Histoire des légumes
LENTILLE
(Ervum Lens L.)
La Lentille a toujours été cultivée dans les champs plutôt que dans les jardins ; cependant cette plante à la graine farineuse, saine, agréable, très riche en matière azotée, a joué un rôle si important dans l’alimentation humaine qu’on ne peut l’omettre, pour ce motif, d’une Histoire des légumes.
La Lentille est une espèce végétale éteinte hors des cultures. Comme la Fève, le Pois chiche, le Haricot, le Maïs, le Tabac, elle n’existe plus à l’état sauvage. Si l’homme cessait de propager ces plantes utiles ou agréables, leur disparition complète ne serait plus qu’une affaire de temps. D’après de Candolle, les espèces ci-dessus mentionnées, excepté le Tabac, ont des graines remplies de fécule, qui sont recherchées par les oiseaux, les rongeurs et divers insectes, sans pouvoir traverser intactes leurs voies digestives. C’est probablement la cause, unique ou principale, de leur infériorité dans la lutte pour l’existence[440].
[440] Origine des plantes cultivées, 4e éd., p. 370.
L’emploi de la Lentille remonte à la période préhistorique. Cette plante était cultivée en Hongrie à l’époque de l’âge de pierre, d’après les graines trouvées dans les souterrains d’Aggetelek[441]. Les Lacustres de l’âge du bronze des îles Saint-Pierre et de Bienne (Suisse) possédaient une petite Lentille qu’ils ont dû recevoir de l’Italie, comme la plupart de leurs végétaux cultivés[442].
[441] Loc. cit., p. 378.
[442] Heer, Pflanzen der Pfahlbauten, p. 23.
En Egypte, d’après Schweinfurth, la Lentille a été trouvée dans des tombes de la XIIe dynastie, c’est-à-dire vers 2200 ou 2400 avant notre ère, sous la forme d’une boule de bouillie de la grosseur du poing dans laquelle on a pu isoler et reconnaître quelques graines entières. Ces graines ne diffèrent en rien de l’espèce que l’on vend communément de nos jours sur les marchés d’Egypte.
Le Musée du Louvre possède trois Lentilles non cuites, et par conséquent intactes, provenant des tombeaux égyptiens ; elles sont absolument analogues à la variété de petite taille actuellement cultivée dans le Nord et l’Est de la France, que l’on nomme Lentille rouge, Lentillon ou Lentille à la Reine.
La plus ancienne mention hiéroglyphique de cette plante date de la XIXe dynastie, sous le nom Arshana, qui ne paraît pas égyptien et peut être une altération, par graphie vicieuse, du nom sémitique de la Lentille[443].
[443] Recueil de travaux relatifs à la Philologie et à l’Archéologie égyptiennes, t. XVII (1895), p. 192. — Loret, Flore pharaonique, 2e éd., p. 97.
La Bible cite 3 ou 4 fois ce nom : Adashum, pluriel Adashim ou Adâsîm[444]. Il ne saurait y avoir de doute sur l’identification de la plante, car l’arabe a conservé le mot Adas pour Lentille. Ce nom sémitique est même passé aux Berbères du Nord de l’Afrique sous la forme Adès. D’après la Genèse, Esaü vendit son droit d’aînesse pour un plat de Lentilles. L’ancêtre des Arabes, arrivant des champs affamé, aperçut son frère Jacob en train de préparer de la bouillie d’Adâsîm. Il lui dit : « Laisse-moi manger de cette chose rougeâtre ». Or la couleur attribuée par le récit de la Genèse à ce mets convient bien à la purée ou bouillie de Lentilles faite avec les graines séparées de leur écorce, et qui est rouge pâle[445].
[444] Gen. XXV, 34. — II Reg. XVII, 28. — Ezech. IV, 9.
[445] Vigouroux, Dict. de la Bible, article Lentille.
Pour les Orientaux actuels, la bouillie de Lentilles mondées préparée avec de l’huile et de l’Ail, est toujours un plat recherché. Des peintures du tombeau de Ramsès III font assister à la préparation de ce mets chez les anciens Egyptiens[446]. La Lentille de Péluse, port de mer sur le Delta, était renommée même à Rome[447]. Les Grecs faisaient aussi grand cas de la Lentille, Phacos[448]. Dans toute l’antiquité, on a introduit la Lentille, en temps de disette, dans la fabrication du pain. C’est probablement pour cette raison et à cause de la vulgarité de cette nourriture que, d’après les rabbins juifs du moyen âge, la Lentille est la première nourriture que les Juifs doivent prendre dans le deuil.
