Histoire des légumes
CHAMPIGNON DE COUCHE
(Agaricus campestris L.)
Le Champignon de couche est devenu depuis une centaine d’années surtout un condiment indispensable dans la cuisine moderne pour les ragoûts et autres préparations culinaires auxquels il communique son arome spécial très apprécié.
Ce Champignon, le seul que l’on puisse produire artificiellement d’une manière régulière, appartient au genre Agaric. On l’appelle Agaric champêtre, Pratelle, Potiron, Mousseron, etc., lorsqu’il est à l’état sauvage. Comme beaucoup de Cryptogames, il vit sur les matières végétales en décomposition. On le trouve, à l’état spontané, dans les prairies sèches où paît le bétail, sur les accotements gazonnés des routes et il est probable que de temps immémorial les gens de la campagne ont connu ses qualités alimentaires. Horace vantant les Fungi patenses[45], à son avis les meilleurs Champignons, entendait évidemment parler de l’Agaric champêtre récolté à l’état naturel, car l’origine de la production artificielle de ce Champignon est relativement récente.
[45] Satires, II, 5, 20.
Nous n’avons pas trouvé trace d’une culture de Champignon de couche avant le commencement du XVIIe siècle. Olivier de Serres (1600) doit être, ce nous semble, le premier auteur qui en ait parlé[46].
[46] Théâtre d’Agriculture, 1600, p. 563.
Ce sont les maraîchers parisiens qui l’ont commencée et, bien qu’elle se soit beaucoup étendue depuis un siècle, Paris est resté le centre de l’industrie essentiellement française du Champignon de couche.
Le point de départ peut se deviner : les maraîchers primeuristes voyaient fréquemment leurs couches à Melons envahies, à l’automne, par des « volées » d’excellents Champignons comestibles nés spontanément dans le fumier à demi décomposé, qui est le substratum préféré de l’Agaric champêtre. L’intelligence des cultivateurs parisiens devait tirer parti de cette bonne aubaine. Les maraîchers s’ingénièrent à reproduire d’une manière régulière ce qui n’était qu’un accident heureux. Néanmoins le mode de reproduction du Champignon étant demeuré longtemps inconnu, il se passa un certain laps de temps avant qu’une culture sérieuse fût établie.
Les opinions anciennes sur la nature des Champignons étaient fort erronées. On croyait que ces végétaux naissaient sans semences, résultat de la putréfaction de substances animales et végétales ou mis au monde par les tonnerres d’automne, comme le disait le savant anglais Evelyn au XVIIe siècle. Aussi semble-t-il que la culture primitive attendait surtout du hasard la production du Champignon de couche.
C’est ce que l’on voit au XVIIe siècle, dans les ouvrages horticoles qui parlent incidemment des couches à Champignons de plein air, dressées en tranchées à l’automne, recouvertes de deux ou trois doigts d’épaisseur de terre fine et sur lesquelles on pouvait espérer récolter quelques volées de Champignons plusieurs mois après leur établissement.
Les cultivateurs qui avaient l’habitude de jeter sur les couches « les épluchures de Champignons et l’eau dans laquelle ont été lavés ceux qu’on apprête à la cuisine » montraient déjà un certain esprit scientifique. C’est la culture enseignée par le Jardinier françois (1651).
A la fin du XVIIe siècle, la consommation du Champignon de couche était déjà assez grande dans la ville de Paris pour que le voyageur anglais Lister qui visita notre capitale en 1698, consacre un long passage de son Journal à cette culture inconnue en Angleterre : « Il n’y a rien que les François aiment autant que les Champignons. On en a tous les jours et tant que dure l’hiver, en abondance et de tout frais. J’en fus surpris, et je ne me figurois pas d’où ils venoient, jusqu’à ce que je sçusse qu’on les faisoit venir sur couche dans les jardins.
« De ces Champignons forcés, on en a nombre de récoltes dans l’année ; mais pour les mois d’août, de septembre et d’octobre, où ils poussent naturellement en pleine terre, on n’en fait pas sur couches.
« En dehors de la barrière de Vaugirard, et je l’ai vu, on creuse dans les champs et les jardins des tranchées que l’on remplit de fumier de cheval, à deux ou trois pieds de profondeur ; on rejette dessus la terre qu’on en a tirée, qu’on dispose en talus élevé et l’on recouvre le tout de fumier pailleux de cheval. Les Champignons poussent là-dessus après la pluie, et si la pluie ne tombe pas, on arrose ces couches tous les jours même en hiver.
« Six jours après qu’ils ont commencé à se montrer on les récolte pour le marché. Il y a des couches qui en donnent beaucoup et d’autres qui n’en donnent guère, ce qui prouve qu’ils proviennent de semences dans le terrain, car toutes ces couches sont faites de même.
« Un jardinier me disoit que l’année précédente un arpent de terrain ainsi cultivé lui avoit fait perdre cent écus ; mais ordinairement cette culture est aussi profitable qu’aucune autre[47]. »
[47] Voyage de Lister, trad. Sermizelles, p. 139.
Quelques années plus tard, la culture parisienne du Champignon de couche paraît singulièrement perfectionnée. En 1707, le botaniste Tournefort présenta à l’Académie royale des Sciences un remarquable mémoire sur cette spécialité horticole[48]. Nous y voyons que déjà les expressions techniques du métier de champignonniste sont en usage. La préparation assez compliquée du fumier se fait à peu près comme de nos jours. On sait alors que le blanc peut reproduire le végétal Cryptogame dont le Champignon n’est que la fructification. Le botaniste Marchant père avait démontré en 1678 devant l’Académie des Sciences que les filaments blancs qui se développent dans le fumier sont les germes reproducteurs du Champignon. Dès ce moment on pratiquait le lardage des meules au moyen de mises de blanc en galettes et on connaissait aussi sous son nom actuel l’opération du gobetage qui consiste à recouvrir la meule lardée d’une mince couche de terre maigre et salpétrée que l’on bat ensuite avec le dos d’une petite pelle de bois nommée taloche.
