Les yeux fermés : $b roman
XLVI
Cette infirmière, qui était veuve depuis une dizaine d’années, avait ses trois fils sur le front. A chacun d’eux elle écrivait tous les jours une lettre, et elle en recevait une, à peu près tous les jours, de chacun d’eux. Elle m’avait proposé d’écrire à ma mère, sans lui dire toute la vérité. — « Pas encore », avais-je répondu en la remerciant. Et elle s’était presque fâchée de mon refus, où je persistais. Mais, après avoir lu ce que m’envoyait ma mère, elle me plaignit. Ce fut la pitié de cette femme qui, me fouettant, me sauva d’un désespoir trop naturel.
— Je vous en supplie, lui dis-je, laissez-moi seul.
Elle me laissa. Mais je sentais son regard fixé sur moi, et ce m’était une sensation atroce. Je sentais aussi, et par-dessus tout, que je n’aurais pas supporté de voir son regard. Que quelqu’un pût juger ma mère sans tenir compte des circonstances atténuantes, je ne l’admettais pas. Ah ! que m’importait ma blessure, et qu’elle fût de celles que rien ne guérira ! Mais l’autre, l’autre, l’intime, la secrète, je me révoltais à la pensée que cette infirmière l’eût découverte. Veuve depuis une dizaine d’années, comment cette infirmière ne jugerait-elle pas avec sévérité ma mère chérie qui parlait de se remarier ? Car voilà ce que cette infirmière avait lu avant moi, pour moi, voilà ce que ma mère répondait à ma lettre si triste : comprenant, non point ce que j’avais compris, mais que depuis la guerre, et surtout depuis mon séjour à l’hôpital de Saint-Jean-de-Luz, je m’éloignais d’elle de plus en plus ; comprenant qu’elle n’avait aucune raison de lutter contre une jeune fille qui m’éloignait d’elle avant de nous séparer tout à fait ; comprenant que l’avenir se présentait devant elle sous des couleurs trop sombres, ma mère m’annonçait ce qu’elle eût peut-être hésité à m’annoncer, ce à quoi elle ne se fût peut-être jamais résolue, si mon brusque départ pour le front ne lui démontrait pas mon détachement volontaire ; ma mère m’annonçait qu’elle allait se remarier. J’épuisais la coupe.
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