Histoire des légumes
CERFEUIL BULBEUX
(Chærophyllum bulbosum L.)
Une des meilleures introductions de plantes culinaires parmi celles qui ont été faites au XIXe siècle. Mais, comme on l’a dit souvent, rien n’est plus difficile à vulgariser qu’un bon légume. Le Cerfeuil bulbeux figure bien aux étalages de certains fruitiers, néanmoins on le rencontre trop rarement dans les potagers bourgeois, malgré la réclame que lui ont mainte et mainte fois donnée les journaux horticoles. D’autre part les maraîchers ne peuvent entreprendre que la culture de légumes d’une vente courante. Or le faible rendement de la plante, l’exiguïté de ses racines comparativement à la taille des autres racines ou tubercules alimentaires, et qui rend leur préparation plus laborieuse pour les cuisinières, sont des inconvénients qui nuiront toujours à la popularité de cet excellent légume. Il ne sortira pas, sans doute, du potager de l’amateur.
Le Cerfeuil bulbeux ou tubéreux — nom impropre, puisqu’il ne produit qu’une simple racine de la forme et du volume d’une petite Carotte courte de Hollande — appartient à la famille des Ombellifères. La partie comestible est sa racine féculente, à chair un peu sucrée, rappelant le goût de la Châtaigne, et que l’on accommode au beurre à la façon des Carottes nouvelles ou des Pommes de terre. La plante est bisannuelle. Elle serait indigène en Russie, Sibérie, Perse, Allemagne, Prusse, Autriche et même, selon la flore de Godron et Grenier, en Alsace et en Lorraine. A l’état sauvage, le Cerfeuil bulbeux a des racines fibreuses et filandreuses, de la grosseur d’une Noisette. De toute antiquité il paraît avoir été consommé dans l’Europe septentrionale. Sa culture doit être ancienne en Allemagne.
Au XVIe siècle, Tabernæmontanus et Camerarius, botanistes allemands, décrivent le Cerfeuil bulbeux sauvage que Ch. de l’Escluse devait, le premier, faire connaître complètement en 1601, dans son Histoire des plantes rares[290]. Les vieux auteurs ont employé différents noms pour décrire cette plante dont voici la synonymie :
[290] Hist. pl. II, 200.
- Myrrhis cicutaria, Tabernæmontanus.
- Bulbocastanum coniophyllon, Camerarius.
- Cicutaria bulbosa, Bauhin.
- Cicutaria pannonica, Clusius.
- Myrrhis bulbosa, Sprengel.
- Scandix bulbosa, Roth.
- Chærophyllum bulbosum, Linné.
Charles de l’Escluse est donc le premier botaniste qui ait appelé l’attention sur cette plante Ombellifère qu’il avait remarquée pendant son séjour dans les Etats-Autrichiens (1574-1588). Par suite d’une certaine ressemblance du Cerfeuil bulbeux avec la Grande Ciguë (Conium maculatum L.), cependant très différente au point de vue botanique, il avait réuni les deux plantes dans son genre Cicutaria. Nous empruntons à une notice historique de l’érudit M. E. Roze la traduction suivante de de l’Escluse au sujet du Cicutaria pannonica qui est notre Cerfeuil bulbeux[291] :
[291] Journal. Soc. nat. d’Hortic. 1899, p. 75.
« Le Cicutaria pannonica émet de sa racine cinq à six feuilles, ou davantage : elles sont ramifiées comme celles du Persil, toutefois plus petites et plus finement découpées, se rapprochant beaucoup des feuilles de la plante appelée Bulbocastanum mais avec une saveur tant soit peu âcre. La tige a d’ordinaire un pied de haut, et quelquefois même (lorsque la plante croît dans un sol fertile) une coudée : cette tige s’épaissit autour des nœuds et porte une ombelle de petites fleurs blanches, auxquelles succède une graine oblongue, qui ressemble assez bien à celle du Cerfeuil. La racine est tubéreuse, presque pareille à celle du Bulbocastanum, mais arrondie et quelque peu turbinée à sa partie inférieure… Elle est intérieurement blanche et a la saveur et l’odeur de la Carotte ou presque du Panais ; elle est recouverte d’une écorce brune ou noirâtre, et, lorsque la tige s’élève, cette racine s’allonge comme un Navet, devient plus turbinée, puis se flétrit en se plissant et se détruit. Une fois la semence mûre, la plante meurt, pour renaître toutefois chaque année de cette semence qui se sème d’elle-même.
« Au retour du printemps, cette plante se montre dans les jardins et dans les lieux herbeux de la campagne de Vienne (Autriche) ; elle croît aussi dans des localités semblables en Hongrie. A cette époque, ses racines très fermes et succulentes, couronnées de leurs premières feuilles, sont apportées pour être vendues sur le marché de Vienne. En effet, on les fait cuire, puis avec de l’huile, du vinaigre et du sel, on les sert habituellement sur les premières tables. Est-ce une nourriture saine ? Je ne sais.
« La plante fleurit en avril et mai, et en juin la semence est parvenue à sa pleine maturité.
« J’ai été longtemps dans le doute de savoir sous quel nom je ferais connaître cette plante. Enfin, après avoir examiné avec soin ses caractères, il m’a paru que je ne pouvais lui donner un nom plus convenable (du moins c’est mon opinion) que celui de Cicutaria parce que sa consommation fréquente n’est pas sans danger et qu’elle peut causer une certaine pesanteur ou douleur de tête, comme je l’ai déjà éprouvé.
« En Autriche, on l’appelle vulgairement Peperlin, et en Hongrie Magiaro Salata, de ce que l’on mange sa racine avec ses premières feuilles en vinaigrettes ».
