Histoire des légumes
AUBERGINE OU MELONGÈNE
(Solanum Melongena L.)
L’Aubergine appartient à la famille des Solanées. Cette plante annuelle produit une baie comestible qui est, selon les variétés, allongée ou piriforme, globuleuse ou en forme d’œuf, d’où le nom anglais Egg-Plant. En France on l’appelle aussi Poule pondeuse, Vérangène, Méringeanne (Provence), Viédaze (Languedoc).
Dans le Nord de la France, ce fruit légumier est d’une consommation restreinte, si on la compare à celle de la Tomate sa congénère ; mais dans le Midi, en Italie et dans les pays tropicaux, l’Aubergine est très recherchée et beaucoup cultivée.
L’origine indienne de la plante est très probable. En effet, on trouve à l’état spontané dans la province de Madras et en Birmanie un Solanum insanum (Roxburgh), rattaché par ses caractères botaniques à l’espèce linnéenne Solanum Melongena, quoiqu’il s’éloigne sensiblement de notre Aubergine, laquelle n’a jamais été rencontrée à l’état sauvage et doit être une forme obtenue par la culture.
La plante possède, en outre, plusieurs noms sanscrits. On ne peut douter, par conséquent, qu’elle ne fût connue dans l’Inde depuis un temps très reculé. Le nom original qu’elle porte dans l’Afrique du Nord indique un transport ancien, antérieur au moyen âge[472]. Pourtant les Anciens ne l’ont pas mentionnée. L’Aubergine fut connue d’abord par les Arabes. L’écrivain musulman Ibn-el-Beïthar, qui habitait l’Espagne au XIIIe siècle, cite tous les auteurs arabes qui en ont parlé : L’Agriculture Nabathéenne (IVe siècle), les médecins Avicenne (VIIe siècle) et Rhazès (IXe siècle). Ces auteurs emploient, pour désigner la plante, les mots badingan, badenjân, badendjâl[473]. Ces noms, peu modifiés, sont encore ceux de l’Aubergine, en Perse, à Sumatra, etc.
[472] De Candolle, Origine, 4e éd. p. 229.
[473] Notices et Extraits des Ms., t. 23, p. 91.
Les linguistes expliquent par suite de quels changements phonétiques notre mot Aubergine est venu, par l’intermédiaire de l’espagnol alberengena, de l’arabe albadinjan (al article arabe) qui lui-même vient du persan badin-gan, très voisin du sanscrit vatin-gana ; ce nom paraissant faire allusion à de prétendues propriétés carminatives qu’aurait le fruit de l’Aubergine.
Quant au synonyme Melongène, plusieurs étymologistes le font dériver, à tort, de mala insana, par l’intermédiaire de l’italien Melanzana. Mala insana, pomme malsaine, est un nom assez moderne donné à la plante par les savants, au XVe siècle, parce qu’on attribuait à l’Aubergine les propriétés en général nocives des plantes de la famille des Solanées. En réalité, Melongène, Vérangène, Méringeanne, sont d’autres altérations du mot persan arabisé Badinjân.
L’introduction de la plante vivante en Europe ne remonte guère qu’à la fin du moyen âge (XVe siècle) et sa vulgarisation coïncide avec la découverte de l’Amérique. Cependant plusieurs auteurs l’ont nommée auparavant. Le moine Albert le Grand et le médecin Arnauld de Villeneuve, qui vivaient au XIIIe siècle, connaissaient le fruit de l’Aubergine qu’ils appellent Melongena. Plus anciennement, l’abbesse de Bingen, sainte Hildegarde, qui mourut en 1180, dans son ouvrage posthume, publié seulement en 1544, sous le nom de Physica, mentionne le megilana que Sprengel a assimilé à notre Melongène, mais on peut avoir des doutes sur cette identification.
Un manuscrit du Tacuinum sanitatis, exécuté en Italie et examiné par M. le docteur Ed. Bonnet, a représenté le fruit de l’Aubergine, ce qui semble prouver que ce fruit était connu, dès la fin du XIVe siècle, en Italie où il devait être apporté, de temps à autre, par les vaisseaux Gênois, Pisans ou Vénitiens qui allaient trafiquer sur les côtes de Barbarie et d’Egypte[474]. Le Tacuin, qui est une version latine d’un ouvrage arabe, a rendu le nom oriental de l’Aubergine par Melongiane. Le Jardin de Santé et le Grant Herbier (XVe siècle) appellent aussi le fruit Melonge.
[474] Bonnet (Dr), Etude sur deux manuscrits médico-botaniques exécutés en Italie aux XIVe et XVe siècles, 1898, p. 21.
En Italie, dès la fin du XVe siècle, on mangeait les fruits de l’Aubergine cuits à la manière des Champignons avec huile, sel et poivre, selon Ermolao Barbaro, qui appelle la plante Petonciana. C’est encore en Italie un des noms de l’Aubergine. Le même auteur emploie aussi l’appellation Mala insana, pomme malsaine, qui semble montrer que ce fruit était tenu en réelle mésestime. D’après le Jardin de Santé et le Grant Herbier, encyclopédies médicales du XVe siècle : « Melonges, ce sont fruitz d’une herbe ainsi appelée qui porte fruitz grands comme poires. Ils valent plus pour mangier que comme médecine, toutefois ont qualité mauvaise ».
Malgré ces appréciations livresques, qui n’ont jamais eu beaucoup de portée, au milieu du XVIe siècle, on consommait largement l’Aubergine en Italie et en Espagne. Alors on nommait fréquemment le fruit de l’Aubergine Pomme d’or ou Pomme d’amour, quoique ces derniers noms aient été plutôt réservés à la Tomate.
Soderini, auteur italien (XVIe siècle), donne le nom de Pomme d’or à la melanzane et après il en parle comme d’une chose très commune dont on mangeait les fruits de son temps[475].
[475] Targioni, Cenni storici, 2e éd., p. 37.
L’Aubergine fut introduite de bonne heure dans le Nouveau Monde et y prospéra de telle façon que le voyageur Pison (1658) l’indique comme une plante brésilienne sous le nom portugais de Belingela.
Dans le nord de l’Europe, on connut d’abord les variétés oviformes. Pendant longtemps, la plante fut cultivée par curiosité ou pour l’ornement.
D’après Fuchs : « on plante les pommiers d’Amours es jardins, mais le plus souvent on les tient aux fenestres dedens des pots de terre[476]. » Fuchs connaissait les variétés pourpre et jaune. Tragus (1552) dit la plante récemment importée de Naples en Allemagne. Le flamand Dodoens dit que les herboristes plantent la Verangène en leurs jardins ; « les fruits apportent peu de nourriture au corps et sont même mauvais, malfaisants[477]. » Dalechamps (1587) figure trois sortes : une longue, une ronde, une un peu piriforme. Dodoens connaissait les formes ronde et oblongue, les couleurs pourpre et blanche. J. Bauhin (1651) nomme la plante Solanum pomiferum ; il mentionne plusieurs variétés.
[476] Hist. des plantes, éd. 1549, p. 301. fig.
[477] Hist. des pl., éd. 1616, p. 458.
On voit que tous nos types d’Aubergine sont anciens. Les formes ovales, rondes, oblongues, piriformes de nos variétés actuelles ont été décrites et figurées par les anciens écrivains ; elles sont demeurées sans changement, avec leurs coloris divers, à travers une culture de plusieurs siècles sous des climats variés. M. Sturtevant, qui fait ces réflexions, croit que les types de nos variétés, qui ont une grande fixité, ne sont point produits par la culture et la sélection de l’homme, mais doivent descendre directement de prototypes sauvages[478].
[478] American Naturalist, t. XXI, p. 979.
La culture de l’Aubergine pour usage alimentaire est ancienne en Provence et dans le Languedoc ; à Paris elle date seulement du commencement du XIXe siècle. Le Traité de culture potagère de de Combles (1749) dit : « on n’en cultive dans ce climat que pour la curiosité ». Un catalogue de la maison Andrieux-Vilmorin de 1760 classe l’Aubergine parmi les plantes annuelles ornementales. Le Bon Jardinier de 1809 signale enfin l’Aubergine pour usage culinaire : « on les sert en entremets : c’est un ragoût de fantaisie ». Decouflé, maraîcher primeuriste de la rue de la Santé, introduisit, vers 1825, la vente de l’Aubergine sur les marchés parisiens.