Histoire des légumes
Légumes-racines
BETTERAVE POTAGÈRE
(Beta vulgaris L. var. rapacea)
Comme plantes alimentaires, les légumes-racines viennent par ordre d’importance après les Céréales et les Légumineuses. Ils forment le fond de l’alimentation populaire dans les pays du Nord de l’Europe, justement appréciés en Pologne, Russie, Suède, Allemagne, Alsace, etc. pour l’abondance des matières nutritives qu’ils contiennent et pour la facilité de leur préparation culinaire : une simple cuisson à l’eau, au four ou sous la cendre.
En France, où l’importance des légumes-racines est moindre, Carottes, Navets, Céleri-Rave, Betteraves et autres tiennent néanmoins une place notable au jardin potager.
La Betterave de table, en particulier, appartient, au point de vue culinaire, à la catégorie des salades d’hiver ; on la mange cuite, découpée en rondelles et associée à la Mâche, à la Barbe de Capucin ou aux Pommes de terre. La Betterave s’emploie encore comme hors-d’œuvre ou comme légume.
Le type spontané des Betteraves, et aussi des Bettes et Poirées à Carde, est la Bette maritime (Beta maritima L.), plante vivace ou bisannuelle de la famille des Chénopodées, quelquefois sous-frutescente, à racine fusiforme, grêle, commune sur les bords de l’Océan et de la Méditerranée, jusqu’à la mer Caspienne, la Perse et l’Inde.
L’influence de la culture et les conditions climatériques différentes ont produit sur cette plante déjà très polymorphe des terrains sablonneux maritimes, des modifications de deux sortes :
1o Beta Cicla : l’accroissement s’est porté sur les feuilles, pétioles et nervures des feuilles, tandis que la racine restait grêle, ce qui a donné naissance aux Bettes et aux Poirées à Cardes.
2o Beta vulgaris var. rapacea : la variation a été limitée à la racine qui est devenue volumineuse, charnue, tendre et sucrée, semblable à celle de la Rave, aussi l’appelle-t-on Betterave, Bette en forme de Rave.
Nous ne parlerons ici que des Betteraves de table chez lesquelles la culture a développé, avec la matière saccharine, les principes colorés. Les Betteraves fourragères et sucrières ont la même origine et ne diffèrent des Betteraves potagères que par certaines qualités spéciales.
La Betterave est sortie des Bettes, plus récemment que les Poirées et par l’intermédiaire de ces variétés déjà améliorées auxquelles de Candolle assigne une antiquité de 4 à 6 siècles avant l’ère chrétienne. Le type primitif de l’espèce, la Bette maritime, est une plante couchée, traçante, à racine fibreuse. Les Poirées, au contraire, ont tous les caractères généraux de la Betterave. La faculté de variation est grande chez cette plante. Carrière a plusieurs fois remarqué dans les cultures de Poirées des pieds à racine principale charnue, plus ou moins renflée ; il estime avec raison que ces individus forment le passage entre les Bettes et les Betteraves[265]. Vilmorin a aussi démontré par ses expériences sur l’amélioration des Betteraves sucrières et fourragères que les modifications acquises deviennent très vite héréditaires.
[265] Revue horticole, 1886, p. 224.
Nous avons dit plus haut que dans l’Antiquité on mangeait beaucoup les feuilles passablement indigestes de la Bette, Teutlon des Grecs, Beta des Latins. Des variétés aux racines quelque peu charnues existaient, puisque Théophraste, Dioscoride et Galien les mentionnent, bien que ce soit seulement pour usage médicinal. On mangeait quelquefois ces racines. Athénée les trouve agréables au goût. Apicius donne des recettes culinaires. Cependant, comme ni Columelle, ni Pline, ni Palladius n’indiquent une culture de Betterave, on peut dire qu’elle a été à peu près inconnue aux Anciens. En somme, la Betterave est un légume moderne. Au XIIIe siècle, Albert le Grand ne mentionne pas cette racine alimentaire. Crescenzi, en Italie, ne la connaît pas non plus.
La Betterave semble originaire de Germanie. De là elle serait venue en Toscane vers le commencement du XVIe siècle, selon le témoignage de Soderini et du Père Agostino del Riccio[266]. Le nom Beta romana, Bette romaine, qui lui est donné par Dodoens, Gérarde, Parkinson, implique l’importation d’Italie dans les autres pays d’Europe de variétés améliorées italiennes.
[266] Targioni, Cenni storici, 1re. éd., p. 64.
