nombre de petits tubercules à l’aisselle des feuilles. D’après un historien local, ce sont les comtes de Montbéliard qui ont introduit la Pomme de terre dans ce pays avant 1772[363]. Un Catalogue des plantes de la Principauté de Montbéliard, composé en 1759 par le Dr Berdot, indique la Pomme de terre comme cultivée en plein champ : « S. tuberosum esculentum C. B. In agris colitur. »

[363] Suchet (l’abbé), La Pomme de terre en Franche-Comté (Annuaire du Doubs et de la Franche-Comté pour 1870, pp. 177-195).

Notre grand agronome Olivier de Serres cultivait la Pomme de terre dans sa terre du Pradel située près de Villeneuve-de-Berg, petite ville du Vivarais qui fait aujourd’hui partie du département de l’Ardèche. Il connaissait les qualités nutritives de la Pomme de terre qu’il appelle cartoufle ou truffe, à laquelle il a consacré un chapitre de son Théâtre d’Agriculture (Chap. X, liv. VI). Or la 1re édition de cet ouvrage date de 1600. La plante était d’ailleurs nouvelle et venait de Suisse ce qui explique le nom Cartoufle dénaturé de Tarteuffel, modification germanique du terme italien Tartuffoli (Truffe) dont se sont servis les premiers descripteurs de la Pomme de terre : Ch. de l’Escluse et les Bauhin. « Cest arbuste, dict Cartoufle, porte fruict (tubercule) de même nom, semblable à Truffes et par d’aucuns ainsi appellé. Il est venu de Suisse en Dauphiné depuis peu de temps en çà. »

La description assez confuse d’Olivier de Serres a fait naître des doutes sur l’identité de la plante. On a pensé qu’il s’agissait du Topinambour et Parmentier a propagé cette erreur. L’édition du Théâtre d’Agriculture publiée en 1804 par la Société d’Agriculture de la Seine contient de nombreuses notes explicatives dues aux principaux agronomes du temps. Parmentier chargé, en raison de sa compétence spéciale, de commenter le chapitre de la Cartoufle n’a pas reconnu le tubercule américain qu’il a pris pour le Topinambour. Cependant Olivier de Serres parle de la plante comme ayant des « jettons (rameaux) faisant des fleurs blanches » tandis que les fleurs du Topinambour sont invariablement jaunes. Olivier de Serres signale aussi ce provignage des tiges de la Pomme de terre pratiqué en Bourgogne et ailleurs, opération qui ne conviendrait en aucune façon au Topinambour qui ne produit aucun tubercule axillaire et dont les tiges sont droites et rigides. Il s’agit donc bien de la Pomme de terre et c’est aussi l’avis de M. le Dr Clos[364] et de M. Roze[365] qui ont soumis à une critique plus sévère le texte de l’agronome vivarais.

[364] Journal d’Agric. pratique pour le Midi de la France, 1875, p. 285.

[365] Histoire de la Pomme de terre, p. 119-120.

Dans une région cévenole voisine, le Velay, nous constatons l’existence de la Pomme de terre à partir de 1735, quoique sa culture soit évidemment plus ancienne. Les registres des insinuations de la Sénéchaussée du Puy conservés aux Archives de la Haute-Loire contiennent un certain nombre de donations entre vifs depuis 1735 jusqu’en 1778. Ces donations de biens sont faites sous réserves par les donateurs d’être logés, nourris et entretenus par les bénéficiaires et, en cas d’incompatibilité, de recevoir, outre une pension viagère, des habits, du linge, du bois, diverses productions agricoles comme le droit de prendre « des raves en la ravière, des truffes en la truffière ». A partir de 1767, on emploie dans ces actes, concurremment avec le terme Truffe, le mot Pomme de terre. Il y avait deux variétés également cultivées : la Truffe rouge, et la Truffe blanche[366].

[366] Voir toute la série B des Arch. de la Haute-Loire et Annales de la Soc. d’Agric. Sciences et Arts du Puy, t. XXVII (1864-65), p. 67.

Dans la région de Saint-Etienne on consommait habituellement la Pomme de terre sous Louis XIV. Un poète stéphanois du XVIIe siècle, messire Jean Chapelon, prêtre, décédé en 1695, a chanté en vers patois le tupinanbo, précieux en temps de famine[367]. Le terme Topinambour n’est ici qu’un synonyme de Truffe. Il a été donné parfois à la Pomme de terre, notamment par l’arrêt de 1715, du duc de Lorraine, cité plus haut.

[367] Œuvres, éd. 1820, Saint-Etienne, in-8o.

Le précieux tubercule n’était pas davantage inconnu en Auvergne avant la campagne de Parmentier. Voici une note du curé de Vallore (Auvergne) relevée dans ses registres de catholicité : « Depuis 1766 jusqu’en 1773, il y a eu la plus grande misère. La famine a été grande : il n’est pourtant mort personne de faim. Les truffes ou pommes de terre ont été d’un grand secours. On en mettait dans le pain à moitié truffes et moitié blé et le pain était passable. Elles ont valu 25 sols le quarteron en 68 et 69. » Le quarteron équivaut à 16 litres environ[368].

[368] Intermédiaire des Curieux, t. XXVI, p. 131.

Pour le Beaujolais nous avons un document imprimé de la même époque. L’auteur d’un Mémoire historique et économique sur le Beaujolais (Paris, in-8, 1770, p. 139) nommé Brisson, a discuté le pour et le contre de la culture de la Pomme de terre. Il constate que « les gens bien pauvres en consomment plus que de pain » et, après cela, il n’en dit pas de bien : « On n’a pas à se féliciter de l’introduction de la Truffe en Beaujolais », probablement parce que l’on consacrait à cette culture les bonnes terres à Blé, ce qui faisait augmenter le prix du pain.

Dans les Archives de l’Isère (Dauphiné), quelques pièces mentionnent les Pommes de terre : année 1762, l’hôpital de Grenoble achète des Truffes à 22 s. le quintal[369]. Passons dans le Lyonnais. Un ouvrage qui date de 1713 nous apprend que « l’on mange aussi à Lyon et en plusieurs autres pays une sorte de truffe nommée en latin Solanum esculentum et en français truffes rouges. Elles approchent assez de la qualité des topinambours »[370]. La culture de ce tubercule devait être encore plus répandue en 1771, d’après le Voyage au Mont-Pilat, de La Tourette (page 130) qui fut publié cette année : « Cette plante se cultive à Pilat (Forez) et dans tout le Lyonnais ; sa racine tubéreuse fournit un aliment abondant et sain ; son goût est préférable à la truffe du Taupinambour des Anglais. »

[369] Arch. Isère, série E. 141. E. I, 169.

