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Les yeux fermés : $b roman

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XVI

Étranges démarches de l’amour ! Pendant des années, on a vécu près d’une femme, ignoré d’elle et l’ignorant, on lui a peut-être, sans y faire attention, cédé le trottoir dans une rue étroite ; on l’a peut-être regardée ; on ne l’a pas vue. L’eût-on vue, lui eût-on été présenté, eût-on causé avec elle, on n’eût peut-être conçu pour elle aucun sentiment particulier. Mais qu’on soit devant elle un certain jour plutôt qu’un autre, et tout devient différent ; et il ne faut qu’un petit nombre d’heures pour décider qu’on ne pourra pas vivre sans cette femme et pour s’étonner qu’on ait pu vivre sans elle jusque-là. Telle fut ma très simple aventure en face de Michelle. Elle me semble, en effet, très simple aujourd’hui, après une dizaine d’années ; mais j’en fus émerveillé d’abord, je ne veux pas me le dissimuler ni en rougir. Et pourtant, je ne dois pas dissimuler davantage que je n’ai pas compris tout de suite que cette jeune infirmière, qui s’était intéressée à ma détresse comme elle s’intéressait probablement à la détresse de mes compagnons d’hôpital, serait la femme de ma vie.

A vingt-quatre ans, avec l’éducation que ma mère m’avait donnée, j’étais encore moi-même fort jeune, et plus jeune peut-être que cette infirmière qui n’avait pas vingt ans. Loin de m’endurcir, les dix mois de guerre que je comptais à mon actif comme canonnier dans une batterie de 75, avaient développé ma tendresse latente : ces hommes si volontaires qui supportaient tant de peines, croira-t-on, au seul rapport d’un combattant, qu’ils n’étaient que de pauvres hommes tourmentés des souvenirs les plus doux ? Groupés autour d’un litre de gros vin ou d’un poulet froid apporté par le vaguemestre, ils se guindaient à crâner, à rire : ils pensaient, cependant, à autre chose. Le plus cruel cachait sous sa capote boueuse un cœur pantelant. On a plaisanté de quelques hôpitaux et de quelques infirmières. J’affirme, moi, qu’avant de rêver à des baisers, un blessé ne rêvait que d’une main blanche sur son front. Nos infirmières furent sans rivales. Combien sommes-nous qui leur devons, plus qu’aux chirurgiens, et la vie et le goût de survivre ?

C’est ce que, pour ma part, je dois à Michelle.

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