Les yeux fermés : $b roman
X
J’ai relu les pages que je viens d’écrire. Si je les publiais, on me reprocherait d’avoir dit, d’abord, que le Guéthary d’autrefois ne ressemblait pas au Guéthary de 1927 et, plus loin, que peu de choses ont changé depuis vingt ans au Pays Basque. Mais je ne fais pas œuvre d’écrivain, et, d’autre part, la contradiction qu’on me reprocherait n’en est pas une. Pour qui connaît le Pays Basque, les apparences ont pu s’y modifier, tout s’est conservé à peu près intact quant au fond. Qu’importent ces cent maisons neuves qui jouent à la borde là où, jadis, on ne comptait que dix villas et deux masures ? A-t-on donné au ciel une autre couleur, à la terre un autre parfum, aux vrais Basques une autre âme ? Ainsi de moi-même, qui ne peux pas juger de ces modifications qu’en apparence le pays a subies. Le souvenir que j’ai de jadis n’a subi, lui, aucun changement. Si je m’interroge sur moi-même, je constate que je suis encore l’homme que j’étais déjà, grâce à ma mère, aux jours de mon adolescence. Sans doute, je me suis enrichi, au moral, au spirituel ; j’ai éprouvé des sentiments plus aigus, des joies et des chagrins moins simples parce que j’apprenais avec le temps, à en avoir conscience. Mais quant au fond, je suis demeuré intact. La guerre, qui a tout bouleversé, j’ignore ce qu’elle eût fait de moi, si elle ne m’avait pas fermé les yeux, à jamais je le crains. Elle m’a seulement poussé davantage dans le sens où j’allais. Ma blessure y aida. Et puis, j’avais rencontré Michelle sur mon chemin. Quand elle fut enfin ma femme, elle fut ma femme comme ma mère avait été ma mère : je les aimai toutes deux avec une fureur égale, sinon pareille. Je dis bien fureur, mais la fureur n’était qu’en moi, je n’en laissai jamais rien éclater au dehors, et ni ma mère ni ma femme n’ont jamais su ce que je cachais. C’est peut-être la cause du drame qui s’achève à cette heure.