Les yeux fermés : $b roman
XLVIII
Et Michelle ? Je ne voulais pas davantage penser à Michelle. J’étais aveugle. Plus : j’étais défiguré.
— Presque pas, déclarait l’infirmière, maternelle.
Mais je ne pouvais pas encore toucher de mes doigts mes cicatrices trop fraîches, et je m’imaginais moins épargné que je ne le fus en réalité. J’ai des cicatrices, en effet, au-dessus de l’œil droit, qui a été arraché, à la joue droite aussi ; mais elles ne sont pas horribles, puisque Michelle m’interdit de porter un bandeau. Sur le coup, je me croyais défiguré comme tant de soldats que j’avais vus avant de ne plus rien voir. Et c’est pourquoi, sans révolte d’ailleurs, j’avais, dès mes premières heures de lucidité, renoncé pour toujours à Michelle. Quel espoir pouvais-je garder de la conquérir, quand, valide, j’avais si mal réussi ? Mais, tout en ne voulant plus penser à elle, je ne pensais en quelque sorte que par elle, sans le savoir. D’où me venait, en effet, sinon d’elle aussi, cette soif d’héroïsme abstrait qui m’empêchait d’appeler au secours ma mère pour ne pas entraver son bonheur naissant ? Saisissons-nous d’emblée les motifs confus de nos actes et de nos pensées ? Je ne voulais plus penser à Michelle, mais, sans en avoir conscience, je voulais agir et penser comme elle l’eût fait elle-même, ou comme elle eût approuvé que je le fisse. Servir, se dévouer : elle m’avait appris la rude noblesse de ces verbes français. Ainsi ma mère m’avait appris plus longuement la grandeur sereine de l’indulgence. A cause de l’une et de l’autre, j’étais reparti pour la ligne de feu avant l’heure qu’on m’avait fixée. A cause de Michelle que je désirais conquérir, je désirais mériter son estime mieux que par les misères de mes blessures. Hélas ! je revenais aveugle et défiguré, infirme, assuré de ne plus jamais pouvoir la contraindre d’entendre cet aveu de mon amour qu’elle avait arrêté sur mes lèvres, lorsque je tenais l’occasion de ne pas me taire. Mais j’ignorais que je ne connaissais rien de l’amour, et des femmes, et de Michelle.