Histoire des légumes
RAIFORT SAUVAGE, CRAN, CRANSON, RAIFORT
(Cochlearia Armoracia L.)
Plante potagère peu cultivée en France mais populaire dans les pays du Nord, en Angleterre, Allemagne, Alsace surtout. Sa racine, grosse et longue, de consistance ferme, est condimentaire. Le Raifort possède au plus haut degré les propriétés stimulantes et stomachiques de certaines Crucifères ; une fois râpée, la racine de Raifort peut remplacer la moutarde dont elle a le goût. En Alsace, on considère la plante comme un légume, un remède et un apéritif. Le Raifort figure à presque tous les repas soit cru, soit cuit, et il est rare qu’un Alsacien méprise ce mets[557].
[557] Wagner, Culture du Raifort en Alsace. (Journal Soc. nat. d’Hortic. de Fr. 1902, p. 803).
Les noms employés en France pour désigner ce végétal indiquent une origine étrangère et relativement récente. Cran de Bretagne est dû au nom botanique Armoracia imposé à la plante par Linné. Or ce nom n’a rien de commun avec l’Armorique, ancien nom de la Bretagne. L’adjectif dérivé d’Armorique serait armoricus, ica et non armoracia ; en outre, au dire de tous les botanistes qui ont exploré la région, le Cochlearia Armoracia n’existe pas à l’état sauvage en Bretagne. Ce dernier nom viendrait d’une plante Crucifère du Pont mentionnée par Pline et qu’il appelle Armoracia, Armoracium de Columelle, laquelle est plutôt un Radis. La description de Pline ne convient pas au Raifort : « Il y a une espèce de raphanus sauvage nommée par les Grecs agrion, par les nations pontiques armon, par les Latins armoracia ; elle a beaucoup de feuilles et peu de racines ». Et Pline ne parle pas de la saveur piquante qui caractérise le Raifort. D’autre part, le Raifort n’existe en Grèce ni sauvage ni cultivé. C’est aussi une plante peu connue en Italie où ses noms ne dérivent pas de l’Armoracia latin. En Angleterre, le botaniste Watson regarde le Cran comme introduit. On le rencontre çà et là en divers endroits ; mais une plante vivace qui repullule si aisément par le moindre tronçon de racine peut paraître indigène dans des lieux où elle n’est que naturalisée.
Alphonse de Candolle a exposé d’excellents arguments tirés de la géographie botanique et de la linguistique qui démontrent que le pays d’origine du Cran n’est pas l’Ouest ni le Midi de l’Europe.
« Le Cochlearia Armoracia, dit-il, est une plante de l’Europe tempérée, orientale principalement. Elle est répandue de la Finlande à Astrakhan et au désert de Cuman, Grisebach l’indique aussi dans plusieurs localités de la Turquie d’Europe. Plus on avance vers l’Ouest de l’Europe, moins les auteurs de Flores paraissent certains de la qualité indigène, plus les localités sont éparses et suspectes. L’espèce est plus rare en Norwège qu’en Suède, et dans les îles Britanniques plus qu’en Hollande, où l’on ne soupçonne pas une origine étrangère.
« Les noms de l’espèce confirment une habitation primitive à l’Est plutôt qu’à l’Ouest de l’Europe ; ainsi le nom Chren, en russe, se retrouve dans toutes les langues slaves. Il s’est introduit dans quelques dialectes allemands, par exemple autour de Vienne, ou bien il a persisté dans ce pays, malgré la superposition de la langue allemande. Nous lui devons aussi le mot français Cran ou Cranson. Le mot usité en Allemagne Merretig, et en Hollande Meerradys, d’où le dialecte de la Suisse romande a tiré le mot Méridi ou Mérédi, signifie radis de mer et n’a pas quelque chose de primitif comme le mot Chren. Il résulte probablement de ce que l’espèce réussit près de la mer, circonstance commune avec beaucoup de Crucifères. Le nom suédois Pepparrot peut faire penser que l’espèce est plus récente en Suède que l’introduction du poivre dans le commerce du Nord de l’Europe. Toutefois ce nom pourrait avoir succédé à un nom plus ancien demeuré inconnu. Le nom anglais Horse radish (radis de cheval) n’est pas d’une nature originale, qui puisse faire croire à l’existence de l’espèce dans le pays avant la domination anglo-saxonne. Il veut dire radis très fort. Dans la France occidentale, le nom de Raifort, qui est le plus usité, signifie simplement racine forte. On disait autrefois en France Moutarde des Allemands, Moutarde des Capucins, ce qui montre une origine étrangère et peu ancienne. Au contraire, le mot Chren de toutes les langues slaves, mot qui a pénétré dans quelques dialectes allemands et français sous la forme de Kreen et Cran ou Cranson, est bien d’une nature primitive, montrant l’antiquité de l’espèce dans l’Europe orientale tempérée. Il est donc infiniment probable que la culture a propagé et naturalisé la plante de l’Est à l’Ouest depuis environ un millier d’années[558] ».
[558] Géographie botanique raisonnée, p. 654.
En effet, nous ne voyons pas le Raifort, ni dans la liste des plantes du capitulaire de Villis de Charlemagne, ni dans les herbollaires du XVe siècle. Ruellius (1536) indique sa culture en Italie sous le nom Armoracia. D’après Fuchs, c’était au XVIe siècle une plante condimentaire en Germanie[559], ce qui est confirmé par Camerarius, lequel, parlant du Raphanus rusticanus montanus qui s’appelle en Allemagne Kren, en France Raifort sauvage, dit que les Allemands, les Hongrois et les Polonais assaisonnent leurs aliments avec sa racine[560]. Dalechamps (1587), qui établit aussi sa culture dans l’Europe orientale, ne la mentionne pas en France. En Angleterre, Gerarde, en 1597, note la plante comme étant dans les jardins. Rauwolf, en 1573, l’avait observée cultivée à Alep, dans son voyage en Orient.
[559] Hist. pl. (1542), p. 660.
[560] Epitome (1586), p. 225.
Le Dictionnaire étymologique de Hatzfeld et Darmesteter dit que le mot Cran a été introduit dans la langue française au XVIIIe siècle, de l’allemand moderne. Nous avons relevé ce mot dans un compte de dépenses du XVIe siècle : Etats journaliers de la dépense de l’hôtel de l’empereur Charles-Quint, années 1530-1533 : « Cabus, Porées, Epinards, Oignons, Pois, Fèves, Cran, Naveaulx, etc. »[561].
[561] Arch. Nord, série B. 3477.
Le Raifort est beaucoup cultivé en Bavière (Franconie). Une bonne partie du Raifort qui se consomme en France provient de la région franconienne.