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Les yeux fermés : $b roman

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XX

En 1915, nous ne gardions qu’un souvenir morose de ces jours qui sont devenus prodigieux. En 1915, l’existence d’un artilleur de 75 était lente, sans gloire, et pleine d’embûches. Nous nous étions construit des abris avec des rondins, de la paille, de vieilles caisses et du fil de fer : un obus de 105 y pénétrait comme un couteau pointu pénètre dans un bol de lait, et les Allemands nous envoyaient souvent du 210. Usinés par des fils de notaires que le courage n’étouffait pas et vendus à l’État par d’habiles financiers qui aimaient mieux l’argent que notre sécurité, nos obus à nous faisaient explosion dans nos canons avant d’en sortir. Le 15 mai, le jour où l’attaque d’Artois se déclencha, il restait à ma batterie une pièce, la mienne. Condamnés à mort par l’ennemi et par nos fournisseurs, nous demeurions en ligne sans connaître les joies de la relève et du repos au cantonnement dont nos camarades les fantassins étaient du moins gratifiés : existence épuisante que n’amélioraient pas une nourriture toujours froide et la fatigue des ravitaillements nocturnes. Après un an de campagne, on aurait compté sans peine les artilleurs qui pouvaient se vanter d’avoir aperçu des Allemands, et c’est une épreuve dure pour un homme que de voir tomber autour de lui ses compagnons en rendant des coups sans savoir s’ils portent.

Combien de fois n’ai-je pas envié le sort des fantassins ! Ils couraient des dangers plus divers et plus serrés que les nôtres, et des heures plus terribles les guettaient ; mais ils n’avaient pas, à toutes les heures, cette perpétuelle, cette lancinante impression de n’être qu’un aveugle instrument de mort, lui-même aveuglément menacé. Cependant, toute la sympathie des gens de l’arrière s’est concentrée sur les fantassins, que l’on croyait plus dignes de commisération, et ma mère m’a souvent écrit qu’elle se réjouissait que je fusse artilleur. Elle se flattait que je lui reviendrais, disait-elle, sans trophées glorieux peut-être, mais vivant. J’avoue que je ne l’ai jamais tirée de son illusion. Ma dernière blessure l’a mieux instruite. A ma première, qui d’emblée ne lui parut pas trop grave, elle se félicita de m’avoir empêché de passer dans l’infanterie. Michelle, de son côté, se contentait de hocher la tête : artilleurs, fantassins, elle nous admirait et nous plaignait tous également.

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