Histoire des légumes
EPINARD
(Spinacia oleracea L.)
L’Epinard a été inconnu aux Anciens. En fait de plantes légumières de ce genre, ils avaient l’Arroche et la Blète, herbes fades dont les écrivains grecs et latins parlent d’une façon assez méprisante.
Ce sont les Musulmans de la Perse, par l’intermédiaire des Arabes, qui nous ont gratifié de ce légume sain et agréable. Peut-être est-il une conquête des Croisades, car il s’est montré en Europe en plein moyen âge.
L’Epinard était très populaire en Orient ; les écrivains arabes, dans leur langage toujours hyperbolique, le qualifiaient de « Prince des légumes ». Nos médecins l’appellent, moins poétiquement, le balai de l’estomac, en raison de ses propriétés laxatives.
Comme on n’a pas trouvé l’Epinard à l’état sauvage, au moins d’une manière certaine et qu’il est indubitablement originaire de la région comprise entre le Caucase et le golfe Persique, ou de l’Asie-Mineure, les botanistes sont tentés de croire que l’Epinard de nos jardins n’est qu’une modification cultivée du Spinacia tetrandra Roxbg., Epinard qui vit à l’état sauvage au Midi du Caucase, dans le Turkestan, en Perse et dans l’Afghanistan où on l’emploie aussi comme légume. Cette autre espèce asiatique est peu différente de notre ancien Epinard à feuilles triangulaires, allongées, à fruits épineux, lequel devait se rapprocher de la forme sauvage.
Le nom de l’Epinard vient de l’Arabe Isfânâdsch, Esbanach ou Sebanach, suivant les auteurs et il est probablement dérivé du persan Ispany ou Ispanai[116].
[116] De Candolle, Orig. des pl. cultivées, 4e éd., p. 78.
La connaissance des livres orientaux, qui nous ont appris la véritable origine du mot Epinard, ne remonte pas bien loin. C’est pourquoi on voit toujours reproduites, dans les ouvrages populaires, les étymologies imaginées à l’époque de la Renaissance pour expliquer ce nom de légume. Epinard, en latin Spinacia, dérivé de spina, épine, pouvait, avec quelque raison, s’appliquer à une plante dont le fruit est muni de cornes ou de pointes. De même, la forme ancienne Spanachia paraissait indiquer un légume venu d’Espagne.
Dans la croyance nullement démontrée que l’Epinard nous avait été transmis par les Arabes d’Espagne, Tragus et d’autres anciens botanistes appelaient ce légume Hispanicum olus, légume espagnol.
Il est probable, dit Alph. de Candolle, que la culture a commencé dans l’ancien empire des Mèdes et des Perses depuis la civilisation gréco-romaine, ou qu’elle ne s’est pas répandue promptement à l’est ni à l’ouest de son origine persane. Le Dr Bretschneider nous apprend que le nom chinois de l’Epinard est Po-sso-ts’ao, ce qui signifie Herbe de Perse, et que les légumes occidentaux ont été introduits ordinairement en Chine un siècle avant notre ère. Comme on ne connaît pas de nom hébreu, les Arabes doivent avoir reçu des Persans la plante et le nom[117].
[117] Loc. cit., p. 79.
L’Agriculture Nabathéenne, compilation faite en Syrie vers le IVe siècle de l’ère chrétienne, connaît l’Epinard. Les médecins persans et arabes : Avicenne, Serapion, Razès en parlent vers le Xe siècle. L’un d’eux dit que les gens de Ninive et de Babylone sèment l’Epinard hiver et été et en font grand usage[118].
[118] Ibn-el-Beïthar, Notices et Extraits des manuscrits, t. XXIII, p. 60.
La culture est ancienne en Espagne, car les Maures avaient de fréquentes relations avec les Musulmans de l’Asie-Mineure et de la Perse. Au XIe siècle, un auteur arabe d’Espagne, Ibn-Had-Jadj, rapporté par Ibn-el-Awam, aurait composé un Traité de l’Epinard où il dit qu’à Séville on en semait de précoces en janvier[119].
[119] Ibn-el-Awam, traduct. Clément-Mullet, tome II, p. 154.
