Histoire des légumes
CONCOMBRE
(Cucumis sativus L.)
En France on mange peu de Concombres à l’état adulte. Ce fruit légumier est plutôt cultivé chez nous en vue de la production du « Cornichon ». Dans d’autres pays on le recherche assez et on s’en sert en guise de hors-d’œuvre. Le Concombre, légume sans valeur nutritive, mais laxatif et rafraîchissant, convient bien dans les climats chauds et secs. Il est entré dans l’alimentation des Orientaux qui le mangent cru, bouilli ou cuit avec les viandes, depuis un temps immémorial ; depuis 3000 ans au moins dans l’Inde, comme le prouve l’existence d’un nom sanscrit Soukasa. L’Europe orientale l’a reçu à l’époque préhistorique. A propos de son ancienneté, de Candolle dit que des graines de Concombre ont été trouvées dans des cendres préhistoriques, à Szilahom (Hongrie).
Cependant ce savant botaniste n’admet pas la croyance à la présence du Concombre chez les anciens Egyptiens. Il est ici manifestement dans l’erreur. Flanders Petrie a retrouvé des Concombres et des parties de plantes au Fayoum, à partir de la XIIe dynastie jusqu’à l’époque gréco-romaine des tombes de Hawara. Un des noms coptes : Shop, Shopi répond au grec Sikuos de la traduction de la Bible par les Septante. Le Concombre est d’ailleurs très souvent représenté sur les parois des tombes parmi les offrandes funéraires[479].
[479] Loret, Flore pharaonique, 2e éd., p. 75.
La Bible est donc le plus ancien monument littéraire qui parle de ce fruit. Dans le désert Sinaïque, les Israélites regrettaient les Concombres (qissuim) de l’Egypte[480]. Et il est à remarquer que le Concombre est encore maintenant un légume des plus cultivés par les Egyptiens modernes. Lorsque les Juifs furent établis dans la Terre promise, cette Cucurbitacée devint une nourriture ordinaire et préférée de ce peuple. On en voyait des champs entiers au milieu desquels le cultivateur construisait des cabanes de branchages, où il demeurait pour éloigner les chacals et autres animaux sauvages friands de ce fruit. Les Concombres une fois recueillis, on abandonnait et on laissait tomber ces misérables abris[481]. De là cette allusion du prophète Isaïe, à propos de Jérusalem devenue déserte : « La fille de Sion reste comme une cabane dans une vigne, comme une hutte dans un champ de concombres[482]. »
[480] Nombres, XI, 5.
[481] Vigouroux, Dict. de la Bible. — Hamilton, Les plantes de la Bible, p. 34.
[482] Isaïe, I, 8.
Les Anciens ont eu pour le Concombre une estime supérieure à celle que nous avons pour ce légume. Les Grecs le cultivaient sous le nom que lui donne Théophraste : Sikuos, nom assez vague qui paraît un terme général pour désigner les Cucurbitacées. Sikuos hemeros de Dioscoride désigne particulièrement le Concombre. Columelle, chez les Latins, a décrit sa culture[483]. Pline, qui semble avoir emprunté à Columelle ses renseignements, dit que l’empereur Tibère aimait les Concombres avec passion ; aussi lui en servait-on tous les jours à sa table. On les cultivait dans des caisses suspendues sur des roues, afin de pouvoir facilement les exposer au soleil et les garantir du froid en les retirant dans des serres garnies de vitrages[484].
[483] De re rustica, lib. X, cap. III.
[484] Hist. nat. l. XIX, 24 ; l. XXIII, 5.
Ce passage a été cité pour montrer que les Anciens savaient hâter la maturation des fruits à l’aide de couches mobiles ou de serres garnies de pierres transparentes en guise de vitres. Martial a écrit aussi une épigramme sur ce sujet[485]. Parmi les renseignements qu’il a compilés sur le Concombre, Pline n’a pas oublié le côté du merveilleux. Il affirme que le Concombre a une véritable horreur de l’huile et une grande affection pour l’eau. « De ce fait, dit-il, on peut se procurer une preuve évidente, car si vous placez un vase rempli d’eau à quatre doigts de distance d’un Concombre, dans l’espace d’une nuit, l’eau aura été absorbée par ce fruit, et, d’autre part, si vous placez dans les mêmes conditions un vase d’huile, le Concombre aura pris une forme recourbée pour se détourner autant que possible de son objet d’aversion. »
[485] Epigrammes, l. VII, 14.