[370] Andry, Traité des aliments de Caresme, t. Ier, p. 150.

Voici un document provenant du Bourbonnais : Acte reçu par Bonnet, notaire, dans un village très retiré de cette province, le 27 janvier 1771. La récolte des Pommes de terre était abondante puisqu’un nommé Jean Parout, laboureur de la paroisse de Loddes, achetait de Pierre Gacon, demeurant à Laust : « Cent poinçons de Pommes de terre dites communément Tartoufles » à raison de six francs le poinçon de 200 litres environ, ce qui était bon marché[371].

[371] Cabinet historique, Recherches historiques dans les études de notariat, t. XIV (1868), p. 292.

La Pomme de terre est ancienne dans le Morvan. Un manuscrit écrit à Tazilly (Nièvre), de 1715 à 1760, contient une indication culturale : « Il ne faut pas arracher les treffes (corruption de truffe qu’on emploie encore aujourd’hui pour Pomme de terre) avant qu’elles ne soient bien en maturité ». Ce passage a été écrit vers 1740[372]. Une monographie de la commune d’Auxy (arrondissement d’Autun) faite en 1890 par M. Trenay, instituteur, relate la mention suivante inscrite à la fin du registre de 1770 de l’état civil tenu par le curé : « Les Pommes de terre, qui furent d’un très grand secours pour le peuple, se vendirent jusqu’à 9 francs le poinçon »[373]. C’était une année de famine.

[372] Intermédiaire des Curieux, t. XXVI, p. 53.

[373] Revue Scientifique, 19 décembre 1896.

La Pomme de terre avait pénétré dans les Alpes avant la naissance de Parmentier. Nous trouvons dans les archives des Hautes-Alpes un paiement fait par l’hôpital de Gap, le 20 février 1730, pour 2 quintaux et 22 livres de Pommes de terre payés 5 l. 17 s. 6 d. En septembre 1773 le quintal valait 2 l. 13 s.[374] Pièces relatives à une enquête faite dans l’arrondissement d’Embrun : la réponse des communautés aux questions posées par les procureurs généraux des Etats du Dauphiné, le 28 février 1789, est partout la même : « Les Pommes de terre ou Truffes, avec le laitage, forment le fond de la nourriture des habitants[375] ».

[374] Arch. Hautes-Alpes, série H. suppl. nos 619, 582.

[375] Arch. Hautes-Alpes, Voir toute la série C. — Arch. Drôme, série E. no 12374.

En Languedoc, la culture de la Pomme de terre est très ancienne. La récolte de 1782 ayant été perdue par suite des intempéries, la consternation fut générale, ce tubercule entrant pour une large part dans l’alimentation du pays.

Le P. d’Ardenne, amateur et auteur distingué, qui habitait la Provence, avait vu les débuts de la culture de la Pomme de terre dans sa région, mais elle se répandait beaucoup avant 1769. Il écrit dans son Année champêtre (1769), t. II, p. 300 :

« Et ici, quoique je l’aie vue, pour ainsi dire, naître parmi nous, je la vois se multiplier dans les champs, l’on ne dédaigne pas non plus de la cultiver dans les jardins, et elle paroît à table sous différentes métamorphoses qui la rendent agréable. »

L’introduction de la Pomme de terre dans le pays toulousain date de 1765. Sous Louis XV, le diocèse de Castres était administré par Mgr du Barral, évêque qui prenait grand souci du bien-être de ses ouailles. Ce prélat distribua des tubercules de la précieuse Solanée aux curés de toutes les paroisses de son diocèse et leur imposa comme un devoir sacré d’en propager la culture[376]. De grands propriétaires ont donné une forte impulsion à cette culture dans le département de la Haute-Garonne. M. Picot de Lapeyrouse, dans sa Topographie rurale du canton de Montastruc, écrite en 1814, dit qu’ayant vu la Pomme de terre (patane) dans les Pyrénées « où on la cultive depuis plus de 50 ans », en fit venir quelques hectolitres en 1776, qu’il distribua aux paysans, après en avoir planté lui-même dans ses domaines pour donner le bon exemple.

[376] Théron de Montaugé, L’Agriculture et les classes rurales dans le pays toulousain depuis le milieu du XVIIIe siècle. Paris, in-8, p. 13.

Un Mémoire de Raymond de Saint-Sauveur, daté de 1778, dit que les Pommes de terre sont cultivées dans deux ou trois cantons élevés du Roussillon. On mêlait la fécule au Seigle pour en faire du pain en temps de disette[377].

[377] Brutails, Notes sur l’économie rurale du Roussillon à la fin de l’ancien régime (Soc. agric. scientif. et litt. des Pyrénées-Orientales), t. XXX (1889), p. 312.

Pour le Limousin, nous avons une intéressante thèse pour le doctorat de M. René Lafarge, qui nous renseigne sur l’introduction de la Pomme de terre. C’est Turgot, intendant de Limoges en 1762-1774 qui l’a généralisée, mais on la voyait déjà aux environs des grandes villes comme Limoges et Brive. « Vers 1750 un mystérieux inconnu arrivait dans cette dernière ville. Tout ce qu’on put savoir sur sa personnalité, c’est qu’il était anglais, il disait s’appeler le chevalier Binet. Plus tard on apprit qu’il était duc d’Hamilton. S’étant lié avec Treilhard et plusieurs autres personnages de conséquence de Brive, il les invitait parfois à dîner. Un jour il fit manger à ses hôtes un mets inconnu en Limousin, de la morue avec des Pommes de terre. Treilhard raconte même plus tard à la Société d’Agriculture que ce mélange n’avait excité en lui aucune sensation bien flatteuse. Cependant, sur les instances du chevalier Binet, il fit semer quelques Pommes de terre. C’est la trace la plus ancienne que j’aie trouvée de l’existence de la Pomme de terre en Limousin. Aussi lorsque Turgot en 1764 proposa d’envoyer des Patates au Bureau d’Agriculture de Brive, il lui fut répondu qu’elles existaient déjà ». Mais c’est seulement pendant l’intendance de Turgot et sous l’influence active et continue de la Société d’Agriculture de Limoges que la Pomme de terre prit de l’extension et devint une culture générale[378]. En 1763, les membres de cette société d’Agriculture commencent à présenter aux séances des Patates recueillies dans leurs domaines. Le 11 février 1764, d’après les procès-verbaux, « le secrétaire a aussy fait remettre un sac assez considérable de Patates, dont partie sera envoyée au Bureau d’Angoulême, et l’autre partie à M. l’évêque de Tulle. Tous les associés présents ont assuré que leurs voisins en établissaient dans leurs terres et qu’on devait espérer de voir en peu d’années ce fruit abondant et utile aussy commun dans cette province qu’en Allemagne »[379]. De ce moment date l’introduction de la Pomme de terre dans le Poitou, dans l’arrondissement de Rochechouart (Vienne), par l’intermédiaire de M. de Saint-Laurent[380].

