Histoire des légumes
Plantes Tuberculeuses ou Rhizomateuses
CROSNE DU JAPON
(Stachys affinis Bunge. — S. tuberifera Naudin)
Une des meilleures introductions du XIXe siècle. Le Crosne est une Labiée vivace pourvue de nombreux rhizomes traçants où se trouvent les matières de réserve de la plante et qui forment comme des chapelets de petits tubercules féculents, blancs, très tendres, d’un goût agréable. La préparation culinaire de ces petits tubercules est facile et leur valeur alimentaire assez riche lorsqu’ils sont consommés frais.
On pourrait croire que la plante est originaire du Japon. Or, l’introducteur de ce nouveau légume, M. Paillieux, en le qualifiant de Crosne du Japon, avait simplement voulu lui donner un cachet d’exotisme qui plaît toujours. Mais le Stachys affinis paraît plutôt originaire de la Chine septentrionale où il est employé dans l’alimentation depuis un temps immémorial.
Selon Bretschneider, les tubercules du Stachys sont décrits comme alimentaires dans les écrits chinois des XIVe, XVIe et XVIIe siècles[338]. Au Japon, on connaît aussi la plante de longue date sous le nom de Choro-gi. Le Crosne fut introduit en France et vulgarisé à la fin du XIXe siècle par M. Paillieux, amateur qui s’occupa si ardemment de l’acclimatation des plantes utiles étrangères à notre pays, avec l’aide de M. D. Bois, assistant au Muséum.
[338] Bot. Sin. 53, 59, 83, 85.
Le Stachys affinis ou Crosne est entré dans l’alimentation avec une rapidité tout à fait exceptionnelle. M. D. Bois a raconté jadis les phases de cette vulgarisation et l’adresse que déploya l’introducteur, ancien négociant, pour « lancer » sa plante alimentaire nouvelle, à l’instar d’un article commercial. Nous laissons la parole au collaborateur de M. Paillieux :
« C’est en 1882 que M. Paillieux reçut quelques tubercules d’une plante qui figurait depuis longtemps sur ses listes de desiderata, le Stachys affinis, et qui étaient envoyés par M. le Dr Bretschneider, médecin de la légation russe à Pékin, à la Société nationale d’acclimatation. Sauf cinq ou six, ces tubercules avaient pourri pendant le voyage, et ce n’est pas sans quelques doutes dans le succès que M. Paillieux mit en culture les débris les moins endommagés de cet envoi. Mais la puissance de végétation de la plante fut telle que chaque tubercule planté donna, dès la première année, une récolte satisfaisante. La deuxième année des touffes plantées sur vieilles couches produisirent plus de cent pour un.
« C’eût été le moment de mettre le légume au commerce, si M. Paillieux avait eu en vue un bénéfice quelconque à retirer de sa culture. Il se garda de procéder ainsi, voulant, au contraire, que le jour où le Crosne ferait son apparition en public, il pût être livré à bon marché à la consommation.
« Pour être sûr que le nouveau légume serait tout de suite vendu bon marché, de façon à ne pas décourager les consommateurs désireux de le connaître, M. Paillieux prit le parti de se faire lui-même producteur et vendeur. Il loua quelques pièces de terre auprès de son jardin, y planta des Stachys et s’assura ainsi une récolte qui, à la fin de l’hiver 1886-1887, put être évaluée à environ 3000 kilogrammes.
« Tout d’abord convaincu que le nom de Stachys serait difficilement adopté par le public, il donna au tubercule le nom de Crosne qui était celui de son village, pour rappeler le lieu où la plante avait été cultivée pour la première fois en Europe. En même temps, il fit imprimer des milliers de prospectus qui, non seulement faisaient connaître le légume, mais donnaient les indications les plus précises sur ses principaux modes de préparation culinaire. En outre, M. Paillieux fit la place, cherchant partout des acheteurs, vantant sa marchandise comme aurait pu le faire le plus habile commis voyageur, et finissant toujours par la placer, par cette raison toute simple que, s’il n’arrivait pas à la vendre, il finissait par la donner.
« L’opération ainsi conduite devait réussir. Peu à peu, M. Paillieux vit arriver les commandes non seulement de Paris, mais de Lille, Lyon, Roubaix, Amiens, Reims, Marseille, etc. Puis le Crosne se répandit à l’étranger et M. Paillieux reçut des commandes de Bruxelles, de Strasbourg, de Londres et de Berlin. La vente augmenta chaque jour, et, dès la première année, le légume était lancé et le succès assuré.
« Enfin M. Paillieux s’adressa à Brébant, le restaurateur bien connu, qui reconnut les mérites du nouveau légume et l’admit sur sa carte du jour en le faisant entrer dans la salade japonaise, mets à la mode, dont la recette venait d’être plaisamment donnée au théâtre dans une pièce d’Alexandre Dumas fils, Francillon.
« Les amateurs devinrent de plus en plus nombreux, et, en 1888, les récoltes furent insuffisantes pour répondre aux demandes qui parvenaient à Crosne de tous côtés. M. Paillieux étendit ses cultures. Des centaines de publications françaises et étrangères, horticoles et scientifiques, célébrèrent à l’envi la nouvelle plante, et en 1889, les commissionnaires des Halles à Paris, commencèrent à recevoir et à vendre une grande quantité de tubercules, quantité qui, depuis cette année, alla en augmentant chaque hiver[339]. »
[339] Revue horticole, 1898, p. 215.
Une espèce indigène voisine du Stachys affinis, l’Epiaire à chapelets, Ortie morte (Stachys palustris), est commune en Europe sur le bord des mares et des fossés inondés ; elle possède aussi des rhizomes ou tiges souterraines contenant une fécule amylacée qui l’a fait employer autrefois dans l’alimentation en temps de disette, principalement en Angleterre. Dans ce pays, on mêlait cette fécule à la farine de Blé. La culture a même été essayée. En 1830, M. J. Houlton, professeur de botanique en Angleterre, préconisa la plante, disant que ses racines tuberculeuses contenaient une matière farineuse alimentaire depuis octobre jusqu’à la fin de l’hiver. C’est alors, disait-il, qu’elles peuvent être employées comme légume. L’examen des qualités culinaires de l’Epiaire à chapelets laissa à Jacques, jardinier du roi et à Poiteau, l’impression que ce nouveau légume manquait de saveur, « que c’était un aliment doux et fade qui laisse échapper cependant un peu d’amertume dont le siège est dans l’écorce »[340].
[340] Ann. Soc. roy. d’Hort. de Paris, t. VI (1830), p. 224. — t. VII (1830), p. 219.
Le Crosne du Japon a une supériorité considérable sur son congénère européen, comme grosseur et surtout comme saveur. Epiaire est la traduction française du mot grec Stachys, épi.