Histoire des légumes
LAITUE
(Lactuca sativa L.)
Comme les Chicorées et les Endives, la Laitue appartient à la grande famille des Composées-Chicoracées. C’est la plus importante, la plus employée et la meilleure des salades. Les Laitues sont des plantes estimées à juste titre ; elles exercent sur l’économie humaine une action rafraîchissante, tempérante, très légèrement narcotique.
On en distingue deux catégories bien tranchées : les Laitues pommées dont les feuilles orbiculaires, très concaves, ondulées, s’appliquent l’une contre l’autre de manière à former une pomme globuleuse ou aplatie, renouvelant dans une autre famille de plantes le phénomène qui se produit chez le Chou Cabus ; les Laitues romaines ont les feuilles concaves, droites, peu ondulées ; celles-ci forment une pomme haute, ovoïde-allongée que l’on pourrait rapprocher de la pomme similaire du Chou Cœur de Bœuf. Quelques-uns font encore une classe distincte des Laitues frisées dont les feuilles sont fortement ondulées-crispées.
Ces catégories de Laitues comprennent plusieurs centaines de variétés qui ont, pour la plupart, leurs qualités spéciales ; elles diffèrent par la saveur, la forme, le coloris et l’ampleur des feuilles. Les unes sont propres à la culture d’été ou d’automne ; d’autres réussissent mieux au printemps ; plusieurs sont assez rustiques pour passer l’hiver sous nos climats sans autre protection qu’un abri léger.
Les principales variétés de Laitues cultivées sont bien fixées, s’hybrident peu par conséquent, ce qui indique une culture ancienne. L’antiquité a dû connaître tous nos principaux types de Laitues. L’époque moderne ne paraît pas avoir produit des variétés possédant des caractères nouveaux. Un certain nombre, parmi les meilleures que nous cultivons, étaient déjà en usage sous leur nom actuel au XVIIe ou au moins au XVIIIe siècle. Cependant la rigoureuse sélection pratiquée à l’époque moderne par les maraîchers parisiens n’a pas été sans apporter quelques améliorations à ces salades. L’amertume naturelle aux anciennes variétés de Laitues cultivées, sans doute issues d’une herbe sauvage vireuse, le Lactuca Scariola, a dû notablement diminuer. Nous pouvons croire en outre que les pommes sont aujourd’hui plus serrées, les feuilles plus tendres et plus succulentes.
Cette plante potagère est probablement une variété obtenue par la culture du Lactuca Scariola, Laitue sauvage annuelle ou bisannuelle, à fleurs jaunes, commune en France dans les lieux incultes et pierreux, les terres remuées, le bord des chemins.
Son habitat s’étend sur toute l’Europe tempérée et méridionale, aux îles Canaries et Madère, en Algérie, en Abyssinie et dans l’Asie occidentale tempérée.
Le botaniste Boissier en a cité des échantillons de l’Arabie Pétrée jusqu’à la Mésopotamie et le Caucase. Il mentionne une variété à feuilles crispées, par conséquent analogue à certaines Laitues de nos jardins, apportée d’une montagne du Kurdistan. D’après de Candolle, l’espèce croît encore en Sibérie, dans l’Inde septentrionale du Cachemir au Népaul[188]. Dans nos régions, le Lactuca Scariola pourrait bien être fort souvent le Lactuca sativa retourné à l’état sauvage, cette plante se présentant avec une apparence subspontanée.
[188] Origine des pl. cultivées, 4e éd., p. 76.
La Laitue vireuse (Lactuca virosa L.), variété de la même espèce, croît en Europe le long des haies, sur les vieux murs et au bord des champs ; elle a toujours été considérée comme vénéneuse. On a supposé que cette forme sauvage se serait adaptée à nos besoins à la suite d’une culture prolongée et, comme l’Ache des marais devenu Céleri, aurait perdu ses propriétés vénéneuses.
Une autre Laitue indigène, le Lactuca perennis, ou Laitue vivace, habite les coteaux pierreux, les terrains calcaires en friche, les moissons. Dans le midi et le centre de la France, les paysans la mangent comme le Pissenlit. Vilmorin père l’a recommandée comme plante potagère à introduire dans les jardins. Etant vivace, cette Laitue sauvage à fleurs bleues ou violacées s’éloigne trop sensiblement de notre Laitue annuelle à fleurs jaunes pour être son type primitif.