[378] Lafarge, L’Agriculture en Limousin au XVIIIe siècle. Paris, 1902, in-8, p. 203.

[379] Leroux (Alfr.), Choix de Doc. hist. sur le Limousin, t. III, pp. 157, 223, etc.

[380] Bull. Soc. des Amis des Sc. des Rochechouart, t. VIII, no 1, p. 5.

Turgot la mentionne en 1766 dans l’Etat des productions du sol : « On doit mettre au nombre des légumes les Pommes de terre dont la culture commence à s’étendre dans les élections de Limoges et d’Angoulême »[381]. En 1770, elle était très répandue et contribua pour une grande part à éviter la famine.

[381] Turgot, Œuvres I, p. 538.

C’est à Marguerite de Bertin, demoiselle de Belle-Isle, sœur du contrôleur général des Finances, Henri Bertin, que l’on doit l’introduction de la Pomme de terre en Périgord. Mlle de Bertin écrivait en 1771 à M. Gravier, régisseur des domaines qu’elle possédait aux environs de Périgueux : « Je recommande à votre fils les Pommes de terre… Petit Jean en a vu travailler l’année dernière. C’est le temps (5 avril) de les semer si elles ne le sont déjà. » Mlle de Bertin écrivait encore le 14 janvier 1774 : « Peut-être que votre exemple pour la Pomme de terre donnera envie aux métayers d’en user pour l’année prochaine. On en tire grand parti dans ce pays », c’est-à-dire à Paris[382].

[382] Bussière (G.), Esquisses historiques sur la Révolution en Périgord, 1re partie, Paris, 1877.

La Pomme de terre prospérait à Belle-Ile en 1770[383]. Selon le P. d’Ardenne, un certain Moreau Kerlidu, près Lorient, prétendait en avoir cultivé un des premiers en Bretagne. Il avait reçu la Truffe rouge d’Irlande[384]. Elle devait être cultivée çà et là à une date ancienne puisqu’une lettre communiquée au Journal de Paris, année 1779, est adressée à Parmentier ; l’auteur fait connaître qu’il cultive la Pomme de terre à la charrue en Bretagne depuis 1741. En 1760, la Société d’Agriculture de Rennes s’efforçait d’en répandre l’usage pour la nourriture de l’homme car elle excitait des défiances dans cette province et on la donnait plutôt aux animaux[385]. Pour combattre ce préjugé, le contrôleur général Terray expédia partout un placard de l’Académie de médecine[386].

[383] Dupuy, l’Agric. et les classes agric. en Bretagne au XVIIIe s. (Ann. de Bretagne, t. VI (1890) p. 20). — Sée, Les Classes rurales en Bretagne, p. 419.

[384] P. d’Ardenne, Année Champêtre, 1769, t. II, p. 299. — t. III, p. 287.

[385] Corps d’Observations de la Soc. d’Agric. de Bretagne, t. II, p. 102, 105.

[386] Arch. Ille-et-Vilaine, série C. 81.

C’est le maréchal d’Harcourt et M. John de Crevecœur qui ont répandu la Pomme de terre dans le Calvados. Mustel, précurseur peu connu de Parmentier, l’a propagée dans toute la Normandie. Une lettre de Mustel à M. de Crosne, intendant de Normandie, en date du 12 septembre 1770, prie ce personnage de déterminer le ministre à affecter une somme suffisante pour la distribution gratuite de semences de Pomme de terre aux cultivateurs[387].

[387] Arch. Seine-Inférieure, série C. 118.

Dans le Beauvaisis, c’est M. le duc de Larochefoucauld-Liancourt qui a popularisé la Pomme de terre[388]. M. Dottin, grand agriculteur de Villers-Bretonneux, a été un zélé propagateur de la Pomme de terre en Picardie vers 1766.

[388] Mém. Soc. d’Agric. de la Seine, t. XII, p. 73. — Grare, Le canton d’Auneuil.

Le Patriote artésien, publication qui date de 1761, énumère la Pomme de terre parmi les productions naturelles de la province d’Artois[389]. En 1768, Le Bon Fermier, ouvrage publié par Bosc, indique (p. 268) la Pomme de terre comme une plante des plus communes et des plus vulgaires en grande culture dans l’Artois, « d’un usage général pour les hommes et les animaux ».

[389] Calonne (de), La Vie agricole sous l’ancien régime, p. 84, 304.

L’introduction de la Pomme de terre dans le Boulonnais date de 1763. « Cette année, M. de Boyne, ministre de la marine, avait chargé M. Chanlaire, commissaire de la marine à Boulogne, de recevoir d’Angleterre une certaine quantité de tubercules afin d’en essayer la culture dans une de ses terres.

« Ces tubercules arrivèrent en assez mauvais état. M. Chanlair fit faire un triage de ces racines et il s’en trouva un petit nombre de boisseaux de bonne qualité qu’il fit planter et qui réussirent parfaitement. Elles étaient de l’espèce jaune. L’année suivante, toute la récolte fut mise en terre, et la vente du produit qui en résulta s’éleva à 1500 francs. Depuis cette époque la culture s’en est chaque jour étendue davantage »[390].

[390] Mém. Soc. d’Agric. de la Seine, t. XV (1812), p. 423.

