Histoire des légumes
SCORSONÈRE D’ESPAGNE
(Scorzonera hispanica L.)
L’introduction dans nos jardins de la Scorsonère d’Espagne, Salsifis noir, Ecorce noire, remonte à 200 ou 250 ans. La culture de cette plante s’est peu à peu substituée à celle du véritable Salsifis auquel elle ressemble, mais sa racine est brune à l’extérieur. Comme elle jouit des mêmes propriétés alimentaires, on la cultive de préférence à ce dernier légume pour l’approvisionnement des marchés.
La racine pivotante de la Scorsonère est plus cylindrique et régulière, plus tendre que celle du Salsifis blanc ; la plante est aussi d’un meilleur rendement et la racine offre la particularité avantageuse de ne jamais devenir filandreuse, demeurant comestible même après la floraison.
La Scorsonère est spontanée en Europe, depuis l’Espagne où elle est commune, le midi de la France et l’Allemagne jusqu’à la région du Caucase et peut-être jusqu’en Sibérie, mais elle manque à la Sicile et à la Grèce[335].
[335] De Candolle, Origine des pl. cultivées, 4e éd., p. 35.
Son histoire commence au XVIe siècle.
Le botaniste italien Matthiole donna, le premier, dans ses Commentaires sur Dioscoride, la figure et la description de la plante accompagnées du récit légendaire suivant :
« Nous pouvons mettre sous l’espèce de la plante Barbe de bouc (Salsifis), celle que les Espagnols nomment scurzonera ou scorzonera, d’autant qu’elle est fort souveraine contre la morsure de la vipère qu’ils nomment en leur langue scurzo. Or c’est une plante nouvellement trouvée, et je m’asseure qu’il ne se trouvera personne auparavant qui l’ait décrite. Un serf africain acheté par le seigneur Cerverus Leridanus la trouva premièrement en Catalogne d’Espagne. Car, comme il voyait plusieurs moissonneurs parmy les champs, mordus de vipères, en extrême danger de leur vie, se souvenant de l’herbe qu’il avoit vû en Afrique, et même du remède, l’ayant trouvée, il leur donnoit en brevage le jus de la racine de cette herbe et les guérissoit tous, ne voulant enseigner cette recepte à personne de peur de perdre telle pratique. Qui fut cause que plusieurs y prenant garde, et observant par succession de tems le lieu d’où il l’apportoit, enfin le trouvèrent et même les reliques (restes) des herbes qu’il avoit couppées. Ainsi on en arracha, et on en fit l’expérience, et fut de rechef confirmé qu’elle était singulière à tel accident, et pour ce aussi à cause de son effet la nommèrent scurzonera, comme qui diroit vipérine. La première que je vis jamais fut celle qui me fut envoyée par le seigneur Jean Odoric Melchior, médecin de la reine des Romains. Depuis j’en vis une toute verdoyante et en fleur, étant à la cour de l’Empereur Ferdinand, qu’on luy avoit envoyée d’Espagne par rareté[336]. »
[336] Commentaires, éd. 1688, p. 226.
C’est donc comme plante médicinale que la Scorsonère a été introduite dans les jardins des grands vers le milieu du XVIe siècle. Elle fut décrite par tous les anciens botanistes. Nous donnons ci-après sa synonymie :
Scorzonera hispanica, Matthiole, Dodoens, Lonicer, Camerarius, Cæsalpinus.
Scorzonera germanica, Gesner, Tabernæmontanus.
Scorzonera major hispanica, Clusius.
Viperaria humilis, V. hispanica, Gerarde.
Scorzonera illirica, Alpinus.
Scorzonera latifolia sinuata, C. Bauhin.
Aucun de ces écrivains n’a songé à faire de la Scorsonère une plante alimentaire. Matthiole et Dodoens conseillaient bien d’en manger la racine, mais comme préservatif contre les poisons et la peste. Cette racine, disaient-ils, possède encore une autre vertu merveilleuse : elle est incomparable pour égayer l’homme, pour chasser la tristesse et les chagrins : elle provoque le rire !
Dalechamps, au XVIe siècle, en parle aussi seulement comme d’une plante médicinale. Clusius, qui a publié en 1571 un ouvrage sur les plantes d’Espagne, reste muet sur la Scorsonère si commune en ce pays. Dans son Histoire des plantes rares (1601) il en donne une description et une excellente figure sur bois, sans parler des fabuleux mérites que les gens de son temps lui reconnaissaient.
Les Napolitains, au XVIe siècle, faisaient confire au sucre les racines d’une Scorsonère à racine tubéreuse, originaire de Sicile, le Scorzonera deliciosa, qu’ils mangeaient pour se garantir de la peste.
Boerhaave, fameux médecin hollandais, qui jouissait d’une réputation européenne, contribua beaucoup à faire connaître la Scorsonère que l’on supposait douée de vertus miraculeuses. Il l’employait contre les maladies hypocondriaques et les obstructions, administrant à ses malades le suc de la racine pris le matin à jeun à la dose de trois onces. La Scorsonère passait encore pour augmenter le lait des nourrices. Alors, dans toute l’Europe, on s’empressa de faire boire aux nourrices l’eau dans laquelle avaient bouilli des racines de Scorsonère.
Avant la découverte de la vaccine, cette plante était aussi un préservatif contre la petite vérole.
La grande similitude de la Scorsonère et du Salsifis, celui-ci plus anciennement cultivé, la fit néanmoins entrer au potager, lorsque sa vogue de plante guérissante fut épuisée.
Olivier de Serres (1600) ne connaissait pas la Scorsonère. L’auteur du Jardinier françois (1651) prétend avoir cultivé un des premiers ce légume en France[337]. Van der Groen, jardinier du Prince d’Orange, qui écrivait son Jardin des Pays-Bas en 1669, dit que les Brabançons mangeaient beaucoup de Scorsonères.
[337] Le Jardinier françois, éd. 1665, p. 113.
La Quintinie (1690) l’estimait « une de nos principales racines, qui est admirable cuite, soit pour le plaisir du goût, soit pour la santé du corps ». En Allemagne sa culture ne serait devenue générale que vers 1770.
Scorsonère signifie simplement écorce noire, et quelques-uns l’appellent ainsi sans qu’il soit besoin de faire intervenir le catalan scorzo, vipère. Clusius écrit scorsonera, comme s’il dérivait ce nom de escorsa, écorce. Il devait être fixé sur les prétendues propriétés de la plante antidote du venin de la vipère, fable propagée par le récit de Matthiole et qui a donné lieu à une fausse étymologie du nom de la Scorsonère. Le vieux français écrivait logiquement escorsonnère.