Histoire des légumes
PISSENLIT
(Leontodon Taraxacum L.)
Dans les campagnes on a dû de tout temps manger les feuilles du Pissenlit, quoiqu’il ne soit pas cité par Pline et les agronomes latins, ni au moyen âge.
Ruellius et Dalechamps, à l’époque de la Renaissance, notent cette plante comme herbe médicinale dépurative pouvant aussi se consommer en salade ou cuite en manière de légume, mais sans mention de culture. Pour Olivier de Serres, le « Pisse-en-lict » ou Œil de Bœuf, bon en décoction contre la jaunisse et diverses obstructions, entre seulement au jardin des Simples.
Depuis deux siècles au moins, le Pissenlit sauvage récolté par les enfants et les bonnes femmes de la campagne, arrivait en abondance aux Halles de Paris, comme salade de premier printemps[206].
[206] Lamarre, Traité de la Police, 1719, t. III.
La culture est toute moderne. Ceux d’entre nous qui ont atteint le demi-siècle ont vu cette herbe indigène, assez méprisée autrefois, passer au rang de plante potagère.
Selon Fraas, l’Aphake, dont parle Théophraste, serait le Pissenlit, appelé par les Grecs modernes Picraphake. Les Latins ne semblent pas avoir bien distingué le Pissenlit de la Chicorée sauvage. Déjà semblables par le suc lactescent et amer, certaines formes de Pissenlit à feuilles presque entières ont pu être confondues avec la Chicorée sauvage.
Au XVIe siècle, le Pissenlit a été décrit et figuré par plusieurs botanistes. Selon la coutume des érudits du temps, ils ont recherché si la plante avait été connue des Anciens. Dalechamps et Fuchs, qui ont pris l’Hedypnois de Pline pour le Pissenlit, se sont probablement trompés. Fée, dans son commentaire de Pline, suppose que l’Hedypnois est le Pissenlit des marais (Leontodon palustre). Ce peut être aussi la Picridie, autre Chicoracée que l’on mange en salade et très appréciée en Italie. Camerarius identifie le Pissenlit à l’Ambubeia, plante des anciens qui est la Chicorée sauvage, d’après la plupart des commentateurs.
Le Pissenlit est une Composée-Chicoracée vivace, à racine pivotante, à feuilles toutes radicales, disposées en rosette. La plante est très commune en Europe et répandue partout : dans les prairies, les jardins, les lieux cultivés et incultes, surtout au voisinage des habitations, enfin dans les stations les plus diverses, attendu que la dissémination des semences est remarquablement favorisée par l’aigrette plumeuse qui surmonte le fruit et que le vent transporte au loin.
Dans la nature la forme des feuilles du Pissenlit est extrêmement variable. Selon l’habitat, deux modifications principales se présentent :
En terrain très sec et aride, la plante émet des rosettes de feuilles apprimées contre le sol, à lobes étroits, profondément roncinés, c’est-à-dire arqués en crochet. Les feuilles de certaines formes appauvries peuvent être encore finement découpées ou réduites à la nervure médiane.
En terre substantielle et surtout en station humide ou ombragée, le Pissenlit aura des feuilles érigées, longues et larges, presque entières, semblables à celles de la Chicorée sauvage cultivée.
Entre ces deux types de Pissenlits sauvages, existe une multitude de formes intermédiaires : des plantes à feuilles longues, minces, entières ; d’autres à feuilles courtes, épaisses, très divisées ; des Pissenlits à rosette maigre ; d’autres forment des touffes bien fournies et même une sorte de cœur. Il y a longtemps que les botanistes ont reconnu ces distinctions. Bauhin, dans son Pinax (1623), cite les deux variations principales : celle à feuilles larges et entières et celle à feuilles étroites et roncinées.
Si la culture en grand du Pissenlit pour l’approvisionnement des marchés remonte à 50 ans seulement, auparavant il y a eu des essais de culture isolés. Au XVIIIe siècle, le Dictionnaire de Miller dit que quelques personnes font blanchir le Pissenlit, ce qui implique une culture. D’après Bomare, cette salade se cultive dans les jardins et paraît sur les meilleures tables[207]. Bosc écrivait ceci en 1809 : « quelques amateurs sèment le Pissenlit dans leurs jardins et le font blanchir en le couvrant de paille »[208].
[207] Dictionnaire d’Hist. nat., 1768, t. II.
[208] Joignaux, Le Livre de la Ferme, t. II, p. 636.