L’usage de la Pomme de terre a été tardif dans la Brie, comme dans tous les pays riches. On la cultivait toutefois sur de petites surfaces dès les premières années du règne de Louis XVI[391]. En 1785, la Pomme de terre était cultivée dans l’arrondissement de Montereau pour la nourriture des bestiaux. En 1790, on commença à la cultiver plus en grand pour la nourriture des habitants[392].

[391] Leroy (G.), Recherches sur l’Agric. de S.-et-Marne (Bull. Soc. d’Arch. Sc. et Lettres de S.-et-M., 1868, p. 404). — Arch. S.-et-M., série G. no 250.

[392] Delettre, Histoire de la Province du Montois, t. I, p. 267.

La Pomme de terre a été vulgarisée dans le Berry vers 1765 par le duc de Béthune-Charost, homme instruit, au courant de tous les progrès agricoles et grand propriétaire dans l’arrondissement de Bourges[393]. Le marquis de Turbilly, noble angevin né en 1717, décédé en 1776, a consacré sa fortune à des améliorations agricoles. Il a répandu l’usage de la Pomme de terre dans l’Anjou et l’Orléanais[394]. Mais combien de cultivateurs distingués comme Duhamel, M. de Villiers, en Champagne, et beaucoup d’autres, ont su, avant Parmentier, donner dans diverses provinces une impulsion à la culture de cette plante utile !

[393] Menault, Histoire agricole du Berry, pp. 103-104, 309.

[394] Guillory, Notice sur le marquis de Turbilly (Bull. Soc. Industr. d’Angers (1849), p. 173 ; 1859, p. 54).

On a vu plus haut que Parmentier, dans son premier ouvrage, reconnaissait que de son temps la Pomme de terre couvrait des champs entiers dans le voisinage de la capitale. La consommation de cette denrée était toutefois restreinte à la classe pauvre et à une partie seulement de la classe aisée.

Mais la région parisienne a connu la Pomme de terre à une date beaucoup plus ancienne. En 1613, on la servit sur la table du jeune roi Louis XIII. On ne dit pas si ce légume y fit une seconde apparition. La Pomme de terre figure, comme plante botanique, dans les catalogues du Jardin royal des Plantes sous le nom de Solanum tuberosum esculentum[395]. Le Traité des Drogues simples de Lemery (1699) la note déjà comme plante culinaire usitée, fait confirmé par le Dr Lister, savant anglais qui accompagna le duc de Portland dans son ambassade à Paris, en 1698, pour la ratification du traité de Riswick. Lister a laissé une intéressante relation de son passage dans la capitale de Louis XIV. A propos des denrées alimentaires consommées par les Parisiens, il constate avec surprise que l’on a quelque peine à trouver sur les marchés des Pommes de terre, « ces tubercules qui sont d’un si grand usage en Angleterre[396] ». Il s’ensuit que, sous Louis XIV, la Pomme de terre n’était pas inconnue à Paris, quoique rare. Trouverait-on aujourd’hui facilement sur les marchés parisiens ou chez les marchands de comestibles le Cerfeuil bulbeux, la Tétragone, le Chou marin et autres légumes assez cultivés pourtant dans les jardins bourgeois ?

[395] Denys Joncquet, Hortus, 1658.

[396] Voyage de Lister à Paris en 1698, trad. par M. de Sermizelles ; Paris, 1873, in-8.

Une vingtaine d’années plus tard, la plante paraît cultivée en plein champ aux environs de Paris. Elle figure dans la plus ancienne Flore parisienne, le Botanicon parisiense de Sébastien Vaillant, paru en 1723, sous les noms vulgaires de Patate ou Truffe rouge, qui sont les noms primitifs de la Pomme de terre en France. Une seconde édition du même ouvrage, publiée en 1727 par Boerhaave, porte la même mention et, cette fois, avec le signe abréviatif us ce qui signifie que la Pomme de terre était cultivée et en usage, enfin qu’elle pouvait se rencontrer dans les champs aux environs de Paris. Au milieu du XVIIIe siècle, la Pomme de terre était entrée, à Paris même, sous le nom de Truffe, dans les habitudes culinaires du bas peuple. Ici nous avons une attestation concluante. En 1749, alors que Parmentier n’avait que 13 ans, de Combles publia son Ecole du Potager. Il a consacré le dernier chapitre de cet ouvrage à la description de la Truffe, ses différentes espèces, ses propriétés, sa culture[397]. Nous en donnons ci-après quelques passages :

[397] Ecole du Potager, chap. LXXIX, éd. 1749.

« Voici une plante dont aucun auteur n’a parlé, et vraisemblablement c’est par mépris pour elle qu’on l’a exclue de la classe des plantes potagères, car elle est trop anciennement connue et trop répandue pour qu’elle ait pu échapper à leur connaissance ; cependant il y a de l’injustice à omettre un fruit qui sert de nourriture à une grande partie des hommes de toutes les nations ; je ne veux pas l’élever plus qu’il ne mérite, car je connais tous ses défauts dont je parlerai ; mais j’estime qu’il doit avoir place avec les autres, puisqu’il sert utilement et qu’il a ses amateurs ; ce n’est pas seulement le bas peuple et les gens de la campagne qui en vivent dans la plupart de nos provinces ; ce sont les personnes même les plus aisées des villes, et je puis avancer de plus par la connaissance que j’en ai, que beaucoup de gens l’aiment par passion : je mets à part si c’est affectation bien placée, ou dépravation de goût ; il a ses partisans, cela me suffit.

« … Un fait certain, c’est que ce fruit nourrit et que par la force de l’habitude il n’incommode point ceux qui y sont accoutumés de jeunesse ; d’ailleurs il est d’un grand rapport et d’une grande économie pour les gens du bas état ; ces avantages peuvent bien balancer ses défauts. Il n’est pas inconnu à Paris, mais il est vrai qu’il est abandonné au petit peuple et que les gens d’un certain ordre mettent au-dessous d’eux de le voir paroître sur leur table ; je ne veux point leur en inspirer le goût que je n’ai pas moi-même ; mais on ne doit pas condamner ceux à qui il plaît et à qui il est profitable. »

En 1771, la Faculté de Médecine avait répandu à profusion un Rapport sur l’usage des Pommes de terre afin de détruire les derniers préjugés qui empêchaient certaines personnes de consommer ces tubercules. Nous lisons à la page 2 de cette plaquette : « Vous savez, Messieurs, qu’elles sont communes à Paris, surtout parmi les gens que leur pauvreté met hors d’état de se procurer des aliments de bonne qualité, et cependant il y a peu d’années que la Pomme de terre se voit dans nos marchés assez communément pour dire qu’elles font partie de la nourriture du peuple ».