Ermolao Barbaro, patriarche de Venise, qui mourut en 1495, auteur d’un Commentaire sur Dioscoride, a probablement parlé le premier des Bettes à racines charnues. Il représente la Betterave comme une racine simple, droite, longue, charnue, douce au goût[267]. Ruellius s’est approprié cette description, ajoutant que cette racine n’est pas désagréable à manger et plaît à quelques-uns[268]. La première édition de l’Histoire des Plantes de Fuchs donne la figure d’une Bette rouge à racine maigre, fibreuse[269]. Une édition française de 1549 signale la Betterave comme un légume encore rare dans son pays d’origine : « La race rouge est cultivée par excellence ès jardins des seigneurs ; car elle n’est pas encore cognue de tous les jardiniers »[270]. L’italien Matthiole, qui écrivait en 1558, est l’auteur qui donne le plus de renseignements sur l’origine de la Betterave :
[267] Ruellius, Dioscoride (1529), p. 124.
[268] De naturâ stirpium (1536), p. 481.
[269] De stirpium (1542), p. 807.
[270] Hist. des plantes (1549), p. 120.
« En Allemagne il y en a de rouges et feuilles et racines lesquelles sont grosses comme des raves et sont si rouges qu’on estimeroit leur jus être du sang. Les Allemands mangent leurs racines en hyver, cuites entre deux cendres : et les dépouillant de leur pelure, petit à petit ils les mangent en salade avec un peu de poivre tout ainsi qu’on fait des carottes et y trouvent meilleur goût qu’aux carottes. Ils en usent aussi avec le rôty les ayans fait un peu cuire et couppé de travers en pièces et mises en composte, y mêlant du reffort sauvage découpé auparavant »[271].
[271] Commentaires, éd. Lyon, 1680, p. 200.
Le point de départ de toutes nos races actuelles se retrouve dans les bois gravés où les botanistes de la Renaissance ont figuré les types de Betteraves connus de leur temps :
I
Beta rubra, Lobel, Matthiole.
— rubra romana, Dodoens.
Rapum alterum, Tragus.
Rapum rubrum, Fuchs.
Beta nigra, Matthiole, Dodoens, etc.
La Bette rouge romaine, à la racine grosse et longue, doit être considérée comme le prototype de la variété actuelle rouge longue, la plus répandue sur les marchés.
II
Beta rubra, Matthiole, Camerarius, Dalechamps.
Matthiole figurait cette première forme améliorée dès 1558. Racine assez volumineuse, napiforme ; ancêtre probable de la variété rouge naine et des races demi-longues.
III
Beta Erythrorhizos, Dodoens, Dalechamps.
Beta rubra radice crassa, J. Bauhin.
Racine globuleuse ; type primitif des sortes rondes, précoces.
IV
Beta quarta radice buxea, Césalpin.
La plus ancienne des variétés à chair jaune. La couleur rouge intense de la chair de la Betterave, plus agréable à l’œil, est aujourd’hui la condition exigée d’une Betterave à salade. Au commencement du XIXe siècle on semble avoir préféré à la cuisine les sortes à chair jaune foncé beaucoup plus sucrées, comme la jaune de Castelnaudary, au moins pour la préparation de la fricassée de Betteraves, peu usitée de nos jours. Les cordons bleus que nous avons consultés ne paraissent pas connaître cet ancien mets dont voici la recette : Coupez les racines cuites en rondelles ; mettez dans une casserole avec du beurre, du Persil, de la Ciboule hachée, un peu d’Ail, une pincée de farine, du sel, du poivre et faites bouillir un quart d’heure.
Le naturaliste Belon, du Mans, assure que les Orientaux faisaient usage de la Betterave au commencement du XVIe siècle : « Les Turcs ont de moult bonnes inventions de confitures en saulmures, qui sont de petite valeur, qu’on vend par les villes de Turquie : car ils confisent les racines des Bettes, qui sont grosses comme les deux poings, dont les unes sont blanches ou jaunâtres, et les autres sont rouges, qui sont celles que plusieurs ont estimé être des Raves, mais cela est faux »[272].
[272] Singularitez, p. 423.
Olivier de Serres (1600) est le premier auteur français qui ait parlé de la Betterave : « Une espèce de pastenade (ancien nom de la Carotte et du Panais) est la betterave ; laquelle nous est venue d’Italie n’a pas longtemps. C’est une racine fort rouge, assés grosse, dont les feuilles sont des bettes et tout cela est bon à manger : le jus que la racine rend en cuisant semble à syrop au sucre, et est très beau à voir pour sa vermeille couleur »[273].
[273] Théâtre d’Agriculture (1re éd.), p. 530.
Claude Mollet, jardinier de Henri IV et de Louis XIII, avait bonne opinion de la Betterave : « C’est une racine grandement excellente ; elle peut servir en fricassée et aussi en salade »[274].