[48] Mém. Acad. roy. des Sciences, 1707, pp. 58-66.
Les champignonnistes, qui prononcent goptage, ont emprunté ce terme à l’art du maçon : gobeter, c’est crépir en faisant entrer le plâtre, le mortier, dans les joints avec le plat de la truelle.
Cinquante ans plus tard on constate encore de nouveaux progrès[49]. Les couches montées par les champignonnistes s’appellent meules. A la culture du Champignon de couche à l’air libre s’adjoint alors celle pratiquée dans les caves ou celliers ; ensuite dans les carrières souterraines de Paris. La consommation du Champignon n’est devenue considérable que depuis cette dernière innovation qui a transformé en véritable industrie la culture relativement peu importante des maraîchers.
[49] De Combles, L’Ecole du Potager (1749), t. I, p. 351.
Ceux qui se spécialisèrent devinrent des champignonnistes. Ils s’installèrent dans les carrières abandonnées creusées dans le calcaire grossier du bassin parisien. Ces carrières souterraines, nombreuses sur la rive gauche de la Seine, ont été creusées à des époques indéterminées pour la construction de Paris. Elles offraient les meilleures conditions d’égalité de température et d’obscurité requises pour la culture commerciale du Champignon.
Victor Pâquet, auteur horticole en général bien informé, semble attribuer l’invention de la culture du Champignon en carrière à un jardinier parisien nommé Chambry lequel aurait vécu au commencement du XIXe siècle[50]. Dans un autre ouvrage, le même écrivain dit qu’un réfractaire, vers 1812 ou 1813, cultiva le premier des Champignons dans une carrière parisienne où il s’était réfugié pour se soustraire au service militaire[51]. Nous ignorons si cet innovateur est le Chambry précédemment nommé. Les champignonnistes que nous avons consultés n’ont pas conservé de souvenirs traditionnels sur l’événement rapporté par Victor Pâquet. Ils n’ont pas oublié cependant les noms des premiers spécialistes qui s’établirent dans les carrières à ciel couvert de Paris. D’ailleurs, parmi les principaux champignonnistes parisiens actuels, un certain nombre sont les descendants des fondateurs de cette industrie.
[50] Traité de culture potagère (1846), p. 211.
[51] Traité de culture des Champignons (1847), p. 165.
D’après des renseignements que nous devons à l’obligeante amitié de M. Curé, secrétaire général du Syndicat des maraîchers parisiens, les premières carrières où cette culture fut établie sont celles de Passy, probablement même sous l’emplacement du Palais du Trocadéro, et celles de Montrouge dans les Catacombes (13e et 14e arrondissements). Cela remonterait au premier quart du XIXe siècle.
Les premiers spécialistes qui ont réussi, tant à Passy qu’à Montrouge, appartiennent aux familles Heurtot et Legrain ; Marchand dans le XIIIe arrondissement du côté de la Maison-Blanche ; à Vaugirard un nommé Daniel, dont la famille n’existe plus dans la corporation. Il en est de même pour Arbot, des carrières de Montrouge et de Châtillon.
On peut citer comme ayant suivi ces précurseurs les noms des Moulin, Buvin, Gérard, Brique, Souland, Tarenne.
Depuis, beaucoup de familles nouvelles ont créé d’autres exploitations dans la banlieue parisienne. Celles de Nanterre, Houilles, Carrières Saint-Denis, Livry, Montesson, Romainville, Noisy-le-Sec, Bagneux, Vaux, Triel, etc., sont plus récentes ; de même les champignonnières de la grande banlieue : celles de la vallée de l’Oise, à Méry, aux environs de Creil et de Méru (Oise). La région Nord comprend de nombreuses champignonnières installées dans les anciennes carrières à plâtre de Franconville, d’Ecouen, de Montmorency. D’autres, enfin, sur la rive gauche de la Seine, dans la craie blanche qui fournit le blanc de Meudon.
La vente du Champignon de couche à Paris et la fabrication des conserves destinées à l’étranger ont pris de nos jours une considérable extension.
La production quotidienne des champignonnières parisiennes atteindrait 25.000 kilogrammes, en pleine saison. On estime à dix millions de francs le produit annuel de la vente du Champignon de couche cultivé à Paris et aux environs. Dans le seul département de la Seine, la corporation des champignonnistes compte 250 patrons qui emploient plus de mille ouvriers. Il en résulte que toutes les carrières souterraines de la région parisienne où l’extraction de la pierre a cessé, et même celles en état d’exploitation, sont occupées par des champignonnistes, ces hommes étant parfois autant carriers que champignonnistes.
Appartient à l’histoire du Champignon de couche, la production scientifique du blanc par le semis des spores effectuée à l’Institut Pasteur. Ce procédé permet de livrer au champignonniste le blanc vierge stérilisé en tubes bouchés ou en plaques comprimées.
C’est M. le Dr Répin, de l’Institut Pasteur, qui a trouvé le moyen pratique de faire des semis et du blanc vierge. Vers 1893 le Dr Répin céda à la maison Vilmorin son procédé de culture en tablettes de fumier comprimé. Dans les cultures de Reuilly on sélectionne et on isole trois types principaux : le blanc, le blond, le gris. On peut donc aujourd’hui semer, planter, sélectionner le Champignon de couche comme tous les autres végétaux.