Histoire des légumes
Fruits légumiers
ANANAS
(Bromelia Ananas L.)
La culture de l’Ananas en France était à son apogée entre les années 1840 et 1850 ; culture de grand luxe s’entend, car elle n’a jamais été pratiquée que dans les jardins des maisons princières et des châteaux, là où le jardinier pouvait disposer d’un matériel et des moyens de chauffage qu’exige une plante tropicale pour la maturation de son fruit. La mode s’étant mise de la partie, il n’était pas possible de présenter décemment un dessert sans un bel Ananas comme pièce triomphale. Beaucoup de châteaux possédaient alors leurs serres spéciales, bâches et châssis à Ananas. Savoir amener à bien les Ananas était la pierre de touche du jardinier habile dans son art. Une culture commerciale existait aussi, lorsque le primeuriste pouvait vendre 20 ou 25 francs un fruit d’une préparation longue et dispendieuse : il faut un an et demi à trois ans pour obtenir des fruits et la plante ne fructifie qu’une fois.
Mais où sont les neiges d’antan ? La disparition de l’Ananas, comme fruit forcé, commença avec l’invention des conserves par Fr. Appert en 1804 et se poursuivit au fur et à mesure que la rapidité des moyens de communication facilita l’importation en Europe des fruits exotiques à l’état frais. Quoique produisant des fruits supérieurs à tous points de vue, il était impossible au forceur de lutter contre la concurrence des Ananas cultivés en plein air aux Iles Canaries et aux Açores qui arrivent en abondance sur nos marchés où ils sont vendus à très bas prix. Et puis, est-il utile de dire que ce fruit, autrefois aristocratique, ne fut plus aussi recherché lorsqu’il se trouva à la portée de toutes les bourses ? C’est assez dans l’ordre des choses.
L’Ananas est une plante américaine. L’espèce a été trouvée sauvage au Mexique, au Brésil, dans l’Amérique centrale, à la Guyane. Avant la découverte du Nouveau Monde, aucun écrivain n’a parlé de cette Broméliacée qui a été transportée de bonne heure dans tous les pays tropicaux où elle s’est aisément naturalisée. La plante n’a pas de nom asiatique original. L’Inde aurait reçu l’Ananas, dès le XVIe siècle, importé d’Amérique par les jésuites. Rheede, gouverneur de Malabar au XVIIe siècle, regardait l’Ananas comme une plante étrangère, quoique largement cultivée de son temps dans toutes les parties de l’Inde et bien qu’on la trouvât sauvage aux Célèbes et ailleurs. D’après le P. Kircher, les Chinois cultivaient l’Ananas au XVIIe siècle, mais on pensait qu’il leur avait été apporté du Pérou[465].
[465] De Candolle, Origine des plantes cultivées, 4e éd., p. 249.
Tous les premiers voyageurs qui ont laissé des Relations sur l’Amérique ont parlé d’un fruit délicieux nommé Nana, rappelant à la fois le goût du Melon, de la Fraise ou de la Framboise. Nana était le nom brésilien ; en langue caraïbe : fleur ou parfum, par redoublement ana-ana, parfum des parfums. L’élision d’un a aura produit le nom définitif propagé par les Portugais et qui se trouve employé par Jean de Lery, voyageur français, ministre protestant à Genève, dans son Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, dite Amérique, 1578. André Thevet décrit et figure les Nanas dans son ouvrage publié en 1558 : Les Singularitez de la France antarctique autrement nommée Amérique. Le milanais Benzoni (Histoire du Nouveau-Monde, 1565) appelle ce fruit Pina, du nom que lui donnaient les Espagnols frappés de sa ressemblance avec le cône du Pin. Les Anglais appellent aussi l’Ananas Pine-Apple, Pomme de Pin.
Hernandez indique l’Ananas cultivé à Haïti et au Mexique sous le nom indigène de Matzatli. Acosta, auteur espagnol (Histoire naturelle et morale des Indes, 1616) remarque que les Ananas ont été transportés de Santa Cruz aux Indes-Orientales et de là en Chine. Les hollandais Pison et Marcgraf, qui ont accompagné le prince de Nassau au Brésil, ont laissé une description des productions naturelles de ce pays (Historia naturalis brasiliensis, 1646). Ils ont donné une bonne figure de l’Ananas. Mais Hernandez de Oviedo, gouverneur de Saint-Domingue, est le premier qui ait figuré, décrit la plante et donné sur elle d’intéressants détails dans Historia de la Indias, éditions de 1535 et de 1546. Il connaissait trois variétés : yayama, boniama et yagagua.
Dalechamps, reproduisant les figures de l’Ananas d’Oviedo et d’Acosta, a cité les passages les plus caractéristiques de ces auteurs : « Il pousse en l’île espagnole (Saint-Domingue) et autres d’alentour, un fruit que les Espagnols appellent Pinas, parce qu’il ressemble à une Pomme de Pin, non pas qu’il ait les écailles si dures, mais parce que son écorce semble être compartie par écailles quoique elle s’enlève entière avec le couteau, comme celle d’un Melon. Or, comme ce fruit surpasse en délicatesse tous les autres fruits a-t-il la couleur fort belle étant jaune vert… »
« Le fruit est de la grosseur d’un Melon, de fort belle couleur rouge qui réjouit la veuë, tout séparé par partie, comme les pommes de Cyprès, mais il est plein de durillons par dehors, tellement qu’à voir ces fruicts de loin on dirait que ce sont de grosses Pommes de Pin. Le fruict (combien que peu de gens en mangent) a un goût assez plaisant, toutefois il est astringent avec une âpreté mal plaisante[466]. »
[466] Histoire des plantes, éd. 1615, t. II, pp. 604, 737.
En 1703, le P. Plumier, prenant l’Ananas pour type d’une nouvelle famille, fonda le genre Bromelia, en l’honneur d’un botaniste suédois nommé Olaf Bromelius.
Pendant longtemps il fut difficile d’expédier en Europe des fruits d’Ananas que la pourriture détruisait avant leur arrivée. En 1559, des voyageurs hollandais rapportèrent dans leur patrie des fruits originaires de Java et confits dans du sucre. Peut-être a-t-on pu introduire accidentellement quelques spécimens en pots ? Nous savons qu’un Ananas fut offert à Charles-Quint, lequel refusa très prudemment d’y goûter dans la crainte de s’empoisonner. La présentation d’un Ananas à Charles II, roi d’Angleterre, qui mourut en 1685, parut si remarquable, qu’une peinture a conservé le souvenir de cet événement.
Nous soupçonnons toutefois que cet Ananas fut le premier produit par les serres anglaises, car c’est à ce moment que la plante fit son apparition en Europe. Miller en attribue l’importation à un réfugié français protestant, nommé Le Court, horticulteur ou amateur d’horticulture à Leyde (Hollande), vers la fin du XVIIe siècle. Ce Le Court (orthographié aussi Lacour) a traduit en français un traité de jardinage hollandais, de Groot, sous le titre Les Agréments de la campagne, ouvrage qui a eu plusieurs éditions. On y voit déjà traité le forçage de l’Ananas. Le Court aurait fait venir des Antilles des œilletons d’Ananas emballés dans de la mousse. Après plusieurs essais plus ou moins heureux, il parvint à trouver le traitement convenable à cette plante sous nos climats froids. De la Hollande, l’Ananas aurait été introduit en Angleterre par un M. Bentinck. Il paraît que Rose, un des jardiniers les plus distingués sous le règne de Charles II, le cultivait déjà.
A ce moment, on connaissait fort peu l’Ananas en France. Voici ce qu’en dit l’article « Anana » du Dictionnaire de Furetière, édition 1690 : « Fruit des Indes qui a une telle vertu que si on laisse un clou dedans pendant une nuict, il en consumera tout l’acier. Ce fruit a un goût sucré et vineux qui tient quelque peu du jus de cerise. Ce fruit se cueille vert et jaunit en meurissant et vient à un arbre qui est une espèce de platane (sic). »
On était un peu plus familier avec l’Ananas vers 1723. Nous prenons ceci dans les souvenirs du littérateur Segrais : « On nous apporte présentement quantité d’Ananas confits des îles de l’Amérique. L’on en mange en Europe tels qu’ils sont en ces pays-là. Un vice-roi du Brésil en ayant envoyé au roi de Portugal dans une conjoncture favorable et le bâtiment étant arrivé à Lisbonne avant qu’ils fussent corrompus. Mme de Maintenon, qui en a mangé à la Martinique dans sa jeunesse, m’a dit que l’Ananas a le goût entre l’Abricot et le Melon[467]. »
[467] Segraisiana (1723), t. I, p. 202.
En France, la culture a commencé au Potager de Versailles ou au château royal de Choisy-le-Roi. Le roi Louis XV, qui s’intéressait beaucoup au jardinage, reçut en 1730, probablement de missionnaires jésuites, deux œilletons d’Ananas. Il les confia à Lenormand fils, directeur des cultures royales. Cette plante nouvelle donna en 1733 deux fruits qui attirèrent l’attention des curieux. Le roi fit l’essai d’un de ces fruits le 28 décembre et le trouva très bon[468].
[468] Pluche, Spectacle de la nature (1735), t. II, p. 211.
La culture ayant réussi, on voit s’établir au Potager de Versailles, d’après les comptes des bâtiments du Roi, des serres spéciales à Ananas en 1738 et plus tard en 1752. Au milieu du XVIIIe siècle on citait plusieurs châteaux où la culture de l’Ananas se faisait sur une large échelle, entre autres chez le duc de Luxembourg. Mercier dit en 1782 : « J’ai vu 4000 pots d’Ananas chez le duc de Bouillon, à Navarre, près Evreux ; le duc en a tous les jours 8 à 10 sur sa table. C’est un jardinier anglais qui dirige ses cultures[469]. » A la veille de la Révolution, le château royal de Choisy-le-Roi était réputé pour ses Ananas et Edy, jardinier-chef, passait pour le plus habile spécialiste du temps.
[469] Tableau de Paris (éd. 1782), t. II, p. 292.
La Révolution fit disparaître la culture aristocratique et coûteuse de l’Ananas qui ne fut reprise qu’à la rentrée des Bourbons. Louis XVIII rappela Edy, qui avait gardé la tradition, à la direction du Potager de Versailles. Ce praticien, en simplifiant la culture de l’Ananas, la rendit plus accessible aux moyens propriétaires. Il forma de nombreux et excellents élèves, parmi lesquels Gontier, l’horticulteur à qui l’on doit la vulgarisation de la culture de l’Ananas. Celui-ci fonda en 1819, à ses risques et périls, un établissement modèle de forçage, à Montsouris, rue de la Fontaine-Issoire, où les jardiniers de la France entière vinrent s’initier aux petits secrets du métier.
A partir de ce moment, les jardiniers français passèrent maîtres dans la culture des Ananas qui prit, de ce fait, une plus grande extension.
Le fameux Tamponet, horticulteur dont l’établissement était situé 16, rue de la Muette au faubourg Saint-Antoine, avant d’être fleuriste, se fit une réputation dans la production des primeurs. Il fut l’un des premiers qui cultivèrent l’Ananas en pleine terre.
Nicolas Lémon, établi en 1815, 3, rue Desnoyer, près la Barrière de Belleville, avait formé la collection d’Ananas la plus complète qui existât, puisqu’en 1834 elle comptait 35 variétés dont il avait reconnu les mérites. C’est chez lui que plusieurs variétés nouvelles ont fructifié pour la première fois[470]. Avec Gontier et Lémon, Pelvilain mérite d’être cité comme semeur et grand cultivateur d’Ananas. Ces praticiens enrichirent l’horticulture de plusieurs variétés hâtives ou à gros fruits, avantageuses par conséquent pour le commerce. Ont cultivé aussi l’Ananas avec supériorité, Grison et Massé qui succédèrent à Edy au Potager du roi, David, jardinier du célèbre amateur Boursault.
[470] Le Jardin, 1908, p. 268.
L’introduction par Gontier, vers 1830, du thermosiphon dans le matériel horticole, favorisa la culture de cette plante tropicale qui prit, de ce fait, et avec la faveur de la mode, un nouvel essor. Le déclin était proche. Courtois-Gérard constate en 1867 que l’on commençait à recevoir des Antilles des Ananas dont le prix ne dépassait pas deux francs[471]. Vers 1872, Londres en recevait des cargaisons entières au prix de 1 schilling la pièce. L’Amérique du Sud en expédiait aussi à Paris que l’on vendait 1 fr. 25 à 1 fr. 50. Gustave Crémont, primeuriste à Sarcelles (Seine-et-Oise), a été un des derniers cultivateurs d’Ananas. Il a cessé cette culture en 1900 et, cependant, cette année encore, il vendit des Ananas 12 et 15 francs la pièce, ce qui démontre la supériorité écrasante de l’Ananas obtenu sous nos climats par la culture forcée. Actuellement, la production locale en France et en Angleterre est remplacée par les importations des Antilles, des îles Canaries, de l’Afrique du Sud, etc. Les serres de la Mariette, fondées à Paramé (Bretagne), fournissent cependant beaucoup de fruits forcés aux marchands de comestibles.
[471] Rapport du Jury international. Exposition de 1867. Plantes Potagères, Paris, 21 p. in-8.