Les yeux fermés : $b roman
LXVI
Voilà dix ans déjà que ces heures délicieuses m’ont été accordées. Le livre que Michelle espérait que je composerais, je ne l’ai pas encore composé. Je me suis laissé tenter par plusieurs sujets. Je n’ai amassé que des centaines et des centaines de fiches, qui me serviront peut-être un jour, mais qui dorment dans les cartons de ma bibliothèque. Je n’ai pas encore osé me risquer à en tirer les ouvrages que je rêvai d’écrire. J’ai rêvé d’écrire une Vie de Socrate, et j’en ai assemblé les éléments nécessaires. Mais les hommes du pays où je me suis fixé appelaient ma sympathie : j’ai rêvé d’écrire la vie et les aventures de Pellot, corsaire basque. Ce me fut matière à conversations avec des Labourdins qui se souvinrent pour moi d’histoires entendues au temps de leur enfance. Chemin faisant, je m’avisai que, dans ce même coin de terre, sont nés trois personnages fort différents qui ont eu, tous trois, une influence capitale sur le progrès du catholicisme : Ignace de Loyola, François de Xavier, et Duvergier de Hauranne, le janséniste, qui n’est pas le moins curieux des trois. Puis, après la guerre, à la suite de Pierre Louÿs, dont l’hypothèse touchant la collaboration mystérieuse de Molière et de Corneille avait bouleversé le monde transi des amateurs de littérature, j’entrepris de retrouver les origines du Cid, de Polyeucte, de Cinna, de Rodogune, toutes œuvres dont Corneille conçut le dessein, non pas au hasard de son imagination fertile, mais pour des raisons contemporaines, politiques ou sentimentales. Ces questions n’émeuvent pas la foule, évidemment, quand elles passionnent ceux qui veulent les résoudre. Mais quels champs de recherches pour ceux-ci ! Quelle mine, au vrai sens du mot, ouverte devant mes pas ! J’avançais à tâtons, guidé par les yeux de Michelle. Et Michelle semblait bien n’éprouver aucune crainte dans cette obscurité où nous tâchions de nous frayer un passage. Mais qui me dira si elle ne tournait pas quelquefois ses regards vers la fenêtre ?