Les yeux fermés : $b roman
XXXII
Il est bien difficile de construire la courbe d’une aventure sentimentale. A distance, des faits qui avaient passé inaperçus prennent de l’importance, et d’autres, dont on pensa sur le moment qu’ils étaient considérables, on les oublie ou on les relègue à leur place, qui est petite. Même avec le désir d’être sincère, on a malgré soi tendance, sinon à arranger les faits, du moins à les présenter dans un ordre logique dont la vraisemblance n’est pas indiscutable. A ce point de mon récit, il me plairait, pour mon amour-propre, de dérouler, comme un beau ruban, l’irrésistible enchaînement de ma passion. La vérité m’oblige à brider le lyrisme. Dans un roman, l’auteur me promènerait, à côté de mon infirmière, sur la jetée de Saint-Jean-de-Luz ou dans la campagne basque. Il aurait là matière à d’agréables descriptions et je deviendrais un personnage très intéressant. Mais ma convalescence fut moins romanesque. Quand je pus sortir de l’hôpital, j’en sortis seul. Michelle ne m’accompagna ni sur la jetée, ni chez le libraire, ni chez le tailleur où je voulais me commander un uniforme de l’étoffe nouvelle qui allait être pour la France le symbole de sa morale de guerre et, pour les combattants, le symbole aussi d’une ironie atroce. En 1915, toutefois, on n’osait pas trop douter que le bleu d’horizon ne dût tenir ses promesses. Michelle n’en doutait pas. Elle approuvait que la France habillât son armée aux couleurs de son ciel. J’étais du même avis. Mais je regrettais un peu mon ancienne tenue sombre d’artilleur. Et je le dis à Michelle. Elle répondit :
— Vous laisserez ici votre vieille défroque et vos vieilles idées. C’est un homme tout neuf qui repartira pour le front, quand on vous y renverra.
Avait-elle deviné, — comme ma mère, et bien que j’eusse toujours observé la plus stricte correction, — que je l’aimais ? Un garçon plus hardi que moi n’eût pas manqué de le lui demander. Je ne lui demandai rien. Prêt à sortir pour la promenade, je sortis. On me regardait, à cause de mon bras en écharpe et de ma médaille au ruban jaune. Je me raidissais, comme si ma blessure me fût un titre de gloire. Mais j’aurais préféré me promener avec Michelle : je suis persuadé qu’alors je n’aurais pas remarqué qu’on me regardait. Ah ! jeunesse !