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Histoire des légumes

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RHUBARBE

(Rheum sp.)

Des goûts et des couleurs mieux vaut ne pas discuter. Tel ou tel légume, très recherché par certains peuples, peut être parfaitement inconnu ou dédaigné chez leurs voisins. Le Fenouil doux, par exemple, se trouve sur toutes les tables en Italie ; il ne paraît guère usité ailleurs. Les Français ont un goût spécial pour la Carotte et l’Oseille, légumes beaucoup moins appréciés à l’étranger. De même, le Chou marin et la Rhubarbe comestible sont des légumes anglais.

La Rhubarbe est une superbe plante vivace de la famille des Polygonées, à la fois médicinale, ornementale et alimentaire, mais les parties de la plante employées par l’art culinaire ne participent en rien aux propriétés laxatives de la racine. Les espèces du genre Rheum ont exactement le facies des Patiences et des Oseilles ; elles ont aussi l’acidité de ces herbes sures.

La Rhubarbe alimentaire est l’objet d’une culture très étendue en Angleterre et aux Etats-Unis. Autour des villes on en voit des champs entiers. Dans ce pays, au printemps surtout, on consomme une prodigieuse quantité de pétioles de Rhubarbe accommodés en tartes, confitures ou marmelades. Ce légume rafraîchissant est encore assez apprécié en Allemagne, Russie, Hollande, et même dans le Nord de la France.

Les énormes pétioles et les grosses nervures des feuilles de la Rhubarbe pelés, coupés en tronçons, cuits à l’eau bouillante et sucrés, fournissent une pulpe agréablement acidulée qui peut remplacer les Groseilles et les Pommes dans les puddings, tourtes et autres préparations culinaires dont sont friands les peuples anglo-saxons. Les acides citrique et malique que la plante contient lui donnent une saveur approchant celle des fruits qui entrent ordinairement dans la confection des pâtisseries. On fait encore blanchir les jeunes pousses de Rhubarbe sous de larges pots renversés ou sous des boîtes ad hoc et on les mange apprêtées comme des Cardons.

C’est, néanmoins, un légume récent. La culture intensive de la Rhubarbe pour l’alimentation ne remonte pas à plus de cent ans.

Les Rhubarbes, car on en cultive un certain nombre d’espèces distinctes, sont originaires des régions septentrionales et moyennes du continent asiatique ; elles habitent la Sibérie méridionale, la Mongolie, la Tartarie chinoise, le Thibet, l’Himalaya, la Perse, la Syrie, la région du Volga.

La Rhubarbe entrait déjà dans la matière médicale des anciens Grecs et des Arabes comme drogue purgative et tonique. Dioscoride parlant de la plus ancienne espèce connue des Européens, la Rhubarbe Rhapontique, dit : « le Rhapontique que les Grecs nomment Rha ou Rheon croît dans les pays qui sont par delà le Bosphore », c’est-à-dire dans les régions alors barbares de la Russie. Ammien Marcellin, qui écrivait au IVe siècle de notre ère, précise que le Rha est un fleuve (aujourd’hui le Volga) sur les bords duquel croît une racine qui en porte le nom et qui est très renommée en médecine.

Vers la fin du moyen âge, les racines mondées de la Rhubarbe médicinale arrivaient déjà en Europe du centre de l’Asie, soit par la Russie, soit par la Méditerranée. On croyait naguère que toutes ces racines appartenaient au Rheum palmatum, dite Rhubarbe des boutiques ou Rhubarbe de Chine, cependant la Rhubarbe commerciale la plus estimée n’a été déterminée par M. Baillon qu’en 1870 sous le nom de R. officinale. Mais nous nous occupons seulement des Rhubarbes cultivées pour leurs pétioles charnus et alimentaires.

La Rhubarbe Rhapontique, originaire de la région du Volga et de la Sibérie méridionale, a été la première espèce importée à l’état de plante vivante dans nos pays. Les auteurs horticoles indiquent l’année 1573 comme date de son introduction. Morren nomme l’introducteur : ce serait Adolphe Occo, médecin à Augsbourg, auteur d’une pharmacopée célèbre en Allemagne qui l’aurait introduite en 1570.