En France et en Italie, l’introduction de l’Epinard doit remonter au temps des Croisades, quoique Matthiole et Brassavola le disent nouveau en Italie au XVIe siècle. Ruellius (1536) paraît aussi le connaître en France depuis peu de temps. Sur la foi sans doute de ces auteurs mal informés, A. de Candolle pense que l’introduction de l’Epinard en Europe a dû se faire vers le XVe siècle. C’est une date qu’il faut reculer de trois siècles au moins.
Albert le Grand, moine qui vivait en Bavière au XIIIe siècle, décrit l’Epinard (Spinachia), qui a, dit-il, les semences épineuses. Un de ses contemporains, le médecin français Arnauld de Villeneuve, cite cette plante parmi les aliments usuels[120]. Crescenzi, agronome italien, né à Bologne en 1230, dit que l’Epinard (Spinacia) est supérieur en qualité à l’Arroche et qu’on le sème avec profit à l’automne pour le carême suivant[121].
[120] Opera, éd. Bâle, 1585, p. 801.
[121] Ruralium commodorum, l. VI, c. 55.
Cette plante potagère, qui était une très utile ressource en temps de carême, avait été accueillie avec faveur, à cause de sa précocité ; on la voit déjà très vulgaire au XIIIe siècle.
Nous avons relevé de nombreuses mentions de l’Epinard, dès le commencement du XIVe siècle, dans les comptes de dépenses des maisons princières conservés aux archives départementales. Nous citerons quelques-uns de ces documents :
1302-1329. Achat de semences pour les jardins du château de Hesdin, à la comtesse Mahaut d’Artois : « 1 lb. d’espinarde XII deniers[122] ».
[122] Richard, Mahaut d’Artois, p. 142.
1378-1379. Dépenses faites pour les jardins du château de Rouvre-lès-Dijon, à Mgr le Duc de Bourgogne où il y a « 16 quartiers de terre pour semer choux, pourotes (Poireaux), persin (Persil), blettes, bourace (Bourrache), espinaces… »
1388-1389. Comptes de dépenses pour le château de Guermoles au même duc de Bourgogne : « acheté pour le curtil (jardin) : perrecy, espinoiches, lattues (Laitues), bouroiches, graines d’oignons[123] ».
[123] Arch. Côte-d’Or, série B. 5756, 4784.
D’après le Ménagier de Paris, ouvrage rédigé en 1393 : « il y a une espèce de porée qu’on appelle espinoche, et qui se mange au commencement du karesme. »
L’ancien français espinoiche, espinoche était encore en usage au XVIe siècle, conjointement avec le mot espinard. La terminaison ard, selon Darmesteter, provient d’une étymologie populaire qui a rattaché le mot à épine, à cause des graines piquantes de la plante (latin ardere, brûler, piquer) ; espinoche s’est conservé dans le patois Messin. Dans le Jura on dit aussi espenoche pour Epinard.
Au XVIe siècle, Olivier de Serres et Liébault décrivent la culture de l’Epinard. Ce dernier dit, dans sa Maison rustique : « Les Parisiens savent assez combien sont utiles les épinards pour la nourriture en temps de caresme, lesquels en font divers appareils pour leurs banquets : maintenant les fricassent avec beurre et verjus ; maintenant les confisent à petit feu avec beurre en pots de terre ; maintenant en font des tourtes et plusieurs autres manières. »
Il entrait beaucoup d’ingrédients dans les pâtisseries appelées tourtes. En fait de substances végétales, une recette de Taillevent, maître-queux de Charles V, qui a laissé un petit traité culinaire, montre qu’il entrait dans les tourtes des Bettes, des Epinards et des Laitues hachés et broyés dans un mortier, avec des fournitures aromatiques :
« Pour faire une tourte : prenez perressi, mente, bedtes, espinoches, letuces, marjolienne (Marjolaine), basilique, pilieu (Pouliot)[124]… »
[124] Le Viandier, éd. Pichon, 1892, p. 41. Cf. Ménagier de Paris, t. II, p. 218.
D’après Bruyerin-Champier, au XVIe siècle, les pâtissiers parisiens employaient l’Epinard pour la fabrication de petits pâtés ou boulettes qu’ils vendaient surtout aux étudiants.
