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Histoire des légumes

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POIRÉE OU BETTE

(Beta vulgaris L. et Beta Cicla L.)

Dans l’alimentation ancienne, la consommation des soupes aux légumes, des porées, comme on disait, était très grande, d’après le témoignage de la littérature du moyen âge qui en fait constamment mention.

La Bette étant autrefois la principale et la plus employée des herbes à potages, pour cette raison on l’appela vulgairement Poirée, altération de porée ; le mot ayant subi la même déformation que Poireau au lieu de la forme correcte Porreau (de porrum).

Le terme culinaire porée est donc dérivé de porrum, nom latin du Poireau, lequel entrait pour une large part, avec la Bette, l’Arroche, le Pourpier, l’Oseille et autres herbes dans la confection des soupes aux légumes.

Poirée prit même le sens plus étendu de légume vert en général. Avant l’établissement des Halles centrales, le premier marché aux légumes du vieux Paris n’était qu’une simple voie publique répondant au nom de rue du Marché à la Poirée[140].

[140] Cette rue a été détruite lors de la création des Halles centrales.

Dans le Nord de la France et en Belgique, où les soupes aux légumes sont restées traditionnelles, presque chaque ville possède une rue à la Poirée ou une place aux Herbes potagères consacrées, de temps immémorial, à la vente des légumes.

La Bette ou Jotte des Tourangeaux et des Bretons appartient à la famille des Chénopodées comme tant d’autres plantes potagères fort utiles au point de vue hygiénique, quoique faiblement nutritives.

Selon le dire des botanistes, on doit rapporter au Beta maritima, plante bisannuelle à racine fusiforme-fibreuse de la grosseur du petit doigt, l’origine de nos Poirées, Cardes et Betteraves cultivées qui en seraient des variétés grandement modifiées par la culture.

La Bette sauvage est commune dans les terrains sablonneux maritimes des contrées méridionales de l’Europe ; en Perse, dans l’Inde, peut-être en Amérique.

La culture a produit sur l’espèce type deux sortes de modifications qui ont créé deux catégories de plantes très différentes par leur aspect et leurs usages, tout en possédant les mêmes caractères botaniques : les Betteraves et les Poirées.

Dans le premier cas, le développement considérable de la racine de la Betterave a donné naissance aux Betteraves de table, fourragères et sucrières. Nous parlerons des Betteraves potagères au chapitre des légumes-racines.

Mais, tandis que le pivot restait grêle, la modification s’est aussi portée sur les feuilles qui ont pris de l’ampleur et sont devenues alimentaires. On consomme les feuilles de la Poirée blonde et en général celles des variétés à pétioles étroits cuites et mêlées à l’Oseille pour en adoucir l’acidité, ou bien hachées à la manière des Epinards, avec un assaisonnement relevé d’épices.

Enfin, de l’hypertrophie considérable des pétioles et des nervures résultent les Poirées à Cardes dont le nom rappelle le Cardon de la famille des Composées, parce que les côtes larges, tendres et charnues des feuilles de ces variétés servent aux mêmes usages culinaires que le Cardon.

Les plus anciens auteurs grecs mentionnent la Bette sous le nom de Teutlon. Aristophane en parlait déjà dans sa pièce des Grenouilles au Ve siècle avant l’ère chrétienne. Aristote, environ 350 ans avant Jésus-Christ connaissait la Bette rouge. Théophraste nomme deux sortes : la noire et la blanche, cette dernière dite Sicula, c’est-à-dire sicilienne.

Selon quelques auteurs, le nom scientifique actuel de la Poirée : Beta Cicla ou Cycla serait une altération de Sicula, mais d’autres le font dériver du grec Kuklos, cercle, parce que la coupe transversale d’une racine montre des cercles concentriques. Cependant cette dénomination ancienne Sicula se retrouve dans plusieurs noms modernes de la Poirée : grec sescoula, arabe selq, espagnol acelga, portugais selga.

Chez les Romains, les classes pauvres faisaient un grand usage alimentaire des feuilles de la Bette (Beta). Columelle, Pline et Palladius connaissaient les variétés blanche et noire des Grecs. Le botaniste Fée remarque avec raison qu’aucune partie de la Bette n’a cette nuance noire, et que, vraisemblablement, les adjectifs latin et grec niger et melanos ne correspondent pas avec notre mot noir. Il s’agissait d’une variété à feuilles rouge foncé.

