Les yeux fermés : $b roman
LI
La mémoire des jours heureux est moins fidèle que celle des mauvais jours. Si je désirais rapporter ici tous les détails des deux semaines qui suivirent, je crois que je n’y parviendrais pas. Plus grièvement atteint que lors de ma première blessure, je souffris pourtant moins, parce que j’eus des compensations que je n’avais pas eues. Au cours de ces deux semaines, Michelle se révéla. Dire, selon le cliché consacré, qu’elle m’entoura de soins, serait ne rien dire. Ses soins, elle me les avait donnés sans compter, lors de ma première blessure. Mais j’eus tout de suite l’impression, cette fois, que, loin de se dévouer indistinctement à tous ses blessés, elle me favorisait au détriment des autres. Il me semblait qu’elle ne s’occupait plus que de moi seul. Et moi, loin de m’en réjouir, je m’en affligeais. Trop choyé, je mesurais mieux l’étendue de mon infirmité. Une pudeur me gênait. Peut-être me serais-je élevé contre tant de sollicitude, si Michelle, abandonnant sa réserve de naguère, ne s’était pas mise à me parler de sa famille, de sa mère, de ses deux frères, d’elle-même enfin. Nous avions été sur le pied de la coquetterie, lors de ma première blessure ; nous étions, désormais, tels que deux camarades qui se confient librement l’un à l’autre. Jusqu’à un certain point, toutefois, pour moi comme pour elle : elle et moi, nous dérobions devant des sentiments trop particuliers ; et, devant d’autres, nous n’énoncions que des phrases courtes, retenues. Nous nous découvrions des goûts communs, des aversions pareilles, et singulièrement le même goût de la discrétion et la même aversion de l’emphase. Mais, après ces deux semaines écoulées d’une camaraderie sans familiarité, je m’aperçus que Michelle m’avait nommé Pierre, un jour, à Bordeaux, et depuis ce jour jamais.