Histoire des légumes
CAROTTE
(Daucus Carota L.)
Voilà un légume éminemment national. De toutes les contrées d’Europe, la France est, en effet, le pays où l’on mange le plus de Carottes, et il semble que nous ayons hérité ce goût de lointains aïeux, puisque Pline, au premier siècle de notre ère, appelle cette racine « pastinaca gallica »[277]. L’épithète gallica, gauloise, indiquerait l’importation en Italie d’une race de Carottes améliorées par nos ancêtres gaulois, si toutefois Pline a voulu désigner par ce mot la Carotte domestique, ce qui est probable. Mais il est difficile de déterminer avec une entière certitude l’identité des plantes nommées par les Anciens Pastinaca, Daucus, Siser, Staphylinos que les commentateurs rapportent à la Carotte ou à d’autres plantes.
[277] Hist. nat. XIX, 5.
Le terme pastinaca, dérivé de pastus, aliment, nourriture, comprenait, chez les Latins, non seulement la Carotte, mais encore des plantes qui n’ont de commun avec la Carotte que leur racine pivotante et charnue, comme la Guimauve. Le Panais, autre genre de la famille des Ombellifères, devint aussi un Pastinaca, et il a gardé ce nom latin dans la nomenclature scientifique. Il en est résulté que la Carotte et le Panais ont été longtemps confondus sous le nom de pastenade. Les patois du midi, du centre et de l’est de la France appellent toujours la Carotte pastenade, pastonade, pastenague, patenaille, selon les lieux.
Le Daucus des Latins, le Daucos des Grecs, représentent la Carotte sauvage, alors plante médicinale. A l’époque de la Renaissance, le Daucus des officines était aussi la Carotte sauvage, dont les graines aromatiques, très employées par les apothicaires, faisaient partie des quatre semences chaudes et figurent, à ce titre, dans une foule de récipés.
Certains commentateurs pensent que le Siser est le Chervis (Sium Sisarum L.), Ombellifère à racines comestibles groupées et divergentes. Sprengel voit la Carotte dans le Siser de Columelle. Siser était peut-être le nom spécial d’une race de Carottes courtes analogues à nos appétissantes Carottes à châssis. A l’appui de cette opinion, on peut faire remarquer que les botanistes de la Renaissance appelaient Siser la forme courte de la Carotte cultivée.
Le Staphylinos des Grecs est sans doute la Carotte domestique, peut-être le Panais.
Les Grecs avaient aussi le nom Karoton[278], en latin Carota, d’où vient notre mot Carotte. M. Pictet, savant linguiste, en retrouve l’étymologie dans le sanscrit. Il est très probable, dit-il, que l’irlandais curran, racine pivotante en général, a la même origine étymologique, de même que le mot Cran pour Raifort, qui n’en est qu’une forme contractée[279].
[278] Athénée, l. IX.
[279] Origines indo-européennes, t. I, p. 374.
Cet indice linguistique ne prouve pas que la culture de la Carotte remonte aux Aryas primitifs. On peut toutefois lui assigner une antiquité de plus de 2000 ans.
La Carotte cultivée est une amélioration de la Carotte sauvage, plante indigène extrêmement commune, qui a subi du fait de la culture une telle transformation qu’on aurait peine à reconnaître notre Carotte dans la racine sèche, grêle, ramifiée et presque ligneuse, âcre au goût et à forte senteur de la Carotte sauvage son prototype, que la culture a rendue charnue, tendre, douce et sucrée. La Carotte cultivée est toutefois un légume très peu nourrissant ; elle contient une matière féculente unie à un suc aqueux sucré, un principe aromatique et une substance colorante.
La Carotte sauvage est une plante Ombellifère, bisannuelle, spontanée dans toute l’Europe, à Madère, Alger, dans la région du Caucase, en Chine. Il y a plusieurs noms sanscrits et persans, ce qui prouve son existence dans l’Asie occidentale tempérée.
En France, on rencontre cette plante sur le bord des chemins, dans les prés secs, les terres cultivées et incultes mais profondes et fertiles.
D’une manière générale, la Carotte paraît avoir été beaucoup moins usitée autrefois dans la cuisine qu’elle ne l’est aujourd’hui. Il est vrai que les bonnes races, telles que les Carottes dites « sans cœur », les Carottes à bout obtus, les petites Carottes à forcer, si savoureuses et tendres, sont de création récente.