La Poirée, légume fade et indigeste, n’était pas estimée. C’était un aliment pour les artisans aux robustes estomacs. Le médecin Galien, chez les Grecs, disait que la Poirée ne peut être mangée impunément en grande quantité. Pline n’en avait probablement jamais mangé ; il fait cette réflexion : « Les médecins croient la Bette plus malsaine que le Chou ; aussi ne me rappelé-je pas en avoir vu servir »[141]. Il ajoute que la Bette à large côte passe pour la meilleure, et que l’on voit des Poirées de deux pieds d’étendue. La plante était donc grandement améliorée.

[141] Hist. nat., l. XIX, c. 40.

Bien qu’Apicius ait donné une recette culinaire pour la Bette, les satiristes Juvénal[142] et Perse[143] témoignent de leur côté que la fade Bette était une nourriture de pauvres gens et que, pour être mangeable, elle exigeait un fort assaisonnement de vin et de poivre.

[142] Satires, XIII, 13.

[143] Œuvres, III, vers no 113.

La Bette ne devait conquérir la popularité qu’au moyen âge. Charlemagne faisait cultiver la Poirée dans ses jardins. Son fameux capitulaire de Villis lui conserve le nom correct Beta, pendant que ce même document affuble l’Arroche et la Blette de noms barbares : adripia et bleda. Albert le Grand, au XIIIe siècle, emploie le mot acelga, qui s’est conservé dans l’espagnol.

Au moyen âge, il n’y avait pas de repas sans porée et, dit le Ménagier de Paris, la vraie porée est la porée de Bette. Il y avait aussi des porées de Choux, d’Epinards, de Cresson, de Poireaux et d’autres herbes bouillies. Autant qu’on peut en juger par les textes, c’était une purée très claire, une sorte de bouillon de légumes[144]. Voici, d’ailleurs, une recette datant du XIVe siècle, et prise à bonne source puisqu’elle émane d’un cuisinier royal : « Pour faire porée, soit bourboulye (bouillie) en eaue boulant (bouillante) et puis la mettés sur une ays (planche) et hâchés menu, et purés (pressez) entre voz mains et puis broyés au mortier[145]. »

[144] Ménagier de Paris, t. II, p. 137.

[145] Taillevent, Le Viandier, éd. Pichon, p. 82.

Au XVIIe siècle, le peuple parisien consommait encore beaucoup de Poirées. Ce légume abondait sur les marchés. D’après le voyageur anglais Lister (1698) : « En avril et mai, on trouve une quantité de Bette blanche, légume dont nous n’usons guère, et jamais, que je sache, pour en faire des ragoûts. Les feuilles en sont longues et larges, et on les lie, comme nous faisons à nos Laitues, pour les blanchir, après quoi on les coupe sur le pied. Les côtes en sont larges et tendres, et c’est de cela seulement que l’on se sert après en avoir jeté les feuilles vertes, et on les accommode de diverses façons[146]. »

[146] Voyage à Paris, trad. Sermizelles. p. 139.

La Poirée n’a pas de nom sanscrit. La plante a dû se répandre assez tard en dehors du bassin méditerranéen où la culture a d’abord commencé. En Chine, la Poirée — Tien-ts’aï — est citée dans les écrits du VIIe et du VIIIe siècle de notre ère, puis aux XIVe, XVIe et XVIIe siècles[147].

[147] Bretschneider, Bot. Sin., 53, 59, 79, 83.

Il est possible que la variété maritima du Beta vulgaris soit la souche des Poirées anciennes à pétioles étroits. Dans nos cultures, la Poirée blonde à cardes vertes, peu cultivée, doit représenter la Poirée primitive. La variété Cicla, abondante dans la région méditerranéenne, en Espagne, Portugal, etc. a pu produire les formes à très grosses côtes, d’origine plus moderne.

La Poirée du Chili, également alimentaire, est surtout cultivée pour l’ornementation des jardins à cause de son beau coloris rouge et jaune. Le Gardeners’ Chronicle (1844, p. 591) disait que la Bette du Chili à feuilles colorées avait été introduite de la Belgique en Angleterre 10 ou 12 ans auparavant. Pourtant, nous trouvons dans Gérarde (1597) mention d’une Poirée colorée. Lobel décrit aussi une Poirée à tige jaune panachée de rouge et Bauhin (1651) cite deux sortes de Poirées nouvelles, une rouge et l’autre jaune.

Carrière dit que la Poirée du Chili a été introduite dans les jardins français vers 1866.

La Poirée blonde se trouve encore sur les marchés mais les consommateurs délaissent de plus en plus ce légume. Nous l’avons rarement vue dans les potagers bourgeois. Le bon estomac des campagnards, qui ne craint pas les aliments un peu indigestes, fait toujours honneur à cette vieille plante potagère de nos pères, au moins dans l’Est et l’Ouest de la France.

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