En Amérique, on voit qu’un M. Corey, de Brookline, Massachusetts, apporta en 1836 au marché de Boston des Pissenlits cultivés dont les semences avaient été récoltées sur des pieds à larges feuilles à l’état sauvage[209].
[209] Mass. Hort. Soc. Trans. 1884, p. 128.
En France, Noisette donne quelques indications sur la culture du Pissenlit en 1829[210]. Enfin, en novembre 1839, M. Ponsard, de Châlons-sur-Marne, adressait à M. Vilmorin une lettre dans laquelle il décrivait sa culture nouvelle alors du Pissenlit : « Voulant remplacer, dit-il, la Chicorée sauvage ou Barbe de Capucin par quelque chose de moins amer et de plus savoureux, j’ai choisi le Pissenlit Dent de Lion. Je l’ai semé sur une terre bien amendée ; au mois d’octobre, je l’ai recouvert de 6 pouces de sable gras et, à 15 jours de là, j’ai commencé à obtenir des Pissenlits perçant à travers la couche de sable… » Deux autres amateurs, M. Audot, éditeur de l’Almanach du Bon Jardinier et M. Duplessis, propriétaire à Chartrettes, près Melun, cultivaient aussi le Pissenlit vers 1840[211]. Le 11 avril 1855, M. Nadault de Buffon déposait sur le bureau de la Société impériale d’Horticulture plusieurs pieds de Pissenlits très remarquables par le développement de leur partie charnue et par la blancheur de leurs pétioles, provenant des cultures de Mme Poirel habitant la commune de Trilport (S.-et-M.).
[210] Manuel du Jardinier, t. II, p. 367.
[211] Le Bon Jardinier, 1840, p. 27.
C’est à Montmagny (Seine-et-Oise) que la culture maraîchère du Pissenlit pour les marchés a commencé. « En 1857, raconte Carrière, un nommé Joseph Châtelain, de Montmagny, a eu l’idée de tenter cette culture pour la première fois. Cette pensée lui est venue en voyant certaines gens aller chercher des Pissenlits dans les champs, principalement dans ceux de Luzerne, où, par suite des labours, les plantes avaient été enterrées et sortaient du sol où elles avaient poussé et acquis une couleur blanche due à l’étiolement qu’elles avaient subi à l’abri de la lumière. Ce cultivateur fit recueillir des graines dans les champs et les sema dans son jardin. Bientôt l’attention fut appelée sur cette plante dont la réputation s’établissait. Cependant, ce n’est que quelques années plus tard, vers 1865, que deux autres cultivateurs, M. Guinier (Louis-Ange) et M. Jean-Louis Ledru, se livrèrent à cette culture qui déjà se pratiquait en divers endroits, notamment au Potager de Versailles, où le Pissenlit est cultivé depuis 1862. A partir de cette époque, l’élan était donné ; les cultivateurs allèrent progressivement en augmentant, et il en fut de même des surfaces cultivées qui s’étendirent constamment. Aujourd’hui, c’est par centaines d’arpents que, dans la commune de Montmagny sont cultivés les Pissenlits. Une progression analogue se produisit dans les communes voisines qui ont suivi cet exemple[212]. »
[212] Rev. Hortic. 1886, p. 142.
Nancy paraît avoir été la première ville de France approvisionnée de Pissenlits par les maraîchers. Le Bon Cultivateur, recueil agronomique publié par la Société centrale d’Agriculture de Nancy, constate en 1845 que dans cette ville existe une superbe culture maraîchère inconnue à Paris : celle du Pissenlit Dent de Lion, « excellente salade, semée sur place, ou mieux repiquée en automne, recouverte pendant l’hiver d’une terre légère ou de sable gras. Aussitôt que les grands froids cessent, elle est livrée à la consommation. Un rapport sur la culture du Pissenlit ou Chicorée des prés par MM. Martin et Patenotte fut lu à la Section d’Horticulture de la Société centrale d’Agriculture de Nancy le 10 septembre 1846. Nous y relevons les détails suivants : « Avant 1828, on ne s’était pas encore occupé d’essayer la culture de cette espèce de salade dans nos jardins, quoiqu’elle fût d’un usage général dans notre ville et ses environs. Cette plante se cueillait dans les prés à l’état sauvage. On ne se préoccupait nullement de la pensée que transplantée dans de bons terrains elle pourrait arriver à donner une salade fort agréable. C’est en 1828 qu’un pépiniériste de notre ville, M. Adrien, fit le premier l’essai de la culture de cette salade et c’est à lui que nous en devons la connaissance. Deux variétés se distinguent, l’une à feuilles lisses et larges, et l’autre à feuilles frisées[213]. »
[213] Le Bon Cultivateur de Nancy, 1845 et 1846.