Comme on le voit, l’origine des Laitues cultivées est incertaine. Les différences qui existent entre les Laitues pommées et les Laitues romaines sont plutôt d’ordre horticole ; les caractères identiques de la fleur et du fruit ne permettent pas de croire qu’elles appartiennent à deux types botaniques distincts d’autant plus que ces deux principales classes de Laitues sont reliées entre elles par une série de variétés qui forment la transition. Cependant, en raison de la diversité de la couleur des semences, blanches, noires ou jaunes des Laitues actuelles, une origine hybride peut toujours être soupçonnée. N’est-ce pas le cas pour le plus grand nombre de nos plantes domestiques ?
Vilmorin fait cette remarque que, d’après certaines formes chinoises non pommées, on peut supposer que la Laitue, à son état naturel, doit se composer d’une rosette de grandes feuilles allongées, un peu spatulées, plus ou moins ondulées et dentées sur les bords[189]. Dans nos cultures, les Laitues dites à couper se rapprochent certainement de la forme primitive.
[189] Plantes potagères, 3e éd., p. 349.
La culture a dû prendre naissance en Orient de formes asiatiques du Lactuca Scariola. Le botaniste Boissier, cité plus haut, signalant une Laitue sauvage à feuilles crispées originaire des montagnes du Kurdistan, montre que l’on trouve dans la nature des prototypes d’où proviennent vraisemblablement nos Laitues cultivées.
Quant à l’antiquité de la culture de cette plante potagère, nous ne pouvons que reproduire les déductions que de Candolle a tirées de la linguistique. « Les anciens Grecs et les Romains, dit-il, cultivaient la Laitue, surtout comme salade. En Orient la culture remonte peut-être à une époque plus ancienne. Cependant, d’après les noms vulgaires originaux, soit en Asie, soit en Europe, il ne semble pas que cette plante ait été généralement et très anciennement cultivée. On ne cite pas de nom sanscrit ni hébreu, ni de la langue reconstruite des Aryens. Il existe un nom grec Tridax ; latin, Lactuca ; persan et hindoustani, Kahu et l’analogue arabe Chuss ou Chass. Le nom latin existe aussi légèrement modifié, dans plusieurs langues slaves et germaniques, ce qui peut signifier, ou que les Aryens occidentaux l’ont répandu, ou que la culture s’est propagée plus tard, avec le nom, du midi au nord de l’Europe. Le Dr Bretschneider dit que la Laitue n’est pas très ancienne en Chine et qu’elle y a été introduite de l’ouest. Le premier ouvrage où elle est mentionnée date de 600 à 900 de notre ère »[190].
[190] Origine des pl. cultivées, 4e éd., p. 76.
Loret admet la Laitue parmi les plantes des temps pharaoniques d’après plusieurs dessins qu’il a relevés sur place. La plante a la forme d’une Laitue allongée, aux feuilles sinuées et longuement lancéolées. Braun a trouvé des graines antiques en étudiant les restes de végétaux égyptiens du Musée de Berlin[191]. D’ailleurs le Lactuca Scariola est indigène en Egypte. Il a été découvert en 1875 dans la Haute-Egypte par le Dr E. Sickenberger. Dans le Delta on trouve aussi en abondance des Laitues sauvages. La Laitue faisait partie des Herbes amères que les Hébreux étaient tenus de manger dans le festin religieux de la Pâque. Les rabbins commentateurs de la Bible désignent cinq espèces de plantes que l’on pouvait manger avec l’agneau pascal : Laitue, Endive et Chicorée sauvage, puis des herbes condimentaires qui ont dû varier selon les temps et les lieux : Roquette, Cresson, Persil, Marrube, etc. La traduction grecque des Septante appelle ces plantes picrides, c’est-à-dire Laitues sauvages. La Vulgate, traduction latine de la Bible par saint Jérôme, rend par Lactucæ agrestes le mot hébreu merôrîm qui désigne les Herbes amères. Lactucæ agrestes est un terme général qui comprend la Laitue cultivée, la Laitue vivace, Lactuca Scariola, les Endives et la Chicorée sauvage[192].
[191] Flore pharaonique, 2e éd., p. 68.
[192] Vigouroux, Dict. de la Bible, article Herbes amères.
D’après une anecdote racontée par Hérodote, la Laitue paraissait sur la table des rois de Perse environ 550 ans avant notre ère. Vers l’an 300, Théophraste, chez les Grecs, connaissait trois variétés. Aux environs de l’ère chrétienne, Pline et Columelle en énumèrent un plus grand nombre qu’ils distinguent, comme le font les modernes, par la couleur et la forme des feuilles. Beaucoup sont aussi désignées par le nom de leur pays d’origine. En lisant ces auteurs, nous voyons défiler des Laitues précoces, frisées, sessiles, c’est-à-dire pommées ; puis la Cyprienne, veinée de rouge, très estimée ; la Cécilienne, purpurine, ainsi nommée de Cecilius Metellus qui fut consul durant la première guerre punique ; la Bétique, d’origine espagnole, la Laconienne, la Cappadocienne, de forme allongée, qui paraît rentrer dans la catégorie des Romaines[193]. Martial décerne à cette dernière variété l’épithète de vile qu’il faut traduire par commune ou bon marché. La Laitue était très goûtée à Rome. Une branche de la famille patricienne des Valerius se fit honneur de porter le surnom de Lactucini, de même que les Fabius tiraient leur nom des Fèves ; les Lentuli, des Lentilles ; les Pisoni, des Pois ; les Ciceroni, des Pois chiches.
