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Les yeux fermés : $b roman

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LXXII

J’admire les philosophes que n’a pas surpris, disent-ils, cette course aux plaisirs de toutes sortes qui succéda, presque sans transition, aux contraintes du temps de guerre. Peut-être, si j’avais mes deux yeux, partagerais-je leur scepticisme et leur délectation. Car c’est le propre de l’homme de se juger sévèrement avec volupté en jugeant ses semblables. Mais je me refuse à croire que tout un peuple, malheureux malgré sa victoire parce qu’elle fut trop difficile, ait abdiqué, du jour au lendemain, la dignité morale qui lui fut si aisée pendant les jours affreux. Je suis sûr que tant de cris étouffent des larmes. Il n’est pas possible que cette joie qui nous étourdit soit naturelle. Il n’est pas possible qu’elle soit vraie, et qu’elle dure. La France a un autre visage, que ceux qui ont des yeux peuvent voir. La France a des mains qui étreignent loyalement. La France a une tête et un cœur. Il n’est pas possible qu’elle renie sa majesté de 1914, de 1915, de 1916, de 1917, de 1918. Il n’est pas possible qu’elle oublie les dix-sept cent mille morts auxquels elle doit sa liberté sauvée. Il n’est pas possible qu’elle ignore le nombre des mutilés qui meurent lentement de leur sacrifice. Il n’est pas possible qu’elle n’ait plus ni tête ni cœur. Il n’est pas possible qu’elle ne soit plus la France. Nous avions accepté, nous avions offert de mourir pour elle. Nous avions accepté, nous avions offert de revenir aveugles, déchiquetés, diminués, mourants, pour la sauver encore, s’il le fallait. Nous voulions qu’elle fût notre France. Nous ne voulions pas ce que voient ceux qui ont des yeux. Nous ne voulions pas ce que n’arrêtent point ceux qui ont des bras. Nous ne voulions pas ce que tolèrent ceux qui ont du cœur. Mais nous sommes tous revenus si fatigués, si affamés de paix et de repos, si assoiffés de tendresse, que nous nous sommes endormis, confiants comme des enfants, confiants comme des soldats recrus, confiants comme des hommes las de n’être que des hommes, confiants, confiants…

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