Une pièce de procédure des Archives départementales va éclairer mieux encore notre religion sur la question de savoir si la Pomme de terre était vulgaire ou non dans les environs de Paris avant la propagande de Parmentier :

(Archives de Seine-et-Oise, série E. 1667, liasse) : Plainte en date du 19 septembre 1772 contre la fille de la veuve Riquet et la fille Claude Hamelin pour avoir volé des Truffes ou Pommes de terre à Marly-la-Ville (Seine-et-Oise), dans un champ appartenant à M. de Nantouillet. A la date du 22 septembre, sentence rendue contre les délinquantes qui avaient avoué sans vergogne avoir volé ces Pommes de terre et avaient en outre eu l’impudence de se moquer du garde-champêtre. Ce M. de Nantouillet n’était pas philanthrope à la façon de Parmentier, dont le seul rôle de vulgarisateur a été la plantation d’un immense champ de Pommes de terre qui devait être à dessein livré au pillage ; et cela pour convaincre le bas peuple de l’innocuité d’un légume… que l’on volait couramment en plein champ, douze ans auparavant, aux portes de la capitale et que les pauvres gens, on le voit, mangeaient sans crainte de devenir lépreux.

C’est pourquoi il ne faut pas chercher la cause de la lenteur de la propagation de la Pomme de terre dans de vains préjugés comme l’ont répété à satiété les Economistes et Parmentier. L’importance de ces préjugés a d’ailleurs été notablement exagérée par les écrivains. La plante n’était nullement tenue pour malsaine par la majorité des gens.

La première et la principale cause de la défaveur de la Pomme de terre, avant le XIXe siècle, réside dans la mauvaise qualité des tubercules des variétés primitives. Avant leur amélioration par la culture et surtout par les semis, les Pommes de terre étaient indigestes, aqueuses, âcres ou amères, comme le sont les Pommes de terre sauvages du Chili, enfin immangeables, au moins pour les personnes habituées à une bonne nourriture. Là-dessus tous les auteurs sont unanimes. C’était, disent-ils, une nourriture grossière, indigeste, « bonne pour le peuple ». La Pomme de terre ancienne ne ressemblait en rien à la nôtre qui est douce, farineuse, légère, digestible au point qu’elle est employée dans toutes les maladies chroniques de l’estomac et des intestins. La purée de Pomme de terre est même le seul aliment que peuvent digérer certains dyspeptiques. La Pomme de terre ancienne conservait une quantité appréciable de solanine, la substance vénéneuse des Solanées, que la culture a fait presque entièrement disparaître.

On raconte que la reine Elisabeth, d’Angleterre, sur le conseil d’un philanthrope, invita un grand nombre de seigneurs à prendre part à un repas composé de mets uniquement préparés avec la Pomme de terre ; elle-même n’y voulut pas toucher et bien lui en advint, car ces Pommes de terre étaient encore peu comestibles ; les convives en eurent les entrailles tellement impressionnées qu’à la fin du banquet la reine se trouva seule à table[398].

[398] Intermédiaire des Curieux, t. XXV, p. 314.

La solanine est un poison très violent même pris en petite quantité. Les tubercules de Pomme de terre verdis à la lumière deviennent vénéneux. On a constaté des cas d’empoisonnement par l’ingestion de Pommes de terre avec leurs germes. Dans la croyance que la Pomme de terre était un fruit souterrain, on a dû autrefois la consommer dans tous ces états et même à l’état cru. On voit d’ici les résultats désastreux dus à l’ignorance et la défaveur jetée sur la Pomme de terre s’explique fort bien, car il est rare qu’un préjugé ne soit pas fondé sur une chose vraie. Ainsi on a constaté des éruptions eczémateuses chez des animaux nourris avec la pulpe de Pomme de terre. L’opinion ancienne que ce tubercule peut donner des maladies de peau, et même la lèpre, trouve sa justification : des cas pathologiques semblables ont été certainement observés autrefois sur l’homme et sur les animaux domestiques.

Pour appuyer la légende de Parmentier, les ouvrages populaires font état d’un prétendu arrêt du Parlement de Besançon, daté de 1630, qui aurait interdit la culture de cette plante : « Attendu que la Pomme de terre est une substance pernicieuse et que son usage peut donner la lèpre, défense est faite, sous peine d’une amende arbitraire, de la cultiver dans le territoire de Salins. » Or cet arrêt est controuvé. En 1630, le Parlement de Besançon n’existait pas. Il était à Dôle et fut supprimé en 1668 par le roi d’Espagne. M. Roze, auteur consciencieux, a recherché ce document dont les Edits généraux ne font pas mention. « On comprend, dit-il, qu’un édit sur la culture de la Pomme de terre devait appartenir à cette catégorie. Il n’a donc pas existé[399] ».

[399] Histoire de la Pomme de terre, p. 123.

Nos pères, routiniers, certes, et ayant plus que nous une répugnance pour les choses nouvelles, avaient néanmoins trop de bon sens pour rejeter sans motifs sérieux une plante qui est aujourd’hui une des bases de l’alimentation. La Pomme de terre ancienne ne valait rien, c’est un fait incontestable. Autrement elle aurait été introduite dans la consommation aussi vite que l’a été le Topinambour dont les qualités culinaires ne sont pas comparables à celles de la Pomme de terre.

La Pomme de terre non améliorée ne valait pas le Topinambour qui a figuré dans les menus de grands repas jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. Les traités de cuisine montrent la Pomme de terre culinaire seulement vers le règne de Louis XVI[400], car, même à la fin du XVIIIe siècle, on n’avait pas encore amélioré suffisamment son tubercule au point de le rendre comestible pour les classes aisées. Nous avons cité plus haut de Combles et vu le peu d’estime qu’il avait pour la « truffe ». Voici ce que dit de la Pomme de terre la grande Encyclopédie (vol. XIII, p. 4, imprimé en 1774) :

[400] Les Soupers de la Cour, éd. 1778, t. III, p. 207.