[274] Théâtre des plans et jardinages, p. 147.
Cinquante ans après Olivier de Serres, ce légume était vulgarisé. Les menus du cuisinier La Varenne (1651) montrent la Betterave en fricassée, en hors-d’œuvre et en salade.
En 1629, l’anglais Parkinson connaissait la Betterave rouge romaine ; elle est en usage, dit-il, pour ses feuilles et sa racine qui est de la taille de la plus grande Carotte, très rouge en dedans et en dehors, quelquefois courte comme un Navet, d’autrefois large comme une Rave[275].
[275] Paradisus, p. 488.
Nombreuses sont les variations de la Betterave qui portent sur la forme de la racine, le coloris de la chair et la précocité plus ou moins grande. Vilmorin, dans la 3e éd. de ses Plantes potagères, décrit 17 variétés principales de Betterave de table à chair rouge et 2 variétés à chair jaune. Il nomme, en outre, un grand nombre de races cultivées à l’étranger.
Les plus anciennes variétés françaises sont des sortes fusiformes : la grosse rouge, encore aujourd’hui la principale variété commerciale ; la petite rouge de Castelnaudary, bonne race languedocienne ; on la dit peu cultivée à présent, mais il y a un siècle elle était la première des Betteraves de table ; la Crapaudine, sous-variété de la précédente, à écorce noire et fendillée, encore très goûtée ; la jaune de Castelnaudary, réputée pour sa forte teneur en sucre.
De Combles, en 1749, connaissait trois sortes seulement : la grosse rouge, la rouge de Castelnaudary, la blanche[276] ; vers 1800 les auteurs horticoles n’en citeront pas d’autres.
[276] Ecole du Potager, 1749, t. I, p. 254.
En 1818, on cultivait au jardin de la Société royale d’Horticulture de Londres : rouge grosse de France ; longue rouge, d’origine anglaise ; une rouge naine ; la rouge ronde précoce des Français ; une autre petite Betterave rouge française « singulièrement estimable » ; la rouge de Castelnaudary ; la jaune de Castelnaudary « la plus exquise variété qui puisse être cultivée pour la table ».
Enfin les races hâtives paraissent avec les Betteraves à racine petite, arrondie ou aplatie, végétant en partie hors du sol, particularités physiologiques qui expliquent leur précocité. Pour les usages culinaires, ces racines sont meilleures que les grosses Betteraves ordinaires et préférables pour le potager ; cependant les races à racines longues seront toujours cultivées pour la consommation hivernale.
La rouge ronde précoce, variété à racine arrondie, un peu aplatie, à peine à moitié enterrée, a été obtenue dans les cultures de Tollard aîné en 1810 ; elle n’est pas abandonnée.
Une amélioration des Betteraves rondes précoces amena le type plat, déprimé, en forme de Navet de Milan, dit « égyptien ». En dépit de leur nom, les Betteraves égyptiennes sont d’origine lombarde. La variété Bassano, à racine large, aplatie, à chair sucrée, zonée de blanc et de rose fut une des premières introductions. Poiteau, en 1841, en présentait quelques spécimens à la Société royale d’Horticulture de Paris, issus de graines données par M. Maupoil, horticulteur au Dolo, près Venise, à M. Audot, éditeur horticole. A cette époque la Bassano était abondamment répandue sur tous les marchés de l’Italie du Nord. La Betterave rouge noir plate d’Egypte se montre en 1879. C’est une race extrêmement précoce et peut-être la meilleure des variétés potagères hâtives. Rouge plate de Trévise, également napiforme, est une nouveauté de 1883. Reine des noires, celle-ci piriforme, à chair d’un rouge tellement foncé qu’elle est presque noire, mise au commerce par Vilmorin en 1889. Les Anglais et les Américains ont beaucoup amélioré le type égyptien. Il y a 20 ou 25 ans nous est venue d’Amérique la Betterave Eclipse obtenue par Gregory. C’est une Betterave égyptienne absolument sphérique, dont Sutton’s Globe (1891) est une amélioration.
Les potagers anglais avaient en 1837 : Dwarf red, que nous appelons Betterave rouge de Covent-Garden ; large red qui équivaut à notre grosse rouge et Turnip rooted, c’est-à-dire notre rouge ronde en forme de Navet plat. En 1841 fut introduit Whyte Black, variété à chair presque noire. Plus tard arriva Pine Apple, puis Dell’s Crimson que le Bon Jardinier présente en 1883 comme nouveauté sous le nom de rouge naine de Dell mais connue en Angleterre dès 1869. Dans ces dernières années : Cheltenham green top (1893) et enfin le type Globe très voisin de la Betterave Eclipse, mais encore plus parfait de forme.