Actuellement, outre Montmagny, les villages de Deuil et Sarcelles (Seine-et-Oise), Meaux (Seine-et-Marne), sont les principaux centres qui livrent aux marchés de la capitale la plante blanchie par les procédés dont on se sert pour produire la Barbe de Capucin, ou demi-blanchie au moyen du buttage. Le Pissenlit vert, plus savoureux, est recherché par un grand nombre de personnes. Les départements de l’Ouest : Vendée, Deux-Sèvres, Mayenne et la Nièvre en expédient une quantité considérable. Le Pissenlit vert se vend toute l’année. Février et mars sont les mois des grands arrivages. La saison du Pissenlit blanchi va de décembre à avril. Le demi-blanchi se vend de mars à mai.
Deux variations principales du Pissenlit sauvage sont cultivées dans les jardins : celle à cœur plein, c’est-à-dire pommée comme nos salades Laitues et Romaines, et celle à feuillage dentelé et frisé rappelant la Chicorée mousse. Les variétés de Pissenlit admises dans les jardins sont tout à fait fixées, ce qui est remarquable pour une plante soumise à la culture depuis si peu de temps. Nous avons vu plus haut que le Pissenlit à l’état spontané subissait grandement l’influence du milieu, qu’il se modifiait selon la station sèche ou humide. Aussi peut-on admettre que nos variétés cultivées résultent d’une sélection de variations naturelles, puisqu’elles ont toutes leurs prototypes dans la nature, et nous savons que les premiers semeurs ne manquaient pas de choisir des graines de Pissenlit sur les pieds sauvages offrant les caractères les plus avantageux pour la culture potagère.
Presque au début de la culture, on présentait à la Société impériale d’Horticulture des pieds de Pissenlit amélioré à cœur déjà plein et formant des touffes volumineuses[214].
[214] Journ. Soc. imp. d’Hortic., 1868, p. 505.
En 1869, Vilmorin mit au commerce le Pissenlit amélioré à cœur plein, et un autre amélioré à large feuille. M. Vincent Cauchin, cultivateur à Montmagny, obtenait en 1877 un Pissenlit amélioré frisé, variation intéressante, encore accentuée dans le Pissenlit mousse obtenu dans les cultures de M. Vilmorin (1885). Nous citerons encore le Pissenlit Chicorée, nouveauté de 1891, à feuilles longues et dressées, convenable pour le forçage en cave comme Barbe de Capucin.
Dans toutes les langues de l’Europe, les noms vernaculaires du Pissenlit sont fondés sur certaines particularités plus ou moins frappantes de la plante. Le plus ancien et le plus répandu se rapporte à la forme recourbée des lobes de la feuille qui ressemblent à la dent canine des grands félins, d’où le nom Dent de lion. Leontodon est la forme grecque de ce nom. En Angleterre, on trouve, dans un document gallois, le Pissenlit mentionné, au XIIIe siècle, sous le nom Dant-y-Llew[215]. Les Anglais ont gardé le mot français, corrompu en Dandelion.
[215] Sturtevant, Americ. Naturalist, 1886, p. 5.
Pissenlit se rapporte à l’action diurétique exercée par la plante sur les jeunes enfants. Le mot était en usage dès le XVIe siècle. Ruellius (1536) dit : « Galli pueruli florem pissanlitum vocant », c’est-à-dire : les petits enfants français appellent cette plante Pissenlit. L’auteur explique ensuite ingénument l’origine de cette locution vulgaire : « Les enfants qui en mangent, dit-il, sont exposés à un fâcheux accident nocturne… »[216]. Pena et Lobel ont consacré un chapitre au Pissenlit. Ils traduisent le mot par Urinaria[217]. Le latin Taraxacum, du grec tarasso, je trouble, fait allusion au même effet diurétique.
[216] De naturâ stirpium, p. 581.
[217] Adversaria (1570), p. 84.
Tête de moine, autre nom populaire, s’explique par l’aspect du réceptacle dénudé après la chute des achaines (fruits), et qui ressemble alors à la tête tonsurée de certains moines. Groin de porc a peut-être une origine analogue. Salade de chien, Salade de taupe montrent le peu d’estime que l’on avait autrefois pour cette salade de campagnards. De tous ces noms vulgaires, en France, c’est le plus trivial qui a prévalu. Au XVIIIe siècle, on l’orthographiait encore Pisse-en-lit, conformément à sa signification. Lamarre, dans son Traité, dit Pissant-Lit (sic).