Les Romains et surtout les Grecs ont fait peu de cas de cette racine alimentaire, sans doute parce que les pays du Midi ne produisent que des Carottes fibreuses, de qualité médiocre. Ce légume a été surtout cultivé et amélioré dans la zone moyenne de l’Europe. Pourtant Apicius, écrivain culinaire latin du IIIe siècle, donne des recettes pour la préparation du légume nommé Carota (seu pastinaca). Une botte de Carottes est figurée dans une peinture d’Herculanum[280]. Ce sont des racines semblables à celles de notre variété demi-longue pointue mais un peu plus effilées. On croit reconnaître la Carotte dans le fameux capitulaire de Villis, de Charlemagne, sous le nom barbare de Caruitas. Le Pastenaca du même document serait le Panais. Pierre de Crescenzi, agronome italien du XIIIe siècle, cite un Pastinaca rouge qui est certainement la Carotte. Enfin, au XIVe siècle, l’auteur anonyme du Ménagier de Paris, montre que la Carotte était alors un légume vulgaire qui se vendait par bottes pour une minime piécette : « Garroites sont racines rouges que l’on vent ès halles par pongnées, et chascune pongnée un blanc[281]. » C’est, croyons-nous, le plus ancien exemple littéraire du mot français Carotte et il faut avouer qu’il paraît pour la première fois sous une forme plutôt bizarre.
[280] Pitture d’Ercolano, II, p. 52.
[281] Ménagier, t. II, p. 244.
Le Traité sur l’hygiène et les aliments de l’italien Platine (XVe siècle) consacre un chapitre aux « pastenades et cariotes ». Nous reproduisons sa recette culinaire dans le vieux français naïf d’un traducteur du XVIe siècle : « … Si les cariotes sont bien cuites sous les cendres et charbons, les laisser un peu refroidir ; puis les plumer (sic) et nettoyer les cendres, après les mettre par petits morceaux dedans un plat avec sel, huile et vinaigre, et si tu y veux mettre un peu de vin cuit, puis répandre par dessus des épices douces, n’y a rien à manger qui soit plus délectable. »
C’est possible, après tout. Cependant cette préparation sort un peu de nos habitudes culinaires. Au XVIIe siècle, il y a progrès dans la manière d’accommoder ce légume. Pour le Cuisinier françois de La Varenne (1631), la Carotte est un plat de carême. Il donne comme entrées pour le Vendredi-Saint : Carottes rouges frites avec une sauce rousse par-dessus. Carottes blanches fricassées et ailleurs Carottes rouges en rouelles à la sauce blanche. Un autre auteur culinaire prépare les Carottes jaunes au beurre roux de la manière suivante : « Estant boüillies, coupez-les par tranches et les fricassez en beurre roux ; assaisonnez de sel, poivre, fines herbes, un peu de farine frite et vinaigre »[282].
[282] P. de Lune, Le nouveau et parfaict Cuisinier (1680), p. 347.
Jusqu’ici on ne voit pas que la Carotte fût très recherchée. Ce sont, paraît-il, les fameux « petits soupers » du Régent qui auraient, sous Louis XV, mis ce légume à la mode. Puis le premier Empire, brillante époque pour la gastronomie, continua la vogue de la Carotte, servie désormais plutôt avec les viandes.
Comme chez toutes les plantes anciennement cultivées, la Carotte a produit beaucoup de variétés qui diffèrent par la couleur, la grosseur et la forme des racines. Que l’on compare les minuscules Carottes à châssis et les énormes Carottes « à vaches » de la grande culture, les sortes coniques ou fusiformes, les cylindriques à bout obtus, dont l’extrémité se termine abruptement ! Depuis la forme presque sphérique de la Carotte à forcer parisienne jusqu’à celle longuement effilée de la Carotte rouge longue d’Altringham, qui peut atteindre plus de 0,50 centimètres de longueur, combien de variétés intermédiaires toutes très distinctes !
Au XVIe siècle, on cultivait des variétés rouges, jaunes, blanches, que les auteurs appellent indifféremment Carottes ou Pastenades, le terme Carottes paraissant toutefois réservé de préférence aux racines rouges. Cependant Olivier de Serres donne le nom de Pastenade à la variété rouge, et ce nom de Pastenade est encore celui dont on se sert en Provence pour désigner les Carottes. Bruyerin-Champier (1560) signale une variété jaune fort appréciée en Lorraine. Une variété à peau et à chair d’un violet foncé, spéciale au Midi, est ancienne. Dès 1815, M. Vilmorin la cultivait, l’ayant reçue d’Espagne de M. le Marquis de la Bendenna. Cette Carotte noire a été récemment réintroduite comme une nouveauté horticole[283].