« Cette racine, de quelque manière qu’on l’apprête, est fade et farineuse. Elle ne saurait passer pour un aliment agréable ; mais elle fournit un aliment assez abondant et assez salutaire aux hommes qui ne demandent qu’à se sustenter. On reproche avec raison à la Pomme de terre d’être venteuse, mais qu’est-ce que des vents pour les organes vigoureux des paysans et des manœuvres ? ».

Cette citation méritait d’être reproduite, malgré ce qu’elle a d’assez rabelaisien. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert n’a pas précisément la réputation d’avoir donné asile aux préjugés. L’article Pomme de terre est dû à la plume d’Engel, agronome distingué. On peut croire que son appréciation est l’expression de la vérité.

Nous reconnaissons maintenant pourquoi la culture de la Pomme de terre s’est généralisée si tard dans les pays riches, comme l’Ile-de-France, la Brie, la Beauce et autres terres à Froment, tandis qu’elle était acceptée à une date bien antérieure en Franche-Comté, Lorraine, Ardennes, Morvan, Cévennes, etc., pays très pauvres où les pauvres gens n’avaient pas le choix des aliments.

On ne songeait pas autrefois à semer des graines de plantes potagères et économiques, comme on le fait aujourd’hui, dans le but d’en obtenir de nouvelles races plus avantageuses que les anciennes. Depuis son introduction en Europe, on avait constamment reproduit la Pomme de terre par plantation de tubercules. Tant que le mode de reproduction asexuée a été employé, la plante n’a pu varier et s’améliorer.

Les améliorations brusques par mutations gemmaires que l’on dit avoir constatées récemment ne se produisaient pas sans doute dans les anciennes cultures, puisque de Combles, en 1749, reprochait à la vieille variété rouge son âcreté qui lui faisait préférer pour la table la variété blanche ou la jaune : elle était demeurée à peu près ce qu’elle était, lorsqu’elle fut apportée à demi-sauvage du Nouveau Monde, à la fin du XVIe siècle !

Le comte Lelieur de Ville-sur-Arce, écrivain horticole distingué et directeur des jardins royaux, écrivait en 1837 :

« Il y a 60 ans que nous ne possédions encore que les deux variétés primitives : la rouge et la jaune, toutes les deux rondes ; ces variétés étaient âcres et d’un goût si désagréable que les habitants de nos campagnes ont été naturellement portés à croire que les tubercules de cette plante étaient plutôt destinés à la nourriture des bestiaux qu’à celle de l’homme… les écrits qui parurent alors, loin d’indiquer les moyens d’y remédier, accusèrent la population de se laisser dominer par de vains préjugés qui l’exposaient à souffrir la famine. Ces écrits, vantés encore de nos jours, furent tout à fait inutiles au perfectionnement de la Pomme de terre, mais ne purent même atteindre le but qu’ils se proposaient, celui de convaincre les intéressés, qui alors ne lisaient point[401] ».

[401] Maison rustique du XIXe siècle, 1837, p. 397.

Les semis et la culture nous ont donc donné nos excellentes Pommes de terre actuelles et ceci viendrait appuyer l’hypothèse de ceux qui admettent que la tubérisation est le résultat de l’action de microorganismes sur les tiges souterraines de la Pomme de terre.

A une séance de la Société nationale d’Horticulture de France, en 1874, un membre rappela qu’à la date de 40 ou 50 ans auparavant, la Pomme de terre de Hollande, si farineuse, était sensiblement aqueuse ; « une culture continue, observa M. Laizier, président du Comité de culture potagère, en a beaucoup amélioré la qualité et l’a rendue telle que nous la voyons aujourd’hui[402] ».

[402] Jal Soc. nat. d’Horic. Fr. 1874, p. 27.

Consultons maintenant les écrivains horticoles anglais les plus éminents et nous verrons que leur appréciation des qualités culinaires de la Pomme de terre ancienne n’est guère favorable. Mortimer, dans Gardener’s Kalendar (1708) dit que la Pomme de terre n’est pas aussi bonne ni aussi saine que le Topinambour, mais qu’elle peut être bonne pour les porcs. Bradley constate, vers 1719, qu’elle est inférieure en qualité au Salsifis, à la Betterave ou au Chervis. Enfin le Dictionnaire de jardinage de Miller (éd. 1754) dit que les Pommes de terre sont méprisées par les riches qui les regardent comme une nourriture bonne seulement pour les pauvres gens.

Une autre cause du peu d’empressement que la classe bourgeoise, pour qui les raisons d’économie sont secondaires, a mis à consommer la Pomme de terre, c’est que l’éducation du goût, l’accoutumance vis-à-vis de cet aliment n’était pas faite. La Pomme de terre semblait un mets fade, insipide ou pâteux à toutes les personnes qui n’en avaient pas mangé dès leur enfance. Plusieurs de nos correspondants, qui aiment beaucoup la Pomme de terre, nous ont affirmé que leurs grands parents, nés vers la fin du XVIIIe siècle, avaient une sorte de répugnance pour ce tubercule et n’en mangeaient jamais. Ceci est confirmé par une observation que fit Pépin, ancien jardinier-chef du Muséum, à une séance de la Société impériale d’Agriculture (2 février 1870) : « Au commencement du XIXe siècle, dit-il, on comptait peu de variétés de Pomme de terre ; on les cultivait seulement pour les animaux. Ce n’est que depuis 1820 que l’usage en a été introduit dans les classes aisées ».