On s’explique difficilement le grand nombre de préjugés concernant les Cucurbitacées que l’on trouve chez les anciens auteurs sur les choses rustiques. On conseillait, par exemple, de battre du tambour et de jouer de la flûte auprès des Melons et des Citrouilles pour les faire grossir. Un peu partout, on interdisait l’accès des melonnières à certaines personnes que l’on supposait devoir exercer une mauvaise influence sur les jeunes fruits et en provoquer le flétrissement. Et combien d’autres sottises semblables que l’on retrouve enseignées dans des livres sérieux presque jusqu’au XVIIIe siècle !
Les botanistes de la Renaissance ont décrit et figuré le Concombre : Fuchsius (1542), Tragus (1552), Camerarius (1586), Dalechamps (1587), Gerarde (1597). Ils connaissaient plusieurs variétés et deux principales formes : celle allongée et l’autre plus arrondie. Le fruit, rugueux et irrégulier, paraît très inférieur à ce qu’il est aujourd’hui.
De nos jours la culture du Concombre est importante en Angleterre, en Amérique et en Russie. Les Hollandais sont aussi grands producteurs de Concombres. Sur les bords de la Meuse, des centaines d’hectares sont consacrés à cette culture très rémunératrice. En Angleterre, le forçage en serre du Concombre pendant l’hiver est devenu une industrie prospère et lucrative, depuis que ce fruit s’est démocratisé et paraît sur toutes les tables. Dans le Bedfordshire, on élève aussi le Concombre à l’air libre pour la production du Cornichon.
Le Cornichon n’est pas différent du Concombre. On appelle de ce nom, parce qu’il affecte l’apparence d’une petite corne, le Concombre à fruits verts, récolté très jeune, de la grosseur du doigt, et mariné avec des assaisonnements spéciaux pour en faire un condiment.
Mais pourquoi ce mot « Cornichon » a-t-il pris le sens moral figuré de niais un peu présomptueux, quelquefois celui d’ignorant ?
Le sens ironique du mot Cornichon provient-il de ce que ce fruit de Concombre n’a pas atteint tout son développement et n’est, en somme, qu’un avorton de Concombre bon seulement à figurer dans un bocal ? C’est très probable. Littré donne une autre explication. Il dit que c’est le Cornichon, petit Concombre, qui a peut-être introduit le sens de niais, le Concombre étant un fruit insipide et plat. C’est ainsi que Louis Veuillot, grand polémiste sous le second Empire, appelait ses adversaires Navets.
Cornichon, au sens figuré, se dit en anglais greenhorn (corne verte). Cela concorde avec la définition donnée plus haut — avorton de Concombre — et rappelle la qualification verdant green attribuée plaisamment aux jeunes universitaires d’Oxford. Dans l’argot de nos grandes écoles militaires, la dénomination burlesque de « Melons » s’applique aux élèves de première année. Tous ces sobriquets symbolisent l’ignorance du débutant. Quoi qu’il en soit, Cornichon est un terme de dérision spécial aux Français. Il doit sortir de la langue des halles.
Mais les autres plantes Cucurbitacées ont aussi fourni leur contingent aux appellations injurieuses de la rhétorique populaire : Gourde indique la stupidité ou l’indolence. Melon et Citrouille ont le sens d’homme mou, lâche ou inintelligent. En Languedoc, dit le Dictionnaire Borel, on appelle Courges les hébétés ou les fous. En Angleterre, les équivalents de Gourde, Melon, Citrouille, sont employés comme termes injurieux pour marquer la sottise présomptueuse. Dans la langue italienne on retrouve les mêmes expressions. De Zucca, Courge, dérive zuccone, c’est-à-dire tête vide, imbécile. A Citruollo, Citrouille, se rattache citrullo, sot. De même on dit mellone, Melon, de quelqu’un qui est peu intelligent.
