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Les yeux fermés : $b roman

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A ÉDOUARD ESTAUNIÉ

I

Qui chante son mal, l’enchante. Où ai-je lu cette phrase ? Je ne sais plus. Et je ne peux pas chercher. Il me faudrait mes yeux de jadis. C’est une de mes tortures. Je m’y suis mal habitué. Jadis, je n’avais pas de meilleure joie : à la moindre défaillance de ma mémoire, au moindre doute, je recourais à mes dictionnaires. J’en avais une assez belle collection, où ma curiosité toujours en éveil trouvait une nourriture généreuse. Ils faisaient le désespoir de ma pauvre maman, parce qu’ils menaçaient d’encombrer la maison. Quels cris d’effroi bien simulé, il m’en souvient avec douceur, quand, vers 1910, je rapportai la dernière édition du Moreri ! Mais quelle volupté, pour un garçon de dix-huit ans, à découvrir Bayle ! Et je mentirais, si je reniais les heures que j’ai passées à feuilleter les divers Larousse, jusqu’au plus modeste. Mes chers dictionnaires ! S’ils ne me suffisaient pas, j’allais à la Bibliothèque Nationale. Mon plaisir, plus profond, commençait sur le seuil de la Salle de Travail. Sitôt entré, je prenais, d’un long regard, possession de la halle immense où la lumière était si faible en décembre et, en juillet, la fraîcheur si savoureuse. Tables, fauteuils, pupitres pliants, le bureau des bibliothécaires au fond et l’allée qui conduit vers eux, étudiants et vieillards penchés en vis-à-vis sur leurs papiers et leurs livres, un gardien qui remet à sa place un tome de La Grande Encyclopédie mal rangé, les casiers des catalogues en fiches, le coin de la Réserve, celui des périodiques, je revois tout. Il paraît que, depuis la guerre, on a donné aux travailleurs l’éclairage électrique ; ainsi leur est-il permis de travailler plus longtemps en hiver et sans se fatiguer les yeux. Si seulement je pouvais craindre encore de me fatiguer les yeux ! Mais je ne peux plus aller à la Bibliothèque Nationale : je ne sors plus de chez moi, si quelqu’un ne m’accompagne. Je n’ouvre plus moi-même un dictionnaire. Telle est ma noire servitude : je suis aveugle. Et qui me dira, ce soir, où j’ai lu qu’à chanter son mal on l’enchante ?

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