[446] Wilkinson, Manners and customs, 1878, t. II, p. 32.
[447] Martial, Epigr. l. XIII, 9. — Pline, XVIII, c. 31.
[448] Athénée, Banquet des savants, l. IV.
La culture de la Lentille est beaucoup plus importante dans les pays chauds que dans nos régions. D’après une communication qui nous a été obligeamment fournie par M. H. Dauthenay : « avant 1870 la plus grande partie des Lentilles consommées en France était cultivée en Beauce (Eure-et-Loire, Loiret) ; cette Légumineuse faisait partie des assolements comme plante reposante. C’est de 1850 à 1860 que le principal marché aux Lentilles, qui se tenait à Gallardon (Eure-et-Loire), fut le plus florissant. Paris, à lui seul, consommait alors chaque année quatre millions de litres de Lentilles. Les autres centres de culture étaient, en France, la Provence pour la Lentille à la Reine, petite et rougeâtre. La Lentille d’Auvergne, très petite et vert sombre, était cultivée aux environs du Puy, sur des terrains volcaniques, à une altitude de 600 m. environ.
« De 1860 à 1870, la culture de la belle Lentille, celle de Gallardon, commença à émigrer en Lorraine, où le climat plus froid que celui de la Beauce contrariait l’existence du puceron ou de la « Bruche » de la Lentille. Si les Lentilles de Provence et d’Auvergne ne sont guère attaquées par cet insecte nuisible, c’est grâce à la culture hivernale des premières et à la haute altitude des cultures des secondes. Mais lorsque le commerce, depuis longtemps désolé de vendre des Lentilles blondes de Beauce contenant chacune une Bruche, vit que celles de Lorraine n’en présentaient pas, ces dernières firent prime sur le marché. Survint la guerre de 1870. La masse des cultivateurs que renfermait l’armée allemande ayant discerné la situation, et ayant compris que nul climat et nulles terres, à la fois légères et fertiles, ne pouvaient mieux convenir que dans certaines parties de l’Allemagne, où la propriété est peu divisée, à la culture en grand de la Lentille, y transportèrent ensuite cette culture. Le Mecklembourg, le Brandebourg, puis tout le nord de la Prusse, y compris les environs de Kœnigsberg, l’entreprirent avec le plus grand succès et l’on ne consomme plus guère en France d’autres Lentilles que celles d’Allemagne, exemptes de Bruche. Il vient toujours sur les marchés un peu de Lentilles à la Reine du Midi et de l’Est, un peu de celles d’Auvergne. Dans l’Est, en Champagne, en Picardie et dans le Doubs, on cultive encore un peu la Lentille blonde. Le produit de cette plante est faible : 10 à 25 hectolitres à l’hectare ».
D’après le botaniste Engler, la Lentille paraît venue de l’Asie-Mineure. Cependant la diversité des noms aryens, grec et latin, peut faire supposer que la patrie primitive de la Lentille s’étendait de l’Asie occidentale au Sud de l’Europe, à l’époque où les premiers hommes ont commencé à recueillir cette graine alimentaire.
Le mot français Lentille vient du latin Lens, de signification inconnue, mais évidemment apparenté au nom ancien slave Lesha, ainsi qu’aux noms actuels russe, illyrien, lithuanien et à l’ancien allemand Linsi.
Pictet cite plusieurs noms sanscrits tels que Masura, Rênuka, Mangalya, etc. Mangalya, de Mangala, bonheur, salut, est un de ces termes laudatifs, dit-il, que l’ancienne langue aimait à appliquer aux plantes estimées pour leur utilité ou leur agrément. Ce nom se retrouve dans le persan Mangâ[449].
[449] Pictet, Les Origines indo-européennes, t. I, p. 363.
On vend aujourd’hui, comme un produit oriental, la farine légèrement aromatisée de la Lentille sous le nom de Revalescière ou Revalenta. Ce nom n’est qu’un simple anagramme du nom latin de la plante Ervum Lens, au pluriel Erva Lenta, dont on a fait, en renversant la première syllabe, Revalenta[450].
[450] Hamilton, Les plantes de la Bible, p. 57.