L’Epinard est une plante dioïque, c’est-à-dire que les fleurs mâles et femelles se trouvent sur des pieds différents. Tous les anciens auteurs prenant l’Epinard mâle pour la plante femelle, et réciproquement, disent que l’Epinard mâle, seul, produit la graine. Au milieu du XVIIIe siècle, de Combles tombe dans la même erreur, alors pourtant que les sexes des plantes étaient mieux connus.
Une recette de culture d’Olivier de Serres est encore un de ces préjugés comme il y en avait tant dans l’ancien jardinage : Pour avoir des Epinards de monstrueuse grandeur, il faut tremper la graine 24 heures dans de l’eau en laquelle du bon fumier aurait été dissout.
Il eût été préférable de chercher à rendre l’Epinard primitif plus alimentaire en créant des races à feuilles nombreuses, amples, arrondies et succulentes.
Ce sont les caractères que présentent nos variétés actuelles. Comme point de comparaison, nous reproduisons le maigre feuillage hasté de l’Epinard contemporain d’Olivier de Serres, d’après une gravure sur bois de l’Histoire des Plantes de Dalechamps (1587).
Dès le milieu du XVIe siècle, le botaniste Tragus avait signalé une race à graine ronde non épineuse, souche probable du gros Epinard, ou Epinard de Hollande, qui est certainement un produit de la culture. Il n’y a aucune bonne raison de croire que le gros Epinard à graine ronde est une espèce distincte. C’est une variété fixée : l’augmentation du volume de la plante, l’ampleur des feuilles qui, de pointues deviennent rondes et charnues, la disparition des piquants, sont des modifications très ordinaires chez les plantes sous l’influence de la bonne culture.
Olivier de Serres (1600) connaissait un Epinard « sans piquerons ». Le Jardinier françois (1651) cultivait, avec l’Epinard commun, un Epinard blond, à graine sans piquants, plus délicat que l’autre.
Vers la fin du XVIIIe siècle, commencent à se montrer deux races supérieures dénommées Epinard d’Angleterre et Epinard de Hollande, toutes deux probablement originaires des Pays-Bas.
L’Epinard d’Angleterre, issu de l’Epinard commun, s’en distingue par ses feuilles plus grandes et nombreuses mais toujours sagittées. Il a gardé de son origine les graines piquantes et la rusticité que perdent toujours les races très améliorées. La résistance de l’Epinard d’Angleterre à la chaleur le fait rechercher pour les semis printaniers, car le grand défaut de cette herbe potagère est de monter à graine aussitôt que la température commence à s’élever.
L’Epinard de Hollande peut passer pour le point de départ de nos races à graines rondes qui en sont des sous-variétés améliorées[125].
[125] Vilmorin, Plantes potagères, 3e éd., p. 235.
Parmi celles-ci l’Epinard de Flandre, nouveauté de 1829 (Vilmorin), a été en vogue pendant longtemps. Il est sensiblement amélioré sous le rapport du feuillage plus grand, plus arrondi que celui de la race-mère.
De l’Epinard de Flandre, sont issues les sous-variétés d’Esquernes, à feuille de Laitue, Gaudry, formes à peine distinctes, à feuilles ovales, étalées. L’Epinard Gaudry a été trouvé en 1842, par un propriétaire de ce nom, à Presles, près Beaumont-sur-Oise. C’était l’Epinard supérieur au milieu du siècle dernier.
En 1869, M. Lambin, directeur du Jardin-Ecole de Soissons, fit connaître l’Epinard lent à monter, qui forme des touffes compactes et ramassées.
L’Epinard monstrueux de Viroflay a été mis au commerce par Vilmorin en 1880. L’Epinard paresseux de Castillon, nouveauté de 1889, est encore, comme son nom l’indique, un « lent à monter ».
En Angleterre, l’Epinard favori est le Victoria, d’obtention assez récente et déjà en voie d’être remplacé par The Carter et autres. Comme il est arrivé pour beaucoup de légumes, l’Angleterre a connu l’Epinard longtemps après son introduction en France. Dans son Herball de 1568, Turner dit que cette plante potagère est introduite récemment et peu employée.