Histoire des légumes
CHICORÉE WITLOOF OU ENDIVE DE BRUXELLES
La Chicorée sauvage amère nous avait déjà donné la Barbe de Capucin ; nous lui devons un autre produit étiolé, le Witloof, qui n’est autre chose qu’une Barbe de Capucin pommée obtenue par un procédé de culture spécial, c’est-à-dire par le forçage en terre, à l’abri de l’air, tandis que la Barbe de Capucin subit seulement le forçage en cave, mais à l’air libre.
A Paris, on appelle ce légume Endive, improprement car la véritable Endive est le Cichorium Endivia, Chicoracée annuelle originaire du Midi de l’Europe et d’où proviennent par variations les Chicorées frisées et les Scaroles.
De création récente, le Witloof est une obtention belge, ce qui explique son nom flamand dérivé de wit, blanc et loof, feuillage. Dans la Belgique flamande, le nom Witloof, feuille blanche, était donné depuis longtemps à la Barbe de Capucin.
Pour produire le Witloof, il importe de se servir de la Chicorée à grosse racine de Bruxelles, sous-variété d’une Chicorée à café dite Chicorée à grosse racine de Magdebourg, caractérisée par la largeur de ses feuilles entières et dressées.
On ouvre une tranchée de 70 c. à 80 centimètres de profondeur. Les racines de la Chicorée, après préparation, sont placées au fond, debout, serrées et recouvertes de terreau tamisé. Sur le tout on établit une couche de fumier de cheval de 0,60 à 1 mètre d’épaisseur dont la chaleur, au bout d’un laps de temps assez court, doit développer les feuilles de la Chicorée sous forme de petites pommes blanches et allongées ressemblant à un cœur de Laitue Romaine. Ces pommes, accommodées au jus, à la sauce blanche, ou en salade à l’état cru, constituent un délicieux légume d’hiver et de premier printemps, tendre et succulent, moins amer que la Barbe de Capucin par suite d’un étiolement plus complet et dont la saveur se rapproche assez de celle du Chou marin.
Un phénomène qui se reproduit chez toutes les plantes légumières développées dans l’obscurité, c’est la diminution du limbe de la feuille, réduite alors presque à la nervure médiane qui atteint sa taille normale ou prend même un notable accroissement. Nous pourrions citer comme exemples les côtes du Cardon ou de la Poirée à Cardes, les lanières étroites et allongées de la Barbe de Capucin et surtout le Witloof dont la pomme est entièrement formée par les larges nervures médianes épaissies des feuilles radicales de la Chicorée à grosse racine de Bruxelles.
Tout en admettant une tendance à pommer chez cette variété, il est bien démontré que la pression du fumier et la résistance qu’il oppose au développement des jeunes feuilles de Chicorée oblige celles-ci à demeurer serrées et imbriquées en manière de pomme. Les cultivateurs qui ne suivent pas la méthode de culture belge, sommairement indiquée plus haut, n’obtiennent que des pommes plus ou moins étalées.
Il semble que la découverte du forçage en terre de la Chicorée à grosse racine soit due au hasard. M. le Professeur Rodigas en a donné l’historique suivant :
« Il y a 60 ans environ, le Jardin botanique de Bruxelles, aujourd’hui établissement de l’Etat, était le siège et la propriété de la Société d’Horticulture de Belgique. Les vastes souterrains de ce jardin botanique étaient loués à des particuliers et servaient en grande partie à la culture des Champignons. Vers les années 1850 et 1851, le jardinier en chef, M. Bresiers profitait de l’établissement de ces champignonnières pour blanchir quelques légumes et produire entre autre la salade d’hiver offerte par les feuilles blanchies, tendres, longues et minces de la Chicorée sauvage. Un jour, M. Bresiers remarqua que sa Chicorée, au lieu de former ces longues lanières habituelles, avait produit une sorte de pomme relativement serrée, rappelant pour la forme le milieu durci et blanc d’une Laitue Romaine.