Dans une Notice sur les tubercules proposés pour remplacer la Pomme de terre, écrite en 1850, le Dr F. Mérat, savant botaniste, vient encore corroborer les appréciations de tous les auteurs précités :

« Il paraît qu’à son introduction en Europe, la Pomme de terre produisait peu de tubercules, qu’ils étaient petits et de chétive qualité, et comme on les goûtait crus, on ne pouvait que répugner à leur usage…

« Cela explique pourquoi on fut si longtemps avant de s’en nourrir, et pourquoi on les donnait alors aux animaux plutôt que pour une prétendue répugnance pour une plante qui plaisait tant aux pourceaux ; car nos pères n’étaient pas plus indifférents que nous pour ce qui est bon, et on les calomnie quand on prétend que les animaux que nous venons de nommer avaient plus d’esprit qu’eux en ne refusant pas de s’en nourrir… Il a fallu une longue culture et des soins appropriés pour amener cette plante à l’état d’être appétée par l’homme… Mais lorsqu’on s’est avisé d’en faire des semis, ce qui ne remonte guère qu’à soixante-dix ou quatre-vingts ans, on a obtenu des variétés diverses parmi lesquelles il s’en est trouvé de plus délicates qui ont été plus goûtées. »

C’est, en effet, à partir de 1760 que des cultivateurs eurent l’idée de faire des semis de graines de Pommes de terre. La plante était préparée à varier par une culture déjà ancienne. Des variétés nouvelles naquirent aussitôt ; les tubercules plus gros, plus féculents, perdirent leur âcreté native et cette amélioration de la qualité de la Pomme de terre coïncida exactement avec la campagne de Parmentier. Ce facteur, si gros de conséquences pour la diffusion de la Pomme de terre dans les milieux bourgeois, a passé inaperçu de tous les auteurs qui se sont occupés de l’historique du précieux tubercule.

Nous ne saurions donc trop répéter que Parmentier n’a ni introduit, ni vulgarisé la Pomme de terre en France. L’amélioration de la qualité de la Pomme de terre, l’habitude prise par la jeune génération d’user de ce nouvel aliment, ont été les seules causes de la propagation plus rapide de ce tubercule à la fin du XVIIIe siècle, et, sur ces causes, Parmentier ne pouvait avoir aucune influence. A-t-il seulement accéléré l’adoption de la Pomme de terre par les cultivateurs ? C’est peu probable, et nous croyons avoir donné dans cette notice de bonnes raisons d’en douter. Aussi nous rééditerons à propos de la propagande tardive de Parmentier en faveur de la Pomme de terre, le mot très juste d’un de ses contemporains :

M. Paton, directeur de l’Ecole forestière de Nancy, rappelait jadis un souvenir de famille dans une lettre écrite à propos de la brochure de M. Labourasse citée plus haut :

« Mon grand-père maternel, dit-il, était pharmacien à l’armée de Moreau, sous les ordres de Parmentier, et je lui ai entendu souvent se moquer de son chef et de son invention, en disant qu’il n’était qu’un vulgarisateur d’une chose déjà vulgaire ».

Le rôle de Parmentier dans la propagation de la Pomme de terre fut en réalité très modeste. Concédons qu’il a, le premier, fait l’analyse chimique de la Pomme de terre, qu’il a montré la place de cette plante dans les assolements et indiqué quelques bonnes méthodes de culture. Il a été en outre un chimiste remarquable qui a rendu de grands services en perfectionnant la mouture du Blé, la fabrication des eaux-de-vie, des vinaigres, du sucre, etc. Il a découvert le sucre de fécule ou glucose et ses propriétés. Cela suffit pour que Parmentier conserve des droits à la reconnaissance de l’humanité.

Quelques mots sur la synonymie de la Pomme de terre peuvent compléter utilement l’historique de l’introduction de ce tubercule en France.

Les botanistes de la Renaissance, sans se soucier de l’invraisemblance de leurs déterminations, ont voulu reconnaître dans la Pomme de terre américaine une plante des Anciens. Pour Clusius, ce devait être l’Arachidna de Théophraste, tandis que Cortusus reconnaissait dans la plante nouvelle le Picnocomon de Dioscoride. L’espagnol Acosta a donné, le premier, à la Pomme de terre son nom péruvien papas (Papas radix). Besler, dans son Hortus Eystettensis (1613), l’appelle papas Peruanorum. (Papas des Péruviens). On pourrait rapprocher du celtique papa bouillie, purée (vieux français de la pape), ce mot papas qui paraît signifier chez les Péruviens racine alimentaire. Mais c’est là, sans doute, une pure coïncidence. Parkinson (1629) a nommé la Pomme de terre Battata Virginianorum (Batate de Virginie), pour la distinguer de la vraie Patate des Espagnols connue depuis longtemps. La Patate, tubercule d’une plante de la famille des Convolvulacées ou des Liserons, se dit en anglais Batata qui est le nom espagnol et portugais de cette plante emprunté à la langue des indigènes de l’île d’Haïti (Saint-Domingue), sur le témoignage de Peter Martyr (1511-16) et de Navagerio (1526).

L’analogie qui existe entre les deux tubercules a produit une confusion de noms dont on retrouve les traces aujourd’hui, puisque la Pomme de terre s’appelle encore Patate dans le midi de la France, principalement dans le Bordelais, quelques parties de la Normandie et de la Bretagne. Dans la Vendée et le Bocage on prononce pataque et patache dans l’Anjou. Patraque jaune est le nom d’une très ancienne variété de Pomme de terre. Potato des Anglais n’est qu’une corruption du terme caraïbe Batata ou Patata. Bauhin, au XVIIe siècle, reconnaissant une Solanée dans la plante nouvelle, lui donna le nom scientifique de Solanum tuberosum esculentum.

C’est Duhamel, dans son Traité de la culture des terres (1755) qui a consacré le nom de Pomme de terre et cette dénomination a prévalu en France sur les anciens synonymes : Truffe, Cartoufle, Patate, mais Furetière, dans son dictionnaire, imprimé à la fin du XVIIe siècle, donnait déjà ce nom comme synonyme de Truffe rouge.

Truffe est le nom primitif de la Pomme de terre en Italie et en France. En italien moderne Tartufo bianco ou Patata. Truffe se dit encore pour Pomme de terre dans le Lyonnais et le Forez. Dans les patois savoyard et genevois, Pomme de terre se dit tufelle. En Languedoc tufère ou tufène. Dans tout le Comtat, province qui appartenait au Pape avant la Révolution, la Pomme de terre porte en langage vulgaire le nom de tartifle, de l’italien tartufo, Truffe, dont le radical se trouve dans trufa, tromperie[403] parce que la Truffe, Champignon, se cache sous terre. Ainsi fait la Pomme de terre, que l’on prenait pour un fruit souterrain, d’où le nom Truffe rouge, parce que la variété rouge était la plus commune autrefois. Ainsi fait, au figuré, Tartufe l’hypocrite, qui dissimule ses sentiments pour mieux tromper[404]. Le Kartoffel des Allemands — c’est chez eux le nom de la Pomme de terre — est une corruption de l’italien taratouffli, Truffe de terre. Cartoufle, qui s’emploie dans quelques pays français, dérive du mot allemand. Nous avons vu qu’Olivier de Serres, au XVIe siècle, connaissait sous ce nom la Pomme de terre que l’Est de la France a vraisemblablement reçue de la Suisse allemande. Cependant, pour quelques lieux français (Anjou et Maine), il est possible que ce terme ne remonte qu’à l’invasion de 1815. Les soldats allemands demandaient souvent des Kartoffen ; les paysans adoptèrent ce nom d’abord en plaisantant, puis par habitude. Crompire, employé pour Pomme de terre, dans la Lorraine allemande, en Alsace, dans quelques parties de la Belgique, est un mot flamand dénaturé de grund birn ou grond peer, poire de terre[405].