De telles habitudes de langage remontent à la plus haute antiquité. Les Anciens se servaient de ces injures : Thersite, un des héros d’Homère, devant Troie, reprochant aux Grecs leur manque de courage, les appelle pepones. Traduisons par Calebasses, Citrouilles ou Potirons[486]. Dans un texte plus récent que l’Iliade, nous trouvons l’expression Cucurbitæ caput, tête de Citrouille (Apulée). Les comédies de Plaute fournissent des mots analogues.
[486] Voir Intermédiaire des Curieux, VII, 395, 479 ; IX, 450, 537, 596, 621 ; X, 54.
Vraisemblablement, les caractères physiques du fruit des Cucurbitacées qui est gonflé, bouffi, quelquefois insipide, le plus souvent creux à l’intérieur, ont déterminé la naissance de ces appellations. N’est-ce pas ainsi que se présentent nos ignorants prétentieux, suffisants ? Il n’y a en eux rien de substantiel !
Le pays d’origine du Concombre était inconnu à Linné et à Lamarck au XVIIIe siècle. Au milieu du XIXe siècle on n’avait trouvé l’espèce sauvage nulle part. Alph. de Candolle soupçonnait avec raison une origine indienne pour divers motifs tirés de son ancienneté en Asie et en Europe et surtout de l’existence d’un nom sanscrit. Il écrivait en 1855 dans sa Géographie botanique : « La patrie est probablement le Nord-Ouest de l’Inde, par exemple le Caboul ou quelque pays adjacent. Tout fait présumer qu’on le découvrira un jour dans ces régions encore mal connues. »
En effet, selon les botanistes actuels, la forme sauvage du Concombre existe dans l’Inde. Sir Joseph Hooker, après avoir décrit la variété remarquable de Concombre dite de Sikkim, ajoute que la forme Hardwickii, spontanée dans la région himalayenne, de Kumaon à Sikkim, ne diffère pas du C. sativus par ses caractères essentiels[487].
[487] De Candolle, Origine, 4e éd., p. 211.
Une plante cultivée depuis si longtemps a naturellement beaucoup varié sous tous les rapports : forme, couleur et grosseur du fruit. Les maraîchers de Paris obtiennent le Cornichon du Concombre vert petit parisien. Le Concombre blanc long parisien est une variété grandement améliorée par ces habiles cultivateurs (Vilmorin, 1889-90). On cultive, spécialement pour la parfumerie, le Concombre de Bonneuil.
Les Anglais possèdent plusieurs races très perfectionnées. Leur variété Télégraphe, excellente pour le forçage, obtenue par Rollisson, à Tooting, est populaire en France. Créée vers 1850, la variété Rollisson’s Telegraph a plusieurs fois changé de nom (Vilmorin, 1873-74).
Selon Bretschneider, le Concombre n’a été apporté de l’Occident en Chine que vers 140-86 avant J.-C., lors du retour de Chang-Kien envoyé en Bactriane par un souverain chinois. Mais du côté de l’Asie et l’Europe, la diversité des noms de cette Cucurbitacée indique une grande extension à des époques très reculées. « Avec le Kischuim des Hébreux, nous avons cité le Sikuos des Grecs qui pourrait avoir une parenté avec le terme sémitique. Sikua dans le grec moderne et aussi Aggouria, d’une ancienne racine des langues aryennes et qui se retrouve dans le bohême Agurka, l’allemand Gurke. Les Albanais (descendants des Pélasges ?) ont un tout autre nom : Kratsavets qu’on reconnaît dans le slave Krastavak. En tartare Kiar. Le nom Chiar existe aussi en arabe pour quelque variété de Concombre. Ce serait un nom touranien, antérieur au sanscrit, par où la culture dans l’Asie aurait plus de 3000 ans[488]. »
[488] De Candolle, loc. cit., p. 211.
Le mot français Concombre dérive du latin Cucumis, Cucumeres. Il existait dès le XIIIe siècle. Ruel (1536), Dalechamps (1587), donnent la forme Cocombre. L’orthographe actuelle date du XVIIe siècle.