« Ce résultat frappa vivement le chef de culture ; il dut utiliser, en grande partie, lui-même, ce produit sans pouvoir le vendre à la verdurière à qui il cédait le trop plein de ses cultures. L’année suivante, le même effet se produisit et la cause en fut attribuée à la nature du fumier employé pour les couches, ce qui était une erreur. Une meule spéciale fut montée avec soin dans les conditions antérieures : le même ouvrier plaça les bottes de Chicorée et les couvrit de terre fine comme auparavant ; de nouveau il y eut formation de pommes sur la moitié environ de la meule et production de Barbe de Capucin sur l’autre moitié. Alors on remarqua que les chicons étaient produits à l’endroit où l’on avait mis le plus de terre. Le Witloof était trouvé, mais il demeura le secret de quelques ouvriers du Jardin botanique.
« M. Bresiers vint à mourir ; sa veuve se retira à Merxem, village important de la banlieue d’Anvers ; elle porta avec elle le secret de la culture du Witloof ; ce secret devint le secret de son jardinier ; celui-ci le passa au jardinier de la famille Moretus et c’est ainsi que peu à peu l’invention de Bresiers devint le secret de tout le monde[178]. »
[178] Lyon hortic., 1904, p. 86.
Répandu fort vite et très populaire dans son pays d’origine, le Witloof resta néanmoins légume local pendant plus de vingt ans. Il était primitivement produit par les maraîchers de Schaerbeek lès Bruxelles et de Saint-Gilles ; puis, quand à la suite de la demande étrangère la Belgique se fit exportatrice du nouveau légume, la culture s’étendit dans toutes les autres communes de la banlieue de Bruxelles.
Le Witloof a été introduit en France par M. Henri de Vilmorin qui eut l’occasion de voir ce produit maraîcher inconnu en France à l’Exposition horticole de Gand en 1873. Il fit connaître la plante et indiqua sa culture en publiant quelques notes dans les journaux spéciaux[179]. On vit pour la première fois le Witloof à Paris en 1875, présenté, cette année, par l’introducteur, à la Société nationale d’Horticulture.
[179] Rev. hortic., 1813, p. 167. — Jal Soc. nat. d’Hortic. 1875, p. 56.
L’entrée rapide du Witloof dans la consommation ordinaire est un fait rare dans l’histoire des nouveaux légumes ; les meilleurs doivent lutter longtemps contre la routine et l’indifférence du public avant d’être appréciés.
Peu d’années après les articles de M. H. de Vilmorin, on vendait le Witloof aux Halles sous le nom d’Endive de Bruxelles et les petites marchandes le voituraient dans les rues de Paris : il avait atteint le faîte de la renommée !
Bruxelles est demeuré jusqu’à ce jour le grand centre de la production du Witloof qui a pris depuis une quinzaine d’années une importance considérable. Quelques cultivateurs français ont essayé de concurrencer leurs voisins belges. Vincent Berthault, jardinier à Rungis (Seine-et-Oise), aurait commencé en 1881 des essais de culture du Witloof, mais M. Berthault-Cottard, horticulteur à Saint-Mard (Seine-et-Marne), a été le premier dans les environs de Paris à cultiver en grand l’Endive de Bruxelles.
En employant la méthode belge avec de légères modifications, il obtenait de très beaux résultats. Vers 1892, le nouveau légume tendait même à entrer dans la grande culture. M. Besnard, fermier à Coupvray (Seine-et-Marne), pratiquait à cette époque la culture de la Chicorée à grosse racine pour le forçage sur une étendue de plus de deux hectares.
Pendant les 4 mois de l’hiver 1883-84, il serait venu de Belgique aux Halles de Paris environ 1500 kilogrammes de Witloof par jour, vendu en moyenne 80 c. le kilogramme. En 1897, on évaluait à 1.500.000 kilogrammes la quantité d’Endives de Bruxelles importées de la Belgique. Aux Halles de Paris, il s’en débitait environ 1 million de kilogrammes dont les trois quarts de provenance étrangère.
L’exportation belge du Witloof s’étend jusqu’aux Etats-Unis. Pour répondre à cette immense consommation, les cultivateurs des communes limitrophes de Bruxelles, qui pratiquent la fabrication de cette denrée horticole, emploient de plus en plus le forçage par le feu qui leur permet de livrer au commerce des pommes de Witloof après un forçage de 13 jours seulement. Avec l’ancienne méthode de forçage par le fumier, on n’obtenait un produit marchand qu’au bout de 20 jours ou même davantage.