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Les yeux fermés : $b roman

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LXXVIII

Nous sommes tous revenus de la guerre si fatigués, si affamés de paix et de repos, si assoiffés de tendresse, que nous nous sommes endormis, confiants comme des enfants, confiants comme des soldats recrus, confiants comme des hommes las de n’être que des hommes, confiants, confiants. Ainsi, après la catastrophe, Desdémone rêvait seulement de s’endormir. C’est humain. Mais, pendant que nous nous endormions, d’autres se réveillaient de la contrainte où les avait enfermés la guerre. Quand nous nous sommes réveillés à notre tour, avec un peu de retard, il nous sembla qu’on nous avait transportés dans un monde nouveau. Nous dûmes nous y acclimater. Ce ne fut pas sans heurts. Chaque dimanche, une commune inaugurait son monument aux morts. Cela, dans l’après-midi ou la matinée. Le soir, les salles de danse et de cinéma refusaient des clients à leurs portes. On se plaignait que les villes fussent trop petites pour contenir la cohue des étrangers qui les envahissaient. Ici, sur la côte basque, on entendit toutes les langues de l’univers couvrir de leurs raucités impérieuses la modestie de la langue française. Notre monnaie s’avilit devant des ordres venus de partout. L’âpreté déchaînée des marchands nous enleva nos billets de banque comme un coup de vent emporte une poignée de confetti. Le Parlement qui nous gouverne regardait et parlait. Cependant, la misère menaçait de ruiner la France, qui poussait jusqu’à la vergogne la pudeur de sa victoire ensanglantée. Des mutilés, chargés de famille et nourris de façon dérisoire, furent réduits au suicide. Le franc valait quatre sous. On crut qu’il tomberait à un centime. Mais on se ruait avec allégresse au fox-trot avant de succomber à la tentation du charleston, qu’on nommait jadis, à voix basse, danse de Saint-Guy, et l’on sifflait, dans tous les coins de France, les chansons lancées du haut des tréteaux par Maurice Chevalier. Nous, nous avions chanté La Marseillaise et La Madelon. A trente ans, nous faisions figure de vieillards.

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