Les yeux fermés : $b roman
XXXVIII
Il était vraiment bien curieux, ce Paris de 1915 ! Dans les rues calmes, où les camions de l’armée roulaient avec fracas en grands seigneurs, les vieillards saluaient les mutilés, et les femmes, d’un sourire, remerciaient les convalescents. Le temps était à la vertu. On pourchassait les jeunes hommes qu’un défaut de bravoure incrustait à l’intérieur. On épiait les visages afin d’y découvrir les stigmates de l’espion. On organisait des quêtes au profit des hôpitaux. Dans la plupart des maisons de commerce, des usines, des administrations, le personnel féminin remplaçait le personnel mobilisé. Chacun faisait part à tout le monde des nouvelles spéciales qu’il avait de la guerre, jugeait les opérations passées, prophétisait des offensives futures. Une ère de franchise s’était ouverte, le 2 août 1914 : tous les mâles de plus de quarante ans, que l’amour du laurier ne tentait pas, avouaient sans honte les secrètes maladies qui les condamnaient à l’inaction et dont ils guérirent miraculeusement le 11 novembre 1918, à onze heures du matin, tous. Des pères absents, les mères tenaient les droits et remplissaient les devoirs. On en vit qui furent étonnantes d’intelligence, d’adresse et de force. Pendant que les soldats en ligne empêchaient l’ennemi d’avancer, les femmes assuraient à l’intérieur du pays la continuité de la vie journalière. D’autres, il est vrai, profitaient de ces heures troubles pour secouer le joug et se livrer à leurs mauvais instincts. Ainsi ma concierge, dont le mari était au front comme fantassin, avait, en avril 1915, abandonné sa loge à qui voudrait la prendre, pour suivre à Marseille le mari de la concierge voisine. Et il paraît que son cas ne fut pas unique. Des veuves d’août 1914 étaient déjà remariées. Un certain relâchement des mœurs se mettait en équilibre avec la dépense d’héroïsme militaire et civil qui se faisait ailleurs. Ce Paris de 1915 était vraiment bien curieux. Pendant trois jours, je le parcourus en tous sens, du matin au soir. Partie avant que je fusse levé, ma mère ne rentrait que pour le dîner : elle donnait tout son temps à l’hôpital. J’avais des loisirs.