Les yeux fermés : $b roman
XCV
Michelle, Michelle aimée, ma chère Michelle, tu ne liras pas ces pages. N’importe ! Je m’adresse à toi comme si tu devais me lire. Michelle, je viens de consigner, dans mes feuillets douloureux, des choses pénibles et le fond même de ma peine. Je ne suis peut-être que la victime de mon imagination. Je te supplie de ne pas me condamner. Je fus, je suis très malheureux. Rappelle-toi, Michelle. Rappelle-toi l’artilleur blessé pour qui tu fus, à l’hôpital de Saint-Jean-de-Luz, quand il avait le bras brisé, une infirmière compatissante. C’est sur tes yeux que son regard s’est posé, lorsqu’il reprit l’usage de ses sens. C’est peut-être à cause de tes yeux qu’il t’aima tout de suite. Et lorsqu’il t’aima, Michelle, ma chère Michelle, parce qu’il est timide, ce fier soldat que tu admirais, il n’osa plus te regarder. Maladroit que je fus ! Je n’osais plus te regarder. Un matin, j’ai osé regarder furtivement tes mains : j’y cherchais une bague qui avait tourmenté ma nuit. Un autre jour, ici, dans le vestibule de cette maison qui est devenue notre maison, comme je repartais pour la bataille à cause de toi qui me dédaignais, j’ai voulu revoir tes yeux que je n’avais vus qu’une fois. Tu ne me dédaignais plus, je l’ai compris : mais tu détournas la tête, et je n’ai pas revu tes yeux. Michelle, Michelle aimée, ma chère Michelle, je n’ai jamais revu tes yeux. Songe à cela, si tu songeais à me condamner. Quand je me penche sur toi, sans regard, mais le front tendu comme si je devais te voir quand même, songe, Michelle, que je ne vois ni ta tristesse, ni ton contentement, ni ton amour, ni ton appréhension peut-être, que sais-je ! Songe, Michelle, que je ne vois rien, que je n’ai rien vu depuis que tu m’as permis de t’aimer, et que je ne verrai rien jamais, jamais. C’est tout mon crime.