Histoire des légumes
POIREAU
(Allium Porrum L.)
Au jardin, le Poireau ou Porreau se place au premier rang parmi les légumes. A la cuisine on l’apprécie comme il le mérite : il fait des soupes délicieuses ; mangé comme l’Asperge, c’est un plat économique et sain, non à dédaigner ; enfin, de tous les ingrédients qui entrent dans la composition du pot-au-feu, il est un de ceux que la cuisinière prise le plus.
Le Poireau n’a pas été rencontré à l’état sauvage ; c’est pourquoi la plupart des botanistes le considèrent comme une forme cultivée de l’Allium Ampeloprasum, vulgairement Ail d’Orient, Ail faux-Poireau, Poireau des vignes ; herbe spontanée et fort commune dans la région méditerranéenne, l’Europe centrale, l’Orient et l’Algérie. La description de l’Ulpicum des Romains semble se rapporter à cette plante. Les deux formes sont d’ailleurs très voisines.
La souche probable du Poireau possède un gros bulbe divisé en plusieurs caïeux à saveur et odeur d’Ail et de Poireau ; ses feuilles sont plus étroites que celle du Poireau et son ombelle de fleurs est moins dense. Il ne semble pas que le bulbe unique et si peu prononcé du Poireau infirme l’opinion des botanistes qui voient dans cette plante potagère une simple variété de l’Allium Ampeloprasum, attendu que le Poireau, essentiellement polymorphe, peut, sous l’influence d’un traitement spécial, produire des caïeux, devenir vivace et gazonnant comme la Ciboulette. Le Poireau perpétuel ou vivace, qui produit des drageons ou rejets, ne serait-il pas un retour au type primitif ? En plus, c’est justement sous l’influence de la culture que l’on constate la disparition du renflement bulbeux du Poireau au bénéfice de la portion inférieure de ses feuilles engainantes. Ces gaines, emboîtées les unes dans les autres, étiolées par leur séjour en terre, forment la seule partie comestible de la plante. Les formes anciennes étaient bulbeuses. Camerarius (1586) donne deux figures de Poireaux avec bulbe très prononcé. L’anglais Gerarde (1597) a figuré aussi un Poireau à bulbe. Quant aux Romains, ils tenaient beaucoup à développer la base de la plante qu’ils appelaient la tête ; nous disons aussi une tête d’Ail. Pour cela, ils employaient divers procédés culturaux que Pline relate. Une coutume des Anciens pour obtenir une soi-disant grosse tête consistait à placer au-dessous du bulbe une pierre ou une tuile.
Les Anciens distinguaient deux sortes de Poireaux : le Porrum capitatum ou Poireau à tête, qui est notre Poireau cultivé mais bulbeux, et le Porrum sectile, c’est-à-dire le Poireau à couper dont les Anciens ont souvent parlé[256]. De ce dernier légume, on consommait seulement les feuilles. Aussi doit-on penser qu’il s’agit d’un Poireau vivace ou perpétuel, dont on tondait les feuilles après l’avoir semé très dru pour cet usage. En Normandie, on mange les feuilles du Poireau perpétuel coupées menu dans une soupe qui a gardé le vieux nom français de « porée ».
[256] Juvénal, Satires, III, v. 253. — Martial, Epigr. X. v. 48, etc.
C’est de ce Poireau que l’empereur Néron mangeait à l’huile pour améliorer sa voix. Ceux qui raillaient les prétentions musicales de Néron l’avaient surnommé porrophage. On croyait que le Poireau donne de la netteté à la voix et, dit-on, ce préjugé se serait perpétué presque jusqu’à nos jours.
Les textes bibliques mentionnent le Poireau, Chatsir, en hébreu. « Il nous souvient, disaient à Moïse les enfants d’Israël en route vers la Terre promise, des poissons que nous mangions en Egypte sans qu’il nous en coûtât rien, ainsi que des concombres, des pastèques, des poireaux, des oignons et des aulx »[257].
[257] Nombres XI, 5.
Pline, sous l’empire romain, célébrait encore l’excellence des Poireaux d’Egypte.
Le savant égyptologue M. V. Loret a découvert des documents qui confirment la Bible. L’examen des textes hiéroglyphiques l’a amené à identifier le mot aaqi avec le Poireau, par ce fait que la plante aaqi est mentionnée comme un légume ordinairement attaché en botte. Il est vrai, dit-il, que d’autres légumes peuvent être attachés en bottes, par exemple les Radis, les Navets et les Carottes, mais jamais ces dernières espèces n’ont été figurées dans les tombeaux parmi les objets comestibles, tandis qu’au contraire la représentation de bottes d’Oignons, d’Aulx ou de Poireaux, tombe si naturellement sous le pinceau des peintres chargés de dessiner des victuailles, qu’il n’est presque pas de monument funéraire qui n’ait sa botte d’Oignons ou de Poireaux étalée sur une table d’offrande[258].
[258] Recueil de Travaux relatifs à la Philologie et à l’Archéologie égyptiennes et assyriennes, t. XVI, p. 1.
Le Papyrus des métiers, cité par M. Loret, montre, en décrivant le labeur du maraîcher, que le légume aaqi était communément cultivé sous les Ramessides : « Il se lève le matin pour arroser les poireaux ; il se couche tard pour les choux ». Dans un autre papyrus, et celui-là d’une antiquité beaucoup plus reculée, le roi Chéops, pour récompenser un magicien habile, lui accorde un traitement de mille poires, cent cruches de bière, un bœuf et cent bottes de poireaux.
