Les yeux fermés : $b roman
VII
Un fils ne fait pas un tel aveu sans émotion : ma mère était jolie. Faut-il en dire davantage pour l’excuser ? Mais ai-je besoin d’excuser ma mère ? On pourrait lui prêter des faiblesses qu’elle n’eut pas, peut-être des coquetteries, voire des légèretés. On la trahirait. Et quant à moi, comment n’aurait-on pas le droit de me juger ? Car j’aimai ma mère, dès l’enfance, avec une tendresse totale et, de son côté, elle me couvait ardemment. J’ai connu depuis qu’il y a des femmes dont il est juste de relever qu’elles sont plutôt mères qu’épouses. D’autres se montrent différentes et semblent porter partout le regret d’avoir un enfant qui exige sa part d’affection. Ma mère, elle, ne m’a jamais compté les caresses. Je les recevais comme la chose la plus naturelle du monde, mais sans égoïsme, sinon sans quiétude. De mon père, je n’eus pas à être jaloux ; de quoi je pus conclure, quand je devins capable d’observer, qu’il n’avait pas su rendre ma mère heureuse. Mais, à mesure que je grandissais, je sentais — les enfants ont de ces intuitions — que ma tendresse ne suffirait peut-être pas toujours à me valoir en retour celle de ma mère. J’aurais préféré que mon père eût pour elle plus d’attentions, moins d’indifférence apparente, qu’il se libérât un peu d’une dignité perpétuelle qui nous glaçait, ma mère et moi, et qui, peut-être aussi, n’était qu’empruntée. Tant d’hommes craignent de se diminuer, s’ils n’ont pas, même en famille, un air de réserve qui impose ! Peut-être. J’ai maintes restrictions à glisser sans cesse dans tout ce que je dis. Qui oserait affirmer ou nier en de semblables matières ? La vérité n’est pas d’une seule pièce. Mille nuances lui donnent un visage plus humain. Je ne voudrais rien reprocher à mon père ; mais peut-être n’est-ce pas ma faute, si je n’ai pas su lui garder un souvenir moins tiède. Longtemps je lui ai tenu rancune de n’avoir pas rendu ma mère heureuse. Ma rancune s’est apaisée. Tout s’apaise. De loin, je souris à ces jours de mon adolescence où j’étais en secret si content d’occuper seul le cœur de ma mère.