[193] Columelle, l. X. — Pline, l. XIX, c. 38.
Les médecins reconnaissaient à la Laitue des vertus calmantes et émollientes. C’était la principale des salades. On relevait sa fadeur avec un assaisonnement de Roquette, herbe Crucifère âcre et stimulante. Les Romains terminaient le souper par une salade de Laitue, sans doute pour disposer au sommeil. Il est possible que le suc blanc et amer de la Laitue soit légèrement soporifique ; cependant il n’est pas analogue à l’opium bien qu’on l’ait introduit dans la matière médicale sous les noms de Lactucarium et de Thridace. A partir de Domitien, il se fit un changement dans les mœurs épulaires. L’ordre fut interverti et l’on mangea désormais la salade au commencement du repas, avec les Radis et crudités, pour exciter l’appétit[194].
[194] Martial, Epigr. l. XIII, 2.
La Laitue est en relation avec le mythe d’Adonis, dieu phénicien et syrien que la Bible appelle Thammuz (Ezéchiel VIII, 14) mais que les Grecs n’ont connu que par la formule orientale d’invocation Adonaï qui signifie « mon seigneur ». Les fêtes de ce dieu ont occupé une place considérable dans le monde antique grec et romain. La Laitue avait un rôle dans son culte parce que Vénus, d’après la fable, aurait couché sur un lit de Laitue le corps d’Adonis, son favori, tué à la chasse par un sanglier. Au solstice d’été les femmes semaient dans des vases d’argent, des pots de terre ou des paniers toutes sortes de plantes qui germent et croissent rapidement, surtout des Laitues. Ces plantes levaient en quelques jours, puis se flétrissaient aussitôt ; image de l’existence éphémère d’Adonis, personnification des forces de la nature et des vicissitudes des saisons. Les Jardins d’Adonis, c’est ainsi qu’on appelait les vases remplis de Laitues, étaient solennellement portés avec les images du dieu dans la pompe des Adonies[195]. La légende d’Adonis a été beaucoup développée par les poètes. Ils ont fait naître l’Anémone du sang d’Adonis et la Rose des pleurs de Vénus sur la mort de son favori.
[195] Daremberg, Dict. des Antiquités, article Adonis.
Les auteurs du moyen âge et de la Renaissance n’ont connu qu’un nombre très restreint de variétés. Le Ménagier de Paris indique au XIVe siècle les Laitues de France et d’Avignon. Ch. Estienne, l’auteur de la Maison rustique, dans la seconde moitié du XVIe siècle, dit que l’on cultive en France quatre sortes de Laitues, savoir : la crépue, la têtue, la pommée, la blanche. Gérarde (1597), en Angleterre, énumère huit variétés. Olivier de Serres (1600) ne parle que de trois ou quatre sortes seulement. Il en existait un plus grand nombre, mais nos prédécesseurs ne savaient pas distinguer les différences, trop minimes pour eux, sur lesquelles nous établissons les variétés de plantes cultivées.
Au XVIe siècle, on recevait de l’Italie les bonnes variétés de salade. Nous savons par les lettres de Maître Rabelais que pendant ses voyages à Rome en 1534 et en 1537, il envoya des graines de Laitues à son ami Geoffroy d’Estissac, évêque de Maillezais, entre autres des graines de Naples « desquelles le Saint-Père fait semer en son jardin secret du Belvédère ». On a supposé que cette salade était la Romaine et on fait généralement honneur à Rabelais de son introduction en France. C’est une erreur. Déjà les Romains possédaient dans la Cappadocienne un type de Laitue à pomme très allongée semblable à la Romaine. Au moyen âge, les Arabes d’Espagne cultivaient une Laitue pommée, la Laitue de Cordoue ; une autre, nommée Laitue de Séville, rappelle notre Romaine, d’après la description d’Ibn-el-Beïthar (XIIIe siècle).