[403] Le vieux français possédait le verbe trufer, tromper.

[404] De l’origine du mot Tartufe (Revue des Provinces, 1865, p. 322).

[405] Voir Intermédiaire des Curieux, I, p. 154 ; XXI, p. 91, 172, 251, 410 ; XXV, p. 409 ; XXVI, p. 70.

Les variétés de Pommes de terre sont aujourd’hui fort nombreuses. Limitées aux deux races primitives pendant plus de 200 ans, l’agronome Engel en comptait déjà 40 sortes en 1777 que Parmentier réduit à 12 en 1789. Lorsque la Société d’Agriculture de la Seine réunit en 1815 les variétés en usage, il s’en trouva 120 environ qui furent confiées à M. de Vilmorin. C’est l’origine de la collection actuelle de Verrières qui en comprend plus de 800[406]. La plupart des variétés anciennes sont disparues par caducité. Une douzaine vivotent péniblement, mais la Chave, la Marjolin et la Vitelotte sont toujours largement cultivées. La Schaw ou Chave, ou Patraque jaune, avait été rapportée d’Angleterre en 1810. Segonzac ou Saint Jean, lancée en 1839 par Morel de Vindé, ne paraît guère différente.

[406] Vilmorin (Henri de), Catalogue méthodique et synonymique des principales variétés de Pommes de terre. 3e éd., 1902.

La Marjolin est d’origine anglaise. C’était l’Early Kidney ou rognon hâtif. Dès 1815 on avait en France la variété Cornichon jaune, sorte analogue. M. Hardy la cultive au Potager de Versailles, en 1824, sous le nom de Pomme de terre hâtive. On doit le nom de Marjolin, féminisé quelquefois en Marjolaine, au comte Lelieur[407]. Poiteau paraît l’avoir appelée Pomme de terre hétéroclite[408].

[407] Maison rustique du XIXe siècle, 1837, p. 396.

[408] Ann. Soc. d’Hortic. 1831 (t. IX, p. 204).

Rentrent dans la catégorie des Pommes de terre oblongues, lisses, à chair jaune, aux yeux peu marqués : Marjolin Tétard (H. Rigaud avant 1870) obtenue par Tétart, cultivateur à Groslay[409] ; Royale ou Royal ash-leaved Kidney, obtenue en 1864 par Thomas Rivers dont l’établissement était à Sawbridgeworth (Angleterre) ; Belle-de-Fontenay (H. Rigaud, 1893) ; Belle de Juillet, semis de Paulsen qui l’a nommée en allemand Juli, d’où l’on a fait en France Belle de Juillet (Vilmorin, 1898) ; Joseph Rigault obtenue en 1879 par J. Rigault, cultivateur de Pommes de terre à Groslay, mise au commerce en 1884 ; à feuilles d’ortie (Courtois-Gérard, 1864). La variété Jaune de Hollande ou Parmentière a une histoire obscure que M. Mottet a essayé d’éclaircir[410]. Elle a été pendant plus d’un siècle la première pour la table. Elle paraît connue maintenant sous les noms de Quarantaine de la Halle, ou de Noisy, Marjolin tardive Hollande est un nom commercial qui s’applique à beaucoup de variétés à chair jaune et à peau lisse. Pousse debout (Thierry-Tollard vers 1847) a remplacé l’ancienne Rouge longue de Hollande. Victor, encore plus hâtive que la Marjolin, est une variété peu ancienne. Obtenue en Angleterre, elle était encore rare en 1887. Reine des Polders (Vilmorin, 1893) paraît avoir été cultivée d’abord dans les polders de la baie du Mont Saint-Michel vers 1890 ; mise au commerce par Vilmorin en 1892-93, mais il y a une autre race Des polders (Van Geert 1852). Magnum Bonum variété obtenue par James Clark, de Christchurch (Hampshire) vers 1878, mise au commerce par Sutton ; Institut de Beauvais, nouvelle en 1886, a été obtenue dans l’établissement de ce nom ; Saucisse ou Généreuse, commençait à se répandre vers 1867. Early rose, ou Rose hâtive, aurait été obtenue aux Etats-Unis en 1867 par M. Bressee, de Brandon. On la vendait alors 60 dollars le boisseau. Gloède, horticulteur à Beauvais, l’a figurée dans son catalogue dès 1869, mais elle n’a guère été connue en France qu’en 1871.

[409] Rapport Jal Soc. nat. d’Hortic. Fr. 1876, p. 124.

[410] Revue Horticole, 1899, p. 389.

Il se fait un grand commerce de Pommes de terre hâtées à Roscoff, et dans le Finistère, à Saint-Pol-de-Léon, à Jersey. La plus grande partie est destinée à l’Angleterre. Les premières Pommes de terre hâtives arrivent d’Algérie, puis du Vaucluse, surtout de Barbentane.

Serait-il possible de remplacer la Pomme de terre par d’autres tubercules féculents qui rendraient les mêmes services ? L’expérience en a été faite. A partir de 1845, pendant plusieurs années, à la suite de l’invasion de la maladie de la Pomme de terre causée par le Phytophtora infestans, on craignit la disparition complète du précieux tubercule. On expérimenta diverses plantes américaines à racines féculentes alimentaires consommées par les aborigènes, entre autres l’Apios tuberosa, l’Arracacha, l’Ulluco et d’autres encore. Tous ces essais de culture sont restés infructueux : la Pomme de terre n’a pas de succédanés.

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