[283] Journal Soc. nat. Hortic. Fr., 1907, p. 185.
Les plus anciennes variétés sont celles à racines longues et pointues ; ce qui le démontre bien, c’est que dans les semis elles ont le plus de tendance à retourner au type sauvage ; c’est-à-dire à dégénérer.
Quelques-unes de ces sortes anciennes, démodées aujourd’hui, ont eu leur moment de célébrité, telles les Carottes blanche des Vosges, blanche de Breteuil, rouge pâle de Flandre, jaune longue d’Achicourt. Vers 1830, la Picardie et le Nord de la France expédiaient à Paris une énorme quantité de ces deux dernières variétés.
Avant l’introduction, en France, de l’excellente Carotte rouge courte de Hollande, les Carottes blanches et jaunes, dédaignées aujourd’hui, ont été très employées dans la cuisine à cause de leur douceur. L’infériorité culinaire des anciennes Carottes rouges, d’un coloris pourtant si avantageux, tenait à leur saveur trop prononcée et probablement aussi à la prédominance de la partie centrale fibro-ligneuse qu’on appelle le « cœur ». Ainsi de Combles (1749) n’admet comme variétés potagères que la Carotte jaune longue ou ronde et la Carotte blanche[284]. Selon Le Berryais (1789) : « La Carotte jaune longue est la plus commune dans les jardins ; la rouge devient à la mode, elle est fort bonne, mais son goût fort ne plaît pas à tout le monde[285]. » En 1825, Noisette, dans son Manuel des Jardins, regarde encore la Carotte jaune longue ou ronde comme la meilleure de toutes « malgré les nouvelles acquisitions qu’on a faites depuis quelques années ».
[284] L’Ecole du Potager, t. I, p. 305.
[285] Traité des Jardins, t. II, p. 88.
La Carotte rouge courte de Hollande s’est répandue en France vers 1800. Le catalogue du grainier Andrieux la notait déjà en 1778. Le Père d’Ardenne connaissait avant 1770 une Carotte orangée « plus tendre, gracieuse à voir, plus délicate et plus douce » qu’il tirait de la Hollande[286]. Les maraîchers parisiens adoptèrent et perfectionnèrent cette précieuse race hâtive d’où sont sorties les Carottes très courtes spécialement employées pour forcer. Vers le milieu du XIXe siècle, ils commençaient la culture de la Carotte en primeurs. Il importait pour eux de posséder une race s’adaptant à la culture sous châssis, c’est-à-dire très courte, à végétation ultra rapide, à feuillage peu abondant. On sait que les légumes-racines se rapprochant le plus de la forme sphérique sont les plus précoces. C’est le cas pour les variétés rondes de Carottes, Navets, Oignons, Radis ; aussi la Carotte Grelot, en forme de toupie, dont le nom paraît dans le Bon Jardinier de 1850, était déjà un perfectionnement notable de la Carotte ronde hâtive. Elle fut supplantée par la Carotte à forcer parisienne, (Vilmorin, 1888-89), qui présente une forme ronde déprimée, plus large que longue, analogue à celle de certains Navets plats.
[286] Année champêtre, 1770, t. II, p. 236.
Les maraîchers ont encore gagné quelques autres sous-variétés issues de la race de Hollande : la Carotte courte de Croissy, obtenue dans le village de Croissy (Seine-et-Oise), principal centre de la culture de la Carotte pour l’approvisionnement des marchés de Paris ; la Carotte demi-courte de Guérande, nouvelle en 1884, originaire de Basse-Bretagne.
Les Carottes cylindriques à bout obtus sont encore des races très perfectionnées, d’obtention récente : Carotte rouge demi-longue nantaise (1864) ; C. demi-longue de Carentan sans cœur (1877), demi-longue de Luc (Vilmorin 1873), courte hâtive de Saint-Fiacre, longue obtuse sans cœur des Ardennes (Denaiffe 1893), etc. Avec une racine à extrémité arrondie, ces variétés ont une forme cylindrique impeccablement régulière, une peau lisse, nette, sans radicelles, un feuillage fin, peu abondant. Nous sommes loin, on le voit, de la Carotte sauvage et des grossières racines des variétés primitives.
Une dernière amélioration était désirable : la disparition du cœur, c’est-à-dire de l’axe fibreux, lequel est peu apparent à l’état jeune, mais dont l’épaississement progressif finit, à la maturité, par rendre la Carotte moins propre à l’alimentation. Il faut savoir que la chair de la Carotte n’est autre chose que la réserve de matières nutritives accumulées par cette plante bisannuelle pour sa floraison et sa fructification ; le siège de son appareil de réserve résidant dans l’écorce. Chez les races sans cœur, cette hypertrophie des parties corticales est encore plus marquée ; elle se fait au détriment de la partie ligneuse de la racine, alors extrêmement réduite, de sorte que la chair devient tendre, rouge, enfin homogène depuis la périphérie jusqu’au centre.
Il y a déjà plusieurs types de Carotte sans cœur : rouge longue obtuse sans cœur, demi-longue nantaise, demi-longue de Carentan, etc., toutes caractérisées en outre par le peu d’abondance du feuillage, car il existe une étroite corrélation entre le développement de l’appareil foliaire et celui du corps ligneux ou cœur de la Carotte.
Nous avons montré plus haut que la culture de la Carotte était très ancienne en Europe.
Le Dr Bretschneider dit qu’en Chine la Carotte est signalée sous la dynastie des Yuan (1280-1368) comme ayant été apportée de l’Asie occidentale. Dans l’Inde, cette plante potagère passe pour être venue de la Perse. Les Arabes d’Espagne possédaient au XIIIe siècle une Carotte rouge et une autre jaunâtre. Ibn-el-Awam dit que tous les musulmans font usage de cette racine, mais que dans les pays chauds la chaleur lui fait perdre son bon goût et la rend âcre[287].
[287] Trad. Clément-Mullet, t. II, p. 176.
En Angleterre, Gérarde, à la fin du XVIe siècle, connaissait deux variétés, une jaune et une rouge, toutes deux de forme longue.
Divers auteurs ont prétendu que la Carotte avait été introduite en Angleterre par les Flamands, sous le règne d’Elisabeth, vers 1558. Il s’agit là, évidemment, d’une simple introduction de variétés étrangères ; d’ailleurs ce pays était encore, dans les temps modernes, très en retard sous le rapport de la culture des bonnes variétés de Carottes. Un auteur horticole, M. Guihéneuf, disait en 1875, que le marché de Londres était principalement approvisionné avec la Carotte du Surrey « grossière, sans saveur, avec un cœur suffisamment développé pour faire une canne ». Pourtant il existe deux variétés anglaises de bonne qualité : la Carotte intermédiaire de James et la Carotte rouge longue d’Altringham, race née dans le village de ce nom près de Chester et qui date déjà d’une centaine d’années.
Vers 1830, M. Vilmorin entreprit, à Verrières, des expériences pour améliorer la Carotte sauvage. Miller dit qu’il a cultivé pendant plus de 20 ans la Carotte sauvage de la même manière que la Carotte des jardins sans avoir pu jamais améliorer leurs racines qui ont toujours continué à être petites, gluantes, d’un goût chaud et piquant. Van Mons, M. Beckman ont vainement essayé, à leur tour, de faire varier la Carotte sauvage.
A la quatrième génération seulement, M. Vilmorin aurait pu récolter des racines à peu près mangeables[288]. M. Decaisne a démontré, plus tard, que ces Carottes sauvages améliorées ne pouvaient être que des hybrides produits par le voisinage de Carottes cultivées. En effet, d’autres expériences tentées par M. Vilmorin, aux Barres (Loiret), dans un milieu sans doute moins favorable aux croisements accidentels ne donnèrent aucun résultat. Dans la nature, on n’a jamais constaté aucune amélioration de la Carotte sauvage. Si cette plante indigène très commune possédait une grande faculté de variation, on ne manquerait pas de trouver à l’état sauvage des prototypes se rapportant par la forme ou la couleur à nos diverses variétés cultivées. Il a donc fallu l’intervention de l’homme pour produire nos Carottes perfectionnées et un laps de temps de plus de 2000 ans ![289]
[288] Horticultural Transactions of London vol. II, 2e série, p. 348. — Le Bon Jardinier, 1838, p. 16 ; 1840, p. 195. — Ann. Soc. d’Hortic. de Paris t. XVIII, p. 85.
[289] Revue horticole 1860, p. 316 ; 1861, p. 383. — L’Horticulteur français, 1869, pp. 101, 142, 171, 213.