La première mention positive de cette sorte se trouve dans l’ouvrage de Crescenzi, agronome italien au XIIIe siècle. On lit, au livre VI de son Traité d’Agriculture : « mais les grandes laitues qu’on appelle romaines, qui ont les semences blanches, doivent être transplantées afin qu’elles deviennent douces ».
Cette Laitue fut apportée par les Papes à Avignon. De là son nom de Romaine. L’introduction à Paris serait due à Bureau de la Rivière, ministre de Charles V, lequel aurait rapporté cette salade d’un voyage diplomatique qu’il fit à Avignon en 1389, selon le témoignage formel d’un ouvrage du temps : « Et nota que la semence des laictues de France est noire, et la semence des laitues d’Avignon est plus blanche, et en fit apporter Mgr de la Rivière et sont les laictues trop moilleures et plus tendres assez que celles de France »[196]. La Laitue d’Avignon ne peut être que la Romaine puisque Ch. Estienne (Maison rustique) constate que la Romaine est la seule espèce de Laitue à graines blanches qu’on connût encore au XVIe siècle. Le nom donné en Angleterre à la Romaine Cos Lettuce, de l’île de Cos dans l’Archipel grec, patrie d’Hippocrate, paraît indiquer une croyance à une origine orientale de cette variété. Selon Parkinson, John Tradescant, jardinier de Charles Ier, l’apporta en Angleterre.
[196] Ménagier de Paris, t. II, p. 46.
Dans les temps modernes, les Laitues ont été améliorées surtout en France, en Hollande et en Allemagne.
Beaucoup de variétés parmi celles qui étaient déjà dénommées au XVIIe siècle sont encore en usage et particulièrement les Laitues destinées aux cultures de primeurs : Crêpe, à coquille, Passion, Gotte ou Gau. Claude Mollet nomme vers 1610-1615 : la Laitue Crêpe, la Laitue pommée ; la Romaine qu’il appelle Laitue de Lombardie. Surviennent, dans le Jardinier françois (1651) : Laitue de Gênes, à coquille, capucine ou rouge ; la Royale, les Chicons. Chicon, comme synonyme de Romaine, est à peu près tombé en désuétude ; le mot signifie plutôt la pomme d’une salade : un chicon de Witloof. La Quintinie cultivait en 1690 : Laitue Romaine, à coquille, Passion, Crêpe blonde et verte, Royale, Bellegarde, Capucine, de Gênes, Perpignane, Impériale, d’Aubervilliers, George. De Combles (Ecole du Potager, 1749) énumère 25 variétés de Laitues pommées. Outre les précédentes, il nomme la Batavia, la Versailles, la Sanguine, la Dauphine, la Grosse blonde. La Laitue préférée à cette époque était l’Impériale ou Laitue d’Autriche. De Combles connaissait sept variétés de Romaines. A la fin du XVIIIe siècle et pendant une partie du XIXe, la Laitue Cocasse a été la favorite des marchés parisiens. La vogue de la Palatine, qui est aussi ancienne, dure toujours. C’est une des plus cultivées par les maraîchers pour la consommation d’été et d’automne. Sont des gains plus récents : Laitue Semoroz obtenue par un jardinier genevois vers 1850 ; Laitue Bossin, amélioration de la L. Chou de Naples (vers 1865) ; Merveille des 4 Saisons, la reine des Laitues (Catalogue Vilmorin 1880-1881) ; Romaine Ballon (1881-83) ; Laitue Trocadéro (1883-84) ; Laitue blonde du Cazard (1898-1900).
Ces dernières années, M. Paillieux a appelé l’attention sur deux Laitues curieuses : la Laitue Gigogne, forme non pommée, originaire du Pamir et la Laitue Asperge, variation de la Laitue commune dont on mange les tiges lorsqu’elle est jeune[197].
[197] Potager d’un Curieux, 3e éd., p. 536.
L’origine du forçage des Laitues paraît remonter au jardinier de Louis XIV, La Quintinie, qui fournissait des salades en janvier à la table royale.
Dulac et Chemin ont commencé à forcer la Romaine en 1812. Les maraîchers parisiens sont d’excellents spécialistes dans la culture hâtée des salades. Leurs produits ne sont jamais égalés dans les concours internationaux ; cette culture des Laitues sous cloches et sous châssis est pour eux une des plus lucratives.
Le mot Laitue vient du latin Lactuca (radical lac, lait) car toutes les Laitues sont des plantes lactescentes. Dans toutes les langues de l’Europe, le nom de cette plante potagère dérive du latin Lactuca : anglais, lettuce ; allemand, lattich ; italien, lattuga ; espagnol, lachucha ; hollandais, latuw ; russe, laktuk, etc.
D’après cet indice linguistique, l’introduction de la Laitue en Europe ne date que de la domination romaine.