Avant de se répandre dans les autres pays d’Europe, le Cerfeuil bulbeux a été longtemps légume local en Allemagne et en Hollande. Un des principaux propagateurs en France du Cerfeuil bulbeux, M. Vavin, disait naguère qu’à Munich il abonde sur les marchés, mais que les maraîchers de ce pays ne sont pas parvenus à en obtenir des racines aussi belles que les nôtres. Cela tient, dit-il, probablement au climat et à la nature du sol[292]. Nous croyons plutôt que la supériorité de nos produits tenait au soin apporté par les cultivateurs français dans le choix des porte-graines.
[292] Journal Soc. imp. d’Hortic., 1870, p. 488.
En effet, le Cerfeuil bulbeux pourrait être cité comme un nouvel exemple des améliorations parfois rapides que produit la culture sur une plante sauvage. Actuellement au bout d’un demi-siècle de culture, les racines améliorées atteignent la grosseur d’une petite Carotte et on n’a jamais constaté sur elles la toxicité signalée autrefois par de l’Escluse. Il est vrai que l’on ne consomme plus les feuilles du Cerfeuil bulbeux qui peuvent après tout contenir des sucs vénéneux comme il y en a chez tant d’autres plantes de la famille des Ombellifères.
La première apparition du Cerfeuil bulbeux en France remonte à l’année 1840. A cette date, M. Lissa, négociant, répandit dans le commerce des graines ou des racines de Cerfeuil bulbeux sous le nom de Scandix bulbosa, plante légumière, disait-il, très usitée en Allemagne. Le 16 février 1842, il en présenta des graines et des racines à la Société royale d’Horticulture de Paris et, à la suite de cette présentation, le Scandix bulbosa fut expérimenté par Jacques, jardinier de Louis-Philippe, à Neuilly, par les grainiers Courtois-Gérard et Bossin, et Pépin au Jardin des Plantes.
Vilmorin l’annonce comme nouveauté dans le Bon Jardinier de 1843 ; il dit qu’il en a fait l’essai et a reconnu que la plante produit à son pied un petit nombre de tubercules de la grosseur d’une Noix et au-dessous.
Le Cerfeuil bulbeux n’eut pas positivement à ses débuts une « bonne presse ». On rappelait de tous côtés sa parenté avec la Grande Ciguë ; il était au moins suspect. Un rapport signé par Loiseleur-Deslongchamps et Pépin regarde cette plante comme douteuse pour être employée dans la section des plantes alimentaires[293].
[293] Annales Soc. roy. d’Hortic. t. XXX, p. 79 ; t. XXXII, p. 252.
Au bout de quelques années, Jacques, de Neuilly, découragé par le faible produit de la plante et le volume insignifiant des racines obtenues, abandonna la culture du Cerfeuil bulbeux. Il avait donné des graines à M. Vivet, jardinier chef, chez M. Parent, au château de Coubert (Seine-et-Marne). C’est à ce simple jardinier que nous sommes redevables d’un nouveau légume qu’il améliora progressivement en pratiquant la sélection des porte-graines d’après le procédé recommandé par le chimiste Payen et qui consiste à choisir chaque année pour porte-graines les plantes qui ont le poids spécifique le plus fort. On s’en assure en plongeant successivement les racines dans des solutions graduellement plus salées et on conserve seulement celles qui sont tombées au fond du vase dans la solution la plus dense.
M. Vivet commença ses semis de Cerfeuil bulbeux en septembre 1848. La récolte qu’il obtint l’année suivante lui donna des racines dont la grosseur était à peu près celle d’une Noisette. En 1855 il pouvait présenter à la Société impériale d’Horticulture 8 échantillons de Cerfeuil bulbeux qui avaient un poids total de 335 grammes ce qui donnait pour chacun d’eux une moyenne de 41 grammes. En 1856 il en déposait 8 autres qui pesaient tous ensemble 1 kilogramme 40 grammes, c’est-à-dire qui avaient un poids moyen de 130 grammes. Dans la suite, le poids moyen de ses obtentions atteignait 169 grammes[294].
[294] Journal Soc. Imp. d’Hortic. 1856, p. 593 ; 1857, p. 544.
Dès cette époque, la Société zoologique d’Acclimatation se préoccupait de la vulgarisation du Cerfeuil bulbeux. En 1865, elle proposa un prix pour l’horticulteur qui aurait obtenu les cent plus beaux tubercules de cette plante alimentaire. M. Baptiste Fromont, jardinier chez M. Vavin, amateur à Bessancourt, et M. Vivet, furent récompensés à ce concours. En 1856, on vit pour la première fois le Cerfeuil bulbeux exposé à une Exposition horticole. Il y eut, cette année, 4 lots de ce produit, présentés à l’Exposition d’automne de la Société impériale d’Horticulture. Un tubercule pesait 215 grammes. Vers cette époque le chimiste Payen faisait aussi connaître le résultat de ses recherches sur la valeur nutritive du nouveau légume. D’après ses analyses chimiques, à poids égal, le Cerfeuil bulbeux est le plus riche de tous nos produits en substance alimentaire. Il serait une fois plus nutritif que la Pomme de terre. On peut donc s’étonner à bon droit qu’à l’heure actuelle ce légume ne soit pas plus généralement cultivé.
Le Bon Jardinier de 1884 annonçait une nouvelle variété de Cerfeuil bulbeux à racine ronde, très courte. Comme le fait remarquer M. Vilmorin, ce n’est pas un progrès, puisque cette racine n’a pas une longueur démesurée.