Histoire des légumes
OVIDIUS
(Crambe Tataria Jacq. — C. Tatarica Willd.)
Sous le nom d’Ovidius, on a tenté d’introduire, il y a quelques années, comme nouveau légume, une plante dont les jeunes pousses rappellent tout à fait celles du Crambé maritime. C’était en effet une espèce Crucifère voisine, le Crambe Tataria, qui vit à l’état sauvage en Hongrie, Moravie, Valachie, Russie méridionale.
D’après M. Grignan, ledit légume aurait été introduit par un « chef » distingué, M. Ovide Bichot, ex-président de l’Académie de cuisine de Paris, lequel ayant occupé des postes très importants à l’étranger avait su découvrir les mérites de ce Crambé. Il se procura des graines et, de retour en France, résolut d’en faire profiter ses compatriotes. Grâce à M. Ovide Bichot, la plante fut mise au commerce en 1904 par la maison Thiébaut-Legendre qui lui avait donné le nom d’Ovidius, en souvenir de son introducteur[88].
[88] Rev. hortic., 1904, p. 177.
Le Crambe Tataria n’est pas précisément une plante nouvelle. M. Rodigas l’a mentionné autrefois comme étant alimentaire dans son pays d’origine[89]. Antérieurement, il a été l’objet de dissertations archéologiques de la part de Cuvier et de Thiébaud de Berneaud qui ont cru reconnaître dans cette plante le Chara des Anciens. Enfin MM. Paillieux et Bois, après avoir cultivé l’Ovidius à Crosnes, sous le nom de Crambé de Tartarie, lui ont consacré une longue notice dans leur Potager d’un Curieux. Ils reproduisent in extenso la traduction d’une thèse inaugurale médicale d’un noble hongrois, publiée en 1779 par Jacquin dans ses Miscellanea austriaca et contenant des détails intéressants sur l’histoire de cette plante[90].
[89] Culture potagère, 3e éd. (1865), p. 253.
[90] Potager d’un Curieux, 3e éd., p. 129.
Nous y voyons que Clusius, imité en ceci par Bauhin, appelle la plante Tataria ungarica et la range à tort dans la famille des Ombellifères. L’illustre chercheur de plantes avait obtenu des racines de la Hongrie transdanubienne. Il la cultiva pendant deux années dans son jardin de Vienne. Les Hongrois voisins d’Erlau, dit-il, de même que ceux qui habitent immédiatement au-delà des frontières de la Dacie s’en nourrissent dans les années de disette et de misère à la place de pain. Ils furent instruits par hasard de l’usage de cette racine par les Tartares, d’où ils lui donnèrent le nom de Tataria, parce que, comme les Allemands, ils appellent communément Tatars ceux que nous nommons Tartares[91].
[91] Clusius, Hist. pl. l. VI, c. XIV.
En 1777, Jacquin parvenait à acquérir quelques racines vivantes pour le jardin botanique de Vienne et, sur sa demande, le savant Pallas lui adressait, de Saint-Pétersbourg, les renseignements qu’il possédait sur la plante appelée Tataria par les Hongrois. Ce Crambé, disait-il, croît dans cette vaste plaine méridionale, qui s’étend du Dnieper au Jaïk, le Rymnus des anciens. Dans les terrains secs, il acquiert le goût de Navet ; les cosaques qui habitent les déserts du Don le mangent avidement cru et cuit[92]. Selon le Dr Regel, la plante se trouve à l’état sauvage dans la Russie méridionale ; on ne la cultive nulle part.
[92] Potager d’un Curieux, 3e éd., p. 136.
Les auteurs du Potager d’un Curieux doutaient fort que ce soit jamais un légume à introduire dans nos potagers, mais, disent-ils, on pourrait peut-être en obtenir une de ces fécules légères propres à l’alimentation analogues à celles qui portent le nom d’Arrow-root, et qui sont tirées du Maranta arundinacea, du Tacca pinnatifida, de divers Canna, etc.
Toutefois nous ferons remarquer que l’Ovidius n’a pas été introduit en vue d’une utilisation de ses racines féculentes. Dans la notice qu’il a consacrée aux usages culinaires de sa plante, M. Bichot conseille seulement l’emploi des jeunes pousses blanchies, coupées avant qu’elles n’aient traversé la couche de terre ou de sable dont elles ont été recouvertes. C’est, en somme, un succédané du Chou marin, avec la même culture et les mêmes usages économiques. Les pousses, dit l’introducteur, n’ont pas l’âcreté du Crambé maritime ni l’amertume de l’Endive.
Malgré ces avantages, nous ne croyons pas que depuis 1904 l’Ovidius se soit beaucoup propagé dans les jardins potagers.
Clusius se demandait déjà, au XVIe siècle, si le Crambe Tataria n’était pas la racine Chara qui servit de pain aux soldats de Jules César assiégeant Dyrrachium en Albanie pendant sa lutte contre Pompée[93].
[93] César, De Bello civ., l. III, 48. — Suétone, Jules César, 68. — Pline, Hist. nat. l. XIX, 41.
Cuvier, Thiébaud de Berneaud, dans une savante dissertation, Martens, sont d’avis que la plante Chara se rapporte à ce Crambé.
M. Fée a longuement examiné ce problème historique et botanique dans ses commentaires de l’édition latine-française de Pline, de Panckoucke (vol. XII, p. 364). Selon ce savant, le Chara de César, Lapsana et Cyma sylvestris de Pline, qui seraient une seule et même plante, doivent plutôt se rapporter à un Brassica à racine charnue. Mais les objections très justes qu’il oppose à l’identification proposée par Thiébaud de Berneaud peuvent s’appliquer également au Chou-Rave ou au Chou-Navet. Comme toujours, la détermination exacte des plantes des anciens est, dans certains cas, bien difficile, voire même impossible.