C’est le Poireau qui a donné son nom à un mets extrêmement populaire au moyen âge, la porée, bien que ce mets ait été souvent confectionné avec d’autres herbes : Chou, Bette, Epinard, Pourpier. La porée était en général une soupe aux légumes, parfois un plat de légumes hachés. Les Anglais appellent toujours porridge le potage aux légumes. Actuellement, dans le Tournaisis, la porée est un plat de Choux hachés et accommodés avec du beurre. Arras était réputé au moyen âge pour ses délicieuses porées, d’où le dicton caractéristique du Dit des Pays :
Les habitants de la Picardie et de l’Artois ont gardé un goût très vif pour le Poireau, car les porées d’Arras étaient faites surtout de Poireaux. On mange en Picardie des pâtisseries spéciales, de la tarte à porjon (porjon, porion, nom local du Poireau). Bref c’était autrefois un légume si utile qu’il serait bien étonnant de ne pas le voir figurer dans les Cris de Paris :
[259] Les cent et sept cris de Paris (1545).
Au temps d’Olivier de Serres, la culture compliquée du Poireau est à noter :
« Semer vers la Sainte Agathe, dit le célèbre agronome, et en lune nouvelle, selon l’observation des jardiniers ; seront bien sarclés afin que les herbes malignes ne les oppriment. Jusques à la mi-juin, ils demeureront au séminaire (pépinière), puis seront plantés en planches pour y achever leur service.
« Ce sera lune croissant, leur ayant auparavant roigné les bouts de l’herbe (du feuillage) et des racines. L’on les recourbe dans terre en les plantant : puis, au bout de quelques mois, comme si on les voulait replanter, rouvert le rayon, l’on les y enfonce plus profondément qu’auparavant, à la mode du provigner, afin de blanchir beaucoup de leur racine »[260].
[260] Théâtre d’agriculture, éd. 1600, l. VI, p. 510.
Aujourd’hui on plante droit et, pour obtenir beaucoup de blanc, il suffit, une fois pour toutes, d’enfoncer le plant assez profondément.
Les anciens distinguaient-ils des races de Poireaux ? Nous l’ignorons. Dans tous les cas, au dire de Pline, les gourmets savaient bien apprécier d’abord ceux d’Egypte, puis ceux d’Ostie et d’Aricie, centres de la culture pour la consommation de Rome.
Les Poireaux d’Aricie, aujourd’hui Riccia, ont été célébrés par les poètes. Martial s’écrie : « Aricie, célèbre par sa forêt, nous envoie les plus beaux Poireaux ; voyez la verdure de leurs tiges et la blancheur de leurs têtes »[261] !
[261] Epigrammes, XIII, 19.
Columelle renchérit encore. Pour lui, Aricie est la mère des Poireaux !
[262] De re rustica, X, vers no 202.
Nos races de Poireaux sont peu distinctes. Il existe seulement des variétés plus ou moins rustiques. Le développement de l’appareil foliaire de cette plante potagère dépend surtout de l’abondance des engrais. Le Poireau monstrueux de Carentan, lui-même, cultivé en sol non fumé, donnerait un piètre résultat. Cependant, de longue date, on a distingué des Poireaux dits longs et d’autres courts ; ces derniers plus gros, mais les autres plus profitables, possédant plus de matière blanche étiolée. Les botanistes du XVIe siècle figuraient ces deux formes. De Combles (1749) connaît deux Poireaux, le long, qui est le plus cultivé ; le court est le plus rustique[263].
[263] Ecole du Potager, t. II, p. 399.
Le long de Paris actuel doit être une sélection de la première variété.
Rouen a toujours réussi dans la culture du Poireau. Son territoire a produit une race estimée. Vers 1830, on commençait à parler d’un Poireau gros court de Rouen, remarquable par sa grosseur. Un premier échantillon fut présenté en 1833 à la Société royale d’Horticulture de Paris. Les années suivantes, Pépin, jardinier-chef du Muséum, expérimentait cette variété nouvelle que les maraîchers adoptèrent ensuite pour la culture sous châssis[264].
[264] Ann. Soc. roy. d’Hortic. (1833), t. XIII, p. 332. — (1838), t. XXII, p. 129. — (1839), t. XXIV, p. 207.
Le Poireau monstrueux de Carentan, le roi des Poireaux, mis au commerce en 1874, est une forme améliorée du gros court de Rouen.
Le prosaïque Poireau jouit en certains endroits d’une véritable considération. A Peebles (Angleterre), existe une société horticole qui a pour objet l’amélioration de ce légume. Le Peebles Leek Club organise chaque année une exposition et, naturellement, le premier prix est décerné à l’heureux propriétaire du Poireau le plus phénoménal.
Même en France, on a vu des Poireaux atteignant le poids de 2 kilogr. et demi. Malgré ce beau résultat, n’attendons pas, dans notre pays, la création prochaine d’un club des Poireaux. Les membres auraient à supporter trop de plaisanteries très usées et très peu spirituelles…
Où il y aurait lieu de s’étonner, c’est lorsqu’on voit une plante aussi vulgaire servir d’emblème national. Le Poireau symbolise le Pays de Galles en Angleterre depuis la victoire de Cressy, gagnée en 640 par les Gallois sur les Saxons, envahisseurs des Iles Britanniques. Shakespeare nous apprend que pour se distinguer dans la bataille les Gallois avaient arboré sur leurs casques cette plante potagère. Naguère, les habitants du pays de Galles portaient le Poireau, comme un emblème national, le jour de la fête de leur patron saint David, ancien roi des Gallois.
Actuellement, le centre de la culture du Poireau dans la région parisienne est Mézières, près Mantes. Ce village a produit une race locale estimée depuis quelques années, le Poireau long de Mézières. Les apports aux Halles de Paris viennent ensuite de Croissy, Montesson, La Courneuve, Villejuif.