Les yeux fermés : $b roman
LIII
Notre très douce camaraderie pouvait-elle durer ? Michelle me dit, un jour :
— Maman vous invite à prendre le thé, ce soir, à la villa. Ne voulez-vous pas connaître ma maison ?
Michelle était toute dans cette phrase qui, proférée par une autre, n’eût été que sans délicatesse à l’endroit d’un aveugle ; mais Michelle me guidant avait le droit d’affirmer qu’elle me ferait connaître sa maison. Je la connaissais déjà par maint entretien. La couleur des volets et du portail de bois, le dessin du jardin et les fleurs qui le rehaussaient, l’ameublement du large vestibule ouvert sur la baie de Saint-Jean-de-Luz, le petit salon de Michelle, au deuxième étage, d’où l’on apercevait le fort de Socoa pourvu qu’on se penchât un peu, je connaissais tout cela, depuis mon retour. Mais que Michelle, avec l’assentiment de sa mère, m’y menât, j’en avais le cœur qui battait : ne me prouvait-on pas qu’on ne me considérait plus comme un blessé parmi les blessés ? La journée était chaude. Sur le pont de Ciboure, le soleil tapait dur, et une odeur de poussière et de marée ajoutait à mon malaise.
— Nous trouverons de la brise, là-haut, me dit Michelle.
Elle avait la gentillesse de n’attribuer ma gêne qu’à des causes extérieures. Assis à sa gauche dans la voiture, je n’avais pas envie de parler. Je redoutais de cette promenade et de cette visite je ne sais quelles conséquences fâcheuses. Je craignais de commettre quelque maladresse qui indisposerait la mère de Michelle, après quoi la maison qui s’ouvrait me serait à jamais fermée. J’étais maussade. Comme si elle suivait le cours de mes pensées, Michelle me dit :
— Nous n’avons invité personne, je vous en préviens. Il n’y aura que maman et moi.
Mais c’était peut-être ce qui m’effrayait le plus. Car, si je connaissais enfin mieux Michelle, je ne connaissais presque pas sa mère.