L’Anglais Lyte, traducteur de Dodoens (1578) parle d’une manière vague de la Rhubarbe « plante étrange cultivée dans les jardins de quelques curieux herboristes », et qu’il ne paraît pas bien connaître. Gérarde, dans son Herball (1597) mentionne la Rhubarbe et dit qu’on peut manger les feuilles comme la Poirée et les Epinards.

Prosper Alpin cultivait la Rhapontique au commencement du XVIIe siècle, au jardin botanique de Padoue. Il en donne une figure et une description[99].

[99] De plantis exoticis, p. 188.

Parkinson en aurait obtenu des graines avant 1629, date de la publication de son ouvrage. Cet auteur ne semble pas soupçonner encore les qualités alimentaires de la Rhubarbe, observant cependant que les feuilles ont une saveur acide très fine[100].

[100] Paradisus terrestris, p. 485.

D’autres espèces furent successivement introduites : en 1732 le R. undulatum L., vulgairement Rhubarbe de Moscovie. Cette espèce fut envoyée à Jussieu, à Paris, et au Jardin des Apothicaires de Chelsea comme fournissant la véritable Rhubarbe du commerce. Boerhaave, directeur du Jardin botanique de Leyde en avait aussi reçu des graines en 1750. R. compactum L. a été introduit de la Sibérie et de la Tartarie chinoise en 1758. R. palmatum L., originaire de la Tartarie chinoise, de la Mongolie, du Népaul, était nouveau en Europe en 1763.

La Rhubarbe hybride (R. hybridum L.) d’origine inconnue est cultivée depuis 1780. Plusieurs botanistes l’ont considérée comme une hybride du R. palmatum et du R. Rhaponticum. La Rhubarbe Groseille (R. Ribes L.) fut apportée d’Orient en 1724. La plante croît sur le Liban et dans les parties montagneuses de la Perse. R. australe Don et R. Emodi Wall. furent importés du Népaul par Wallich en 1828.

On ne voit pas bien quand la Rhubarbe a commencé à entrer dans les habitudes culinaires anglaises.

Les premières éditions du Dictionnaire de jardinage de Miller (1724, 1731) ne parlent pas de l’usage alimentaire de la Rhubarbe, mais nous trouvons une première référence dans la traduction française de cet ouvrage faite en 1765 et l’édition anglaise de 1768 dit aussi que l’on cultive la Rhubarbe pour les pétioles de ses feuilles dont on fait des tourtes au printemps, ce qui est encore confirmé par Mawe, auteur horticole qui écrivait en 1778.

Enfin, en 1822, Phillips nous apprend que, si les cuisinières ne mettent plus comme autrefois les feuilles de Rhubarbe dans les soupes, la plante tient son rang dans le potager pour les tourtes printanières[101].

[101] History of Garden vegetables, t. II, p. 119.

Vers 1815, les jardiniers commencèrent à apporter les bottes de pétioles de Rhubarbe sur les marchés de Londres. En 1830, la culture de ce nouveau légume s’était généralisée. Autour de Londres plus de 100 acres de terre étaient consacrées à la Rhubarbe. M. Wilmot, célèbre cultivateur de Fraises, envoyait sur la place de Londres la Rhubarbe par charretées. A la même date, les Etats-Unis prenaient goût à ce légume. On peut lire cette note dans les publications horticoles du temps : « La culture s’est si fort accrue autour d’Edimbourg qu’un jardinier commerçant qui avait beaucoup de peine, il y a peu d’années à en vendre 4 ou 5 douzaines de bottes de pétioles dans la matinée, en débite 3 ou 400 bottes[102]. »

[102] Annales Soc. d’Hortic. de Paris, 1832, p. 35.

Le blanchiment de la Rhubarbe dans le but de manger les jeunes pousses comme le Chou marin ne remonte pas au delà de 1816. Le 7 mai de cette année, Thomas Hare lut en effet un mémoire devant la Société royale de Londres dans lequel il signala les avantages de ce mode de culture trouvé par hasard l’année précédente au jardin botanique de Chelsea[103].

[103] Hortic. Transact., vol. II, p. 258.

Knight, président de la Société royale d’Horticulture de Londres, a relaté dans le recueil des actes de cette Société ses expériences faites pour perfectionner le forçage de la Rhubarbe, en employant à peu près les mêmes procédés que pour le Chou marin[104].

[104] Hortic. Transactions, vol. III, pp. 143, 154.

Tous les Rheum ne sont pas également propres à l’alimentation. La Rhubarbe Rhapontique possède une trop grande acidité. Le R. palmatum aurait une saveur fade plutôt désagréable. Ce sont les R. hybridum, compactum et undulatum qui ont la plus grande valeur alimentaire et surtout les variétés d’origine anglaise issues de divers croisements entre ces dernières espèces. Les variétés horticoles préférées sont celles qui se distinguent par la coloration rouge des pétioles et leur saveur aromatique après cuisson.

La Rhubarbe Groseille (R. Ribes L.) est aussi une sorte très recommandable. En Orient, où elle porte le nom arabe ou persan de Rîbâs, elle est alimentaire de temps immémorial. Ibn-el-Beïthar disait, au XIIIe siècle : « plante très commune dans la Syrie et dans la Perse ; à l’instar de la Bette, elle fournit des côtes d’une certaine grosseur »[105]. Rauwolf avait remarqué cette plante dans un voyage en Orient en 1573 ; il l’appelle Arebum[106]. Ce Rheum a exactement le goût de Groseille. Pour cette cause, et sans doute par suite de la ressemblance du nom, Linné l’a appelé Ribes, nom générique du Groseillier.

[105] Extraits des Manuscrits, t. XXV (1) p. 190

[106] Gronowius, Orient. p. 49.

R. Rhaponticum a été la première sorte employée en Angleterre pour usage culinaire. Sa vogue a duré jusqu’en 1820 moment où cette Rhubarbe a été remplacée dans les jardins par des variétés issues de semis des R. undulatum, compactum et palmatum. C’est en 1820 que Myatt, fameux semeur, commença à envoyer ses produits au marché de Covent-Garden, à Londres. Vers 1825 l’amélioration était remarquable, la saveur plus douce, les pétioles plus gros et plus nombreux. William Buck, jardinier de l’honorable Fulke Greville Howard, à Elford, produisit de belles races : Elford et Buck. Viennent ensuite les variétés Wilmott, Queen Victoria ; cette dernière variété obtenue par Myatt ; elle est encore cultivée. Prince Albert, Linneus, Mitchell’s royal Albert, rouge hâtive de Tobolsk, race très précoce, etc. On a créé depuis bien d’autres formes nouvelles.

La Rhubarbe alimentaire est peu usitée en France et encore moins cultivée. Dès 1805 le Bon Jardinier recommandait la Rhubarbe aux amateurs de plantes potagères nouvelles. A partir de 1830, la Revue horticole a donné de bons articles sur l’emploi de la Rhubarbe comme plante alimentaire. Jacques, jardinier de Louis-Philippe, au château de Neuilly, a été aussi un zélé propagateur de ce légume. Malgré cela, sauf en Picardie et en Flandre, la plante n’est pas entrée dans les mœurs françaises.

Rhubarbe est un mot composé, quoique Linné, d’après Pline, le fasse venir du grec rheo, je coule, à cause de l’effet purgatif de la racine de cette plante.

L’étymologie la plus probable est celle-ci : Rha, ancien nom du Volga, devenu le nom d’une racine employée en médecine, et barbarum, barbare : plante qui croît sur les bords du Volga dont les riverains étaient barbares.

D’après Littré, Isidore de Séville, dans ses Etymologies, interprète Rheu par racine ; le latin dit Rhabarbarum et aussi Rheubarbarum : racine barbare ou du pays des barbares.

Le mot français Rhubarbe se montre dès le XIIIe siècle sous la forme Rheubarbe[107].

[107] Livre des Remèdes. Ms. Bibl. Sainte-Geneviève, no 